Attentat pharmaceutique
4 juin, 2010
Il y a quelques temps, j’ourdissais de poser quelques bombes dans quelques maisons de retraites.
Mes plans ont changé (tout fout le camp ma bonne dame), je vais poser quelques bombes dans quelques pharmacies. Une surtout.
Ce soir, 19h30, je reçois mon patient de 19h. Pas dans ses habitudes d’être en retard, mais comme je l’étais aussi, et que je l’aime bien, et qu’il est vraiment assez pas bien pour ne pas rater une occasion de le voir, je le reçois.
Je le grondouille gentiment que 30 min de retard ça se fait pas, mais j’arrête vite mon râlage : il est vraiment pas bien.
M. Cachex est un de mes rares patients toxico. Le seul, même, je crois.
Vraiment toxico, vraiment attachant, vraiment respectueux, vraiment pas manipulateur. On forme, je crois, une assez bonne équipe depuis les quelques mois où je le vois régulièrement. Paumé jusqu’à la lie, avec toute la désocialisation et les emmerdes physiques que 40 années d’héroïne-cocaïne-subutex-et-substituts-divers-et-variés entraînent, et j’ai un demi-4-tonnes d’anecdotes rigoloto-émouvanto-pathétiques à son sujet, que je ne vous raconterai pas parce que je suis trop folle de rage pour le faire d’une part, et parce que d’autre part je ne pourrais pas le faire sans risquer de grosses entorses au secret médical.
Donc, un patient mal-mal-mal mais pas-si-mal-quand-même.
Depuis un moment, on était dans le pas-si-mal-quand-même. Sous subutex et un peu de cocaïne quand même, réguliers à ses rendez-vous, jamais un coup de travers.
Je le vois ce soir, donc, dans un état où je ne l’avais encore jamais vu.
Mal mal mal, rupture de Subutex depuis plusieurs jours, ayant ENCORE perdu des kilos alors que c’était humainement pas possible de faire plus maigre, TS récente, cris, pleurs, la totale.
J’ai passé une heure et demi avec lui (vos gueules les blasés, j’avais pas raid ce soir rapport que j’ai plus internet, j’avais rien qui m’attendait à la maison rapport que tout le monde est enceinte sauf moi, et il allait vraiment pas bien). Pas moyen de le convaincre pour une hospitalisation, mais j’arrive déjà à apaiser un peu les choses-du-là-tout-de-suite-maintenant.
Sauf que le temps de le faire aller un peu mieux, il est 20h10 et sa pharmacie habituelle est fermée.
Pharmacie qui le connait bien, qui me connait bien, qui connait mon écriture et qui ne râle pas quand je trafique une ordonnance non sécurisée en ordonnance sécurisée en traçant un petit carré en bas à droite en tirant la langue. (Grangeblanche, je te fais des bisous au passage.)**
Bref nous voilà fort dépourvus quand la bise fut venue.
Surtout que des ordonnances ALD sécurisées, j’en ai encore pas.
J’appelle l’hôpital du coin, j’ai une charmante interne en pharmacie (vraiment charmante, sans ironie aucune) qui voudrait bien, mais qui peut point, parce qu’ils peuvent pas filer du subutex à un patient pas hospitalisé. Elle me conseille la pharmacie du coin ouverte 24h/24.
J’appelle la pharmacie du coin, ça répond pas.
J’appelle la pharmacie du coin sur le numéro n°2, ça répond pas.
J’appelle la pharmacie du coin sur le numéro n°3, ça répond pas.
Je cherche une autre pharmacie de garde sur internet, j’ai deux numéros, ça répond à aucun des deux.
J’appelle le commissariat du quartier pour avoir le numéro des pharmacies de garde, ça répond pas.
J’appelle la pharmacie du coin, ça répond pas.
J’appelle l’autre pharmacie de garde n°2, ça répond pas.
J’appelle l’autre pharmacie de garde n°3, ça répond.
– « Aaaaaaaaah, on fait pas le Subutex » qu’il me dit, avant même que j’aie eu le temps de lui raconter mon problème d’ordonnances.
– « Oh. Heuuu, oh, et pourquoi ? » ose-je.
– « Parce qu’on veut pas de cette clientèle-là chez nous« , qu’on me répond.
– « Mmm, ok, je peux envoyer mon patient où ? » tente-je.
– « Ah bah que voulez-vous que j’en sache, je connais pas toutes les pharmacies de la ville« , qu’on me répond.
Cela-dit, c’est un concept à creuser. Ça m’arrangerait pas mal, en fait. « Aaaaah, désolée monsieur, mais le diabète, je fais pas. Allez voir ailleurs s’il vous plaît, XOXO. »
J’appelle la pharmacie du coin, ça répond pas.
J’appelle la pharmacie du coin sur le numéro n°2, ça répond pas.
J’appelle la pharmacie du coin sur le numéro n°3, ça répond pas.
Je finis par me décider : je fais ma prescription sur une ordonnance-sécurisée-pas-ALD, en rajoutant « ALD » en haut à droite, option qui me semble préférable à une ordonnance-ALD-pas-sécurisée en rajoutant un tit carré en bas à droite.
Je ré-essaie dans un moment d’optimisme / bêtise / naïveté intense de rappeler la pharmacie du coin, ça décroche toujours pas. Je l’envoie là-bas quand même, parce que je suis sûre que c’est ouvert et parce que c’est pas loin.
Pour faire un truc vraiment béton, je joins à mon ordonnance un courrier, sous pli que pour une fois je cachette.
Parce que dans la vie, et cet aparté vaut ce qu’il vaut, mais dans la vie, je cachette jamais les courriers que je remets au patient. C’est à son sujet, ça parle de son dossier, c’est à lui, et il a charge de le faire lire au médecin à qui je le confie.
Bref, pour une fois je cachette. J’écris en substance « Bonjour blabla, M. Cachex il est vraiment réglo, je suis vraiment médecin, je suis vraiment en rupture de stock d’ordonnances-qui-vont-bien, je vous promets de vous faxer une ordonnance-qui-va-bien si besoin dès que possible, mais là vraiment faut le dépanner, merci bisous. PS : voilà mon numéro de téléphone perso en cas de besoin, parce qu’il est 20h45 et que là je vais rentrer chez moi. »
22h, coup de fil.
De M. Cachex.
Sur mon téléphone perso.
Ils avaient pas de Subutex à la pharmacie du coin, ils ont refusé de m’appeler, ils avaient pas d’adresse à lui donner où il pourrait trouver son Subutex, il a demandé 3 boîtes de Néocodion **, ils y ont donné, il a boulotté son Néocodion dans la rue et là il va se coucher.
Donc, putain de bordel de merde, cette pharmacie injoignable à qui je m’étais fendue d’un joli courrier pour faire style genre essayons de faire du réseau pluridisciplinaire, il se passe vraiment quelque chose et voilà mon numéro perso pour qu’en cas de problème on essaie de régler ça ensemble pour le bien du patient (non mais je suis vraiment trop CONNE, hein…), cette pharmacie injoignable donc (à quoi ça sert d’être ouvert 24h/24 si c’est pour filer du débouche-nez et du paracétamol, je pose la question) a envoyé chier mon patient, ne lui a donné aucune info sur l’endroit où il pouvait aller, a refusé de m’appeler, et lui a filé dans la foulée mon numéro de portable.
Parce que je l’aime vraiment bien, M. Cachex, mais il est suffisamment instable pour que ça me réjouisse moyen sur l’échelle de Richter de savoir qu’il pourra m’appeler en plein milieu de la nuit à la prochaine occasion.
J’essaie de les appeler depuis bientôt 40 minutes pour leur expliquer ma façon de penser.
Ça répond pas.
Ils ont pas de chance, ils sont pas loin de chez moi.
Demain, moi et mes pieds, on a un petit programme sympathique prévu.
* Pour les non-médecins :
Il y a différents types d’ordonnances, avec du papier différent et tout.
Il y a des ordonnances « sécurisées » pour le produits dont l’usage est contrôlé, comme le Subutex : en bas à droite, il y a un petit carré où on inscrit le nombre de médicaments prescrits, ce qui diminue les risques de traficage d’ordonnance.
Il y a des ordonnances « ALD » pour les malades qui sont pris en charge à 100% pour certaines pathologies : en haut, on écrit les médicaments en rapport avec la pathologie prise en charge à 100%, en bas les autres.
Il y a les ordonnaces ALD-sécurisées qui cumulent tout ça gaiement dans la joie et la bonne humeur.
** Pour les non-médecins :
Le Néocodion, c’est un médicament contre la toux largement utilisé par les toxicomanes rapport qu’il contient un peu de produit qui fait marrer, qui est disponible sans ordonnance, et qu’ils utilisent à dose éléphantesques pour pallier quand ils ont rien d’autre à se mettre dans le coude.