Avec plein de chiffres dedans.

Préambule.

Un de mes collègues externes, une fois, au tout début d’un stage de gynéco, perplexe devant un dossier, avait demandé à voix haute et devant témoins, le malheureux :  « C’est quoi un gopo ? »
Ouille.
Un gopo, mon ami, c’est un truc qui fait, si j’en crois les sourires gourmands de l’assistance, que tu vas finir sous peu immortalisé sur les murs de l’internat, parmi d’autres grands crus des années précédentes.
C’est pas gopo, triple buse, c’est G0 P0. Gzéro Pzéro.
Pour les murs de l’internat, ça n’avait pas loupé. Au marqueur vert, juste à côté de :
« L’EXTERNE, A UN PATIENT ADMIS POUR ENUCLEATION : « MONSIEUR, VOUS PERMETTEZ QUE JE JETTE UN OEIL ? »  » (oui, la mienne, moi aussi j’ai eu droit au mur de la gloire…).

Bref, G0P0, ça veut dire d’une femme qu’elle a eu zéro grossesses et zéro enfants.

Exerçons nous ensemble :
– Une femme qui a fait une fausse couche avant son premier enfant, elle est G2P1. Dans le dossier médical, on écrit : « Mme Norbert, G2P1 ».
– Une femme qui a eu deux grossesses, une fille d’abord et des jumeaux ensuite, elle est G2P3.
– Une femme G0P1, elle a un médecin nul en maths. (Ou alors elle s’appelle Marie, et elle a vécu il y a trop longtemps pour qu’on la traite de G0P1. )

Maintenant que vous maîtrisez les bases, je peux lancer mon histoire pour grandes personnes avec plein de chiffres dedans, avec la phrase tonitruante que j’aurais volontiers mise en tout début de post pour aguicher le lecteur, s’il ne m’avait fallu planter (longuement, certes) le décor avant.
Tenez vous bien, l’histoire commence comme ça :

Histoire.

Quand j’étais externe en gynéco, dans la banlieue merdique d’une région déjà raisonnablement défavorisée, j’ai suivi une patiente G25P17.

Rien que ça.
Si vous êtes du genre difficilement impressionnable, je vous la refais en plus corsée.

Quand j’étais externe en gynéco, dans la banlieue merdique d’une région déjà raisonnablement défavorisée, j’ai suivi une patiente de 38 ans G25P17.

( « Les histoires d’une jeune généraliste, brutes et non romancées » , hein, je rappelle…)

Amusons nous avec un peu d’arithmétique.
Au premier coup d’œil, à la louche, on se dit qu’elle a commencé à 38-25= 13 ans, pour ne plus jamais devoir s’arrêter.
Médisants que vous êtes.
D’abord, je vous signale qu’une grossesse, c’est pas 12 mais 9 mois. Ce qui nous ramène, si on fait un peu d’efforts pour enchaîner correctement, à 18,75 années de grossesse, soit un début à 19,25 ans.
Sans compter que 25-17=8, soit 8 grossesses interrompues avant terme, qui s’échelonnaient chez elle entre 4 et 7 mois. En arrondissant à 6, pour faire simple, on arrive à 16,75 années de grossesse.
Ce qui ne fait jamais que 44% de sa vie enceinte.

Parmi les 17 enfants :
– 6 étaient placés en famille d’accueil
– 2 étaient morts à la naissance
– 5 étaient morts dans la petite enfance, de, si l’on en croyait son dossier, « Mort subite du nourrisson », dont deux au-delà de 3 ans. C’est déjà du bon gros nourrisson, à 3 ans, hein.
– ce qui nous en fait 4 à la maison, ce qui reste somme toute raisonnable pour les allocs.

Parce que vous pourriez me soupçonner d’enjoliver, je rajouterai qu’on avait perdu le compte des pères à partir de 9, et la fratrie comportait 3 Dylan, 2 Ryan et 2 Mohammed.
Parce que quand un enfant mourait, on appelait le suivant pareil, c’était plus pratique.
Ryan 1, Ryan 2, Ryan 3.
Et puis des beaux prénoms comme Ryan, les laisser perdre, ce serait gâché.

Elle m’avait raconté, une fois, que c’était sa réputation de fertilité débordante (j’avoue…) qui lui valait ses multiples conquêtes.
Ca et sa réputation de « faiseuse de mecs ».
« Moi jleur dis, aux hommes, jleur dis viens, je fais des mecs, moi, tu vas voir, jte ferai un mec »
Effectivement, on ne peut pas lui enlever ça, elle savait faire des mecs.

Parce que sinon ce serait pas suffisamment rigolo, elle était de rhésus négatif, elle fumait ses 2 paquets de sans filtres par jour, elle était hypertendue.
Et évidemment, ses grossesses n’étaient pas suivies.
On la voyait une première fois vers 6 mois, quand elle saignait, et puis une fois vers 8 mois, quand elle saignait la rage ou que le bébé était mort.
C’était la femme la plus allo-immunisée du monde. Les complications s’enchaînaient et s’entraînaient les unes les autres. On ne savait plus qui de la poule ou de l’œuf, c’était le plus beau cercle vicieux de complications que j’aie jamais vu.

Là, elle venait parce qu’elle saignait.
Genre la rage.
Genre le bébé allait mourir, mais ça on le savait déjà, mais ce coup-ci elle probablement aussi.

Avant de sortir contre avis médical, elle a essayé de faire croire qu’elle ne saignait plus en planquant les caillots de sang qu’elle perdait dans un sac poubelle dans l’armoire de sa chambre.
Non non, j’ai pas saigné, elle disait.
C’est la femme de ménage qui était venue nous trouver un matin, blême.

Elle est revenue 2 mois après, avec son bébé mort dans le ventre.
« Je crois qu’il est mort, elle a dit, je le sens plus depuis 5 bonnes semaines ».

Il a fallu extraire le bébé par césarienne, je ne sais plus pourquoi au juste. Ballet de complications, tout ça.
Et on s’est retrouvés, avec nos masques et nos scalpels, devant son utérus, son enfant mort, et, bien roses et joufflues, de chaque côté, ses deux jolies trompes.
Ça nous a traversé la tête, à tous.
Oups, j’ai trébuché, c’est bête, hein. Oui, deux fois, oui, j’ai trébuché deux fois, ça arrive, le sol était glissant.

Ca nous a traversé la tête, à tous, on s’est regardés, on a haussé les épaules et on a refermé.
A la prochaine.