Donc, on est sept.
Et aujourd’hui, un gentil chef vient nous chercher sans sembler se désespérer plus que ça qu’on soit mardi.
Il va nous faire écouter les poumons de M Martin, qui a 80 ans, et des sous-crépitants très représentatifs du monde hospitalier.

On arrive en troupeau dans la chambre, le chef nous présente et demande au patient s’il peut nous faire écouter ses poumons. Il accepte bien volontiers, il dit que s’il peut servir à quelque chose et qu’il faut bien former la nouvelle génération. Sourire.

On se relaie donc autour de M Martin.
Deux pour l’aider à se tenir assis, deux qui écoutent ; les stéthoscopes se croisent sur les champs pulmonaires hospitaliers.
Mes collègues passent, posent le stétho, froncent les sourcils, puis leurs visages s’éclairent et ils font oui de la tête silencieusement au chef de service.
A la fin du deuxième passage, même si on l’aide à se tenir, M Martin commence à accuser un peu le coup, ça lui fait mal d’être assis.

C’est mon tour.
Je pose le stétho.
Poser le stétho. Je pose le stétho, là, voilà. Et puis en face, bien symétrique, comme on m’a appris. Et puis je descends. Un coup à gauche, un coup à droite, bien symétrique.
Bon, j’entends rien. Il respire, quoi, ça fait un bruit de respiration, mais voilà.
J’entends rien j’entends rien, mais pourquoi j’entends rien ?
Bon, prends l’air concentrée. Tu fronces les sourcils comme les autres. Mais qu’est ce qu’ils ont entendu, les autres ??
Bordel, mais pourquoi de nom de dieu j’entends rien ?
Fronce les sourcils, fronce !
Ca fait combien de temps que j’écoute, là ? Il va nous crever dans les bras si ça continue.
A gauche, à droite, à gauche, j’entends rien j’entends rien j’entends rien.
Et merde, et l’autre d’en face qui fait oui de la tête, il a entendu ce salaud. Qu’est ce que je fais ? Qu’est ce que je fais ? Je vais quand même pas rester là pour le tour d’après !

Mon visage s’éclaire et je fais oui de la tête en regardant le chef de service. Bien droit dans ses yeux. Toc. Dans les miens, je mets tout ce que je peux d’illumination et de reconnaissante compréhension. Dans mes yeux, j’affiche en majuscules : « Ah ah ! C’est donc ça un sous-crépitant ! »

Hin hin.

Et c’est comme ça à chaque fois, pendant longtemps. A force, on anticipe, et le disque se met en route avant même qu’on ait commencé.
Je vais rien entendre je vais rien entendre je vais rien entendre.
On apprend à faire avec les questions des chefs. On noie le poisson, on esquive, on anguille.
Bien forcé…
– « Aloooors ? Qu’est ce que tu en penses ?  »
Bin écoute j’en pense que ce monsieur n’a pas de coeur, et qu’il me fixe en souriant, alors c’est louche quand même. J’en pense que s’il fallait écouter ce que j’entends, le seul conseil sensé que j’aurais à donner serait de partir de cette chambre en courant et de chercher ce qu’on a comme crucifix.

Et puis un jour…
Bon, inspiration, expiration, c’est bien, ça, bravo monsieur, bravo mes oreilles. A droite maintenant… Oh merde et voilà, ça recommence, comme d’hab, j’entends rien. J’entends ENCORE rien ! Et puis vraiment RIEN, hein, ce coup-ci. Mais putain mais comment on peut être aussi mauvaise ? Pourquoi un coup j’entends et un coup j’entends pas ? J’ai mal mis mon stétho ? Je suis trop bas ? Bin non, non, je suis bien au bon endroit, bien en face, pis j’entends pas. Je suis nuuuuuuuuuuuuulle. Je suis nullenullenullenulle.

– « Alooooors ? Qu’est ce que tu en penses ? »
Je pense que je vais arrêter médecine et faire dresseuse d’ours. J’en pense rien. Voilà.
Air décu du chef. « Bon, c’est pas grave. Il y avait une diminution du murmure vésiculaire à droite« .
Il y a une diminution du murmure vésiculaire à droite ???
Il y a une diminution du murmure vésiculaire à droite !!!
C’est ça qu’y fallait entendre ! Y fallait entendre qu’y fallait pas entendre ! J’ai entendu qu’on entendait pas à droite !!! Mais c’est ça ?? C’est tout ? Y suffit d’écouter en fait ?

Bin voui, c’est tout, il suffit d’écouter. Et de penser à écouter ce qu’on écoute. Et pas à froncer les sourcils. S’ouvrir à la sensation, mettre ses pensées dans ses oreilles et pas sur un disque rayé.
Et après, croire ce qu’on entend.
Fastoche.

Et c’est la même chose pour plein de trucs. Arrêter d’essayer d’avoir l’air d’un pro et d’imiter l’interne en chiiiiruuuuurgiiiiiie qui fait rouler ses doigts sur le ventre, et essayer de se concentrer sur ce qu’on sent au bout de ses doigts, par exemple.

Après, une fois l’illumination arrivée, faut pas croire, ça repart parfois.
Parce qu’on n’a jamais entendu un truc pareil. Parce qu’on pense à autre chose. Parce qu’on se demande tout en écoutant si il va falloir un scanner abdo. Parce que c’est dur, de rester concentré tout le temps.
Et puis aussi parce que la machine humaine et ses transmetteurs ne sont pas infailibles.

J’ai eu un chef, en pédiatrie, qui entendait des crépitants dans les poumons de tous les bébés. Tous. Ou quasi, allez.
Au début j’ai encore cru que c’était moi qui n’entendais pas.
Ensuite, je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule.
Sur les dossiers, c’était rigolo : lundi, tour du chef : crépitants crépitants crépitants crépitants.
Mardi, tour d’un autre : auscultation normale auscultation normale auscultation normale auscultation normale.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si ce type était Jeanne d’Arc ou the Sentinel.

Parce que oui, on peut être mis sous antibios un lundi alors que le chef du mardi n’aurait pas fait la même chose.
C’est ça aussi, la découverte du monde hospitalier.

6 Réponses à “Toc toc toc (Cheptel, suite)”

  1. Anonymous Dit:

    J’ai découvert ce blog depuis peu et si j’avais du talent… j’aurais écrit la même chose chère consoeur !
    Merci car je n’ai pas l’impression d’être E.T à avoir ressenti l’externat et l’internat (surtout es gardes de pédiatrie !)de cette façon.
    Continuez, je me régale !
    Doclili

  2. Stephanie Dit:

    Tiens, ça me rappelle la sémio :)

    Et surtout la cardio. Ou que j’entendais rien. Mais que je le disais. Je crois que je suis passée pour une grande débile dans ce service :/ Pas ma faute si je suis dure d’oreille quoi !

    TV : et là, tu le sens le col ? Ben non… Regard dépité de l’interne, regard angoissée de la dame, réponse de l’interne : « vous inquiétez pas madame, elle sait pas faire, c’est tout »

    Ego personnel : pulvérisé.

    Mais bon, j’évite de mentir (sauf à la visite du patron, ou devant les patients, maintenant, surtout en garde), parce que sinon, je vais jamais y arriver :/

    courage ! ;)

  3. Marie Dit:

    Ouah la star : c’est pas moi qui le dit c’est « Le concours médical ». Bientôt la célébrité ;-)

  4. Anonymous Dit:

    Expérience relative d’un kiné respi : il faut du temps et un bon stéto positionné dans ses oreilles corectement (dans le sens de la trompe) . Cela marche toujours mieux quant on est seul avec le patient, et pas pressé

  5. titinesf Dit:

    moi ça me rappelle aussi les premiers palper pour chercher la tête et le dos du bébé : mais bon sang mais c’est bien sûre !! Ainsi quand un papa ne sent pas bouger son enfant je lui dis vous êtes comme une élève sage femme débutante prenez patience ça va venir, mais donnez vous du temps… c’est vraiment pas évident au début surtout quand la maman lui répond : oh il vient juste de s’arrêter de bouger !
    Quant au col une collègue me disait cherche jusqu’à ce que tu le trouves… au début je me disais encore une pauvre fille qu’en a pas !!!! Nulle trop nulle et puis ouf ça finit par venir !!!

  6. Zentaz Dit:

    Oh! Comme tout ça me rappelle mon petit quotidien d’infirmiere… Même si c’est dans un registre légèrement différent:
    « – Ah! Mr Bidule est passé sous Xtruc. Le Dr Chose était là hier?
    – Oui, mais lui donne pas, c’est le Dr Machin aujourd’hui et il va gueuler si on lui donne… »
    Classique. Et dire qu’il y a des patients derrière… Heureusement que les IDE sont là parfois ;)

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