Juste avant d’être médecin, je voulais être dresseuse d’ours.
Autant dire que ça remonte.

Je me souviens étonnamment précisément du jour où j’ai décidé de ma carrière.
J’avais quelque chose entre 6 et 8 ans, et j’ai eu la révélation un matin dans la salle de bains.

Réveil difficile, complètement éblouie par la lumière, je me rends compte qu’en fermant un oeil, un seul oeil, je ne suis plus éblouie.
Et, c’est le cas de le dire, c’est l’illumination.
Ce n’est donc pas mon oeil, mon oeil lui-même en tant qu’organe qui est ébloui, c’est, quelque part derrière, la somme de mes deux yeux. Je ne suis pas éblouie dans mon oeil, je suis éblouie dans la somme de mes yeux. Mes yeux s’additionnent, se croisent quelque part, derrière eux, dans ma tête, et c’est cet endroit là qui est ébloui.
MES YEUX SE CROISENT QUELQUE PART DANS MA TETE !!!

A 7 ans, se rendre compte un matin qu’on a les yeux qui se croisent dans la tête, ça fait un choc. Il fallait tirer ça au clair, il fallait être neurochirurgien.
Au diable ma pourtant prometteuse carrière de dresseuse d’ours.

Ensuite, j’ai appris qu’on pouvait apprendre comment ça marche dans la tête sans faire de chirurgie, et j’ai décidé d’être neurologue.
Ensuite, j’ai appris qu’on ne savait pas vraiment au juste exactement comment ça marche dans la tête, et j’ai décidé d’être médecin.
Ensuite, bien plus tard, après quelques déconvenues hospitalières, j’ai eu la chance de croiser deux médecins généralistes, qui faisaient de la vraie médecine et qui brillaient d’une vraie flamme, et, nouvelle illumination, j’ai décidé d’être généraliste.

Pour le moment, je ne regrette rien.

Flottement

10 octobre, 2007

Elle a 96 ans. Elle pèse 36 kg.
Envoyée aux urgences par sa maison de retraite, pour des douleurs abdominales sur « constipation opiniâtre ».

On dirait une grand-mère de livre, une grand-mère de film. Les cheveux très blancs, encore longs. Toute petite, toute frêle ; un filigrane. Elle parle avec une voix douce, voilée, lointaine. Souriante, malgré tout.
On dirait qu’elle abrite un espace-temps parallèle où tout s’écoule plus doucement.
Tout en elle flotte. Sa voix flotte, son existence même semble flotter quelque part entre ici et ailleurs, son corps flotte au milieu d’une peau trop grande pour elle.

Rien de parcheminé, dans sa peau ; rien de sec, rien de cassant.
Ratatinée, sa peau. Fripée, comme un trop grand morceau de cuir souple replié doucement autour d’un corps devenu trop petit.
On suit ses os des yeux, et, la main sur son ventre, on plonge au coeur même des viscères. Il n’y a rien entre ses intestins et ma main, rien que sa peau trop fine.

Je passe 30 minutes, au moins, à extraire ses selles à la main. C’est incroyable qu’un aussi petit bout de femme puisse contenir autant de merde.
Je lui fais super mal.
Elle pleure comme elle parle ; voilé, lointain.
Elle me dit merci, parce qu’elle a moins mal quand j’ai fini.
Ce n’est pas qu’elle soit SI constipée, je ne vois tout simplement pas avec quelle force et quels muscles elle pourrait faire le simple effort de pousser pour sortir tout ça elle-même.

Elle n’est malade de rien, au siècle où on doit forcément être malade de quelque chose.
Même les chiffres, les beaux et implacables chiffres qui prouvent noir sur blanc une maladie bien nette et sans bavure, même les chiffres ne parviennent pas à trouver de quoi elle meurt.
Ses reins fonctionnent, son coeur fonctionne, sa tête fonctionne.
Et pourtant elle meurt.

Au ralenti. En flottant. Comme une chandelle qui s’éteint tout doucement.
Elle meurt de rien.
Elle meurt de tout.
Elle meurt de la vie.

Ca arrive encore.

Tu n'apprendras jamais

10 octobre, 2007

J’ai bientôt fini mes études de médecine, et je n’ai jamais fait de ponction pleurale.

Une seule ponction lombaire, jamais de réduction d’épaule luxée, jamais de ponction d’ascite, jamais de ponction de genou.

C’est que je n’ai jamais eu de patient à moi, vraiment à moi, qui en ait eu besoin.
Un patient que j’aurais suivi, et à qui j’aurais rendu suffisamment service pour me permettre de lui imposer en contrepartie mon inexpérience.

A chaque fois qu’on m’a proposé ces gestes, chez des patients que j’avais vus cinq minutes, ou pas du tout, je me suis défilée.
Je ne voyais pas de justification à leur faire mal, à faire durer 15 laborieuses minutes là où les mains de mon chef auraient bouclé l’affaire en 5.
Je me disais toujours : « la prochaine fois ».

« Tu n’apprendras jamais », on me disait.

Force est de constater que je n’ai jamais appris.

Bien fait.

10 octobre, 2007


Prothèse de hanche.

Pour une fois, la nécessité de ma présence au bloc est indéniable : je tiens la jambe.
En l’air. Pendant des heures. Dans une position stricte, parce que si je bouge, je peux changer l’orientation de la prothèse et la réussite de l’opération.

Des fois, je suis désolée, mais je crois bien que je bouge un peu. C’est juste SUPER lourd après 15 minutes, une jambe.

Bref.

Le chef de clinique galère un peu et s’agace.

« Putaaaaaaaaaaain, mais quelle grosse vache ! C’est pas possible, y a que d’la graisse, aucun muscle, c’est dégueulasse« .

Sauf que la patiente est sous rachi-anesthésie, pas sous anesthésie générale.
Ca devait finir par arriver.

Chaîne en or qui brille

10 octobre, 2007

20 ans. Externat. Mi-temps en traumatologie.

Lundi : l’interne, devant le programme opératoire, pour la huitième fois ce mois-ci : « Aaaaaaah, ce matin, je fais la Moore avec toi. Mouahahahha »
Mardi : l’infirmier : « Huhuhu, dis, pour quoi c’est faire, le piercing sur la langue ? »
Merdredi : l’interne : « Mais t’as un soutif, là ? »
Jeudi, sortie de garde : le chef de clinique : « Mmmm tu as l’air sauvage quand tu n’as pas dormi. Tu dois être belle après l’amour »
Vendredi : l’interne : « Je suppose qu’on t’a déjà dit que tu avais une bouche à pipes ? »
Samedi : Rien. Du tout. Vacances.

Et le pire, le pire, c’est qu’une petite voix au fond de moi se demande, mal à l’aise, si j’ai fait quelque chose de mal.

Ils sont mignons, les gens….

« Je sais que ce n’est pas grand chose, un rhume, docteur, d’habitude je ne vous aurais pas dérangé pour ça, mais là… »
– Je pars en Chine samedi, j’ai vraiment besoin d’être en forme
– J’ai un entretien d’embauche après demain, je ne peux pas être malade
– Tout le monde l’a à la maison sauf moi, et je ne peux pas me permettre de l’attraper en ce moment
– Je m’occupe de ma nièce de huit mois et je ne veux pas lui donner

Aaaah, bah ok alors.
D’habitude, on prescrit des médicaments-qui-marchent-pas, mais là, si vous avez VRAIMENT une bonne raison pour pas être malade, je vais ouvrir mon tiroir secret à médicaments-qui-marchent-très-très-bien.

Dire que je l'ai fait…

7 octobre, 2007

Deuxième première année.

Je me lève à 05h30, je bois mon bol de café à la paille pour réviser mes cours de biophysique en même temps.

J’ai l’anatomie du pied plastifiée scotchée dans ma douche, et des fiches d’histologie sur les murs de mes toilettes.

A la fac, si je n’ai pas fini mon sandwich à 12h30, que je vois qu’il est 12h35 et que je ne suis pas encore à la bibliothèque, j’ai une boule d’angoisse qui pousse dans mon ventre.

Quand quelqu’un dit « Demain je me lève à 10h30 », je mets trente vraies secondes à comprendre ce qu’il vient de dire. Bon sang, mais c’est bien sûr, il existe des gens qui se lèvent à 10h30 le dimanche.

J’adore la voiture. Un moment, assise, à être OBLIGEE de ne rien faire.

Je passe le soir du nouvel an chez mes grands-parents, pour ne pas être dérangée par les gens qui font du bruit. Minuit cinq, bonne année, bise, bise, couchée.

J’ai perdu 13 kilos.

Six semaines de révision avant les examens de mai. Je marche dans mon appart, je tombe par terre, je pleure. Je me relève et je vais réviser.

Je calcule des logarithmes et des exponentiels à la main, parce que c’est la première année où on nous interdit la calculatrice au concours de biophysique, et qu’on ne sait absolument pas à quoi vont ressembler les épreuves. On nous a dit « On vous donnera le matériel nécessaire aux exercices« , et c’est tout. On ne sait pas si les calculs changeront par rapport aux examens des années précédentes, on ne sait pas si on nous donnera des tables de calcul, on ne sait pas s’il faudra faire des calculs. Alors dans le doute, on s’exerce à faire des exponentiels à la main. Le jour de l’examen, on a effectivement plein de calculs à faire, et, sur la feuille de constantes, cette indication supplémentaire :
« Log (4) = Log (2X2) ».
Quand je sors de l’épreuve, tout le monde pleure, ou presque.
L’année suivante, la calculatrice sera autorisée à nouveau.

J’ai eu mon année. Moyennement. Je pensais ne pas l’oublier, mais il faut bien dire que je ne sais plus. 132ème sur les 210 pris, je crois.

Elle s’est cassé le col du fémur.

Elle est tombée, toute seule chez elle, et elle est restée quelques heures par terre, toute seule, trop loin de son téléphone, avec seulement la peur au ventre et l’espoir que quelqu’un arrive vite. Ce n’est pas du sentimentalisme, c’est comme ça que ça se passe, tous les jours.

Au bloc opératoire, on l’installe sur une table, couchée sur le côté, à cheval sur une espèce de grosse bite en plastique blanc qui va permettre de mettre sa jambe dans la bonne position pour l’opération.
Elle est complètement nue, les jambes écartées, dans l’indifférence générale des dix ou douze personnes qui vont et viennent dans la pièce, et dont les yeux médicaux sont tellement habitués à la nudité qu’ils ne la voient plus.
Elle, elle n’est pas habituée.

Elle est à un drap de la dignité, elle est à moitié sur sa bite blanche et à moitié sur son Alzheimer, elle hésite, et la prochaine demi-heure va lui sembler très longue.

J’ai été admise au bloc, exceptionnellement, en tant qu’étudiante, en tant qu’observatrice, pour voir l’opération. Je suis en deuxième année, je ne sers à rien, j’encombre un peu, je suis posée dans un coin de la pièce. A quelques mètres de l’armoire pleine de draps.

Il suffirait de quelques gestes et de quelques mètres pour que j’aille couvrir la dame.
Je sais que ce serait, au mieux, un geste dérisoire sous l’oeil goguenard de la foule, au pire, un accident diplomatique qu’on rapporterait au chef de service. Je reste clouée sur place, en me répétant : « N’oublie pas. N’oublie pas. N’oublie pas ».

Des années plus tard, parfois, je me surprends à avoir un peu oublié.
Je crois que j’ai fait des choses du même goût, parfois, rarement, la fatigue et les années et l’habitude aidant.

J’essaie de me souvenir.

3, 2, 1…

7 octobre, 2007

Midi et demi, fini mon sandwich, je vais prendre mon poste.

En tailleur contre la porte de l’amphi, je révise.
Mes copains sont gentils comme tout : comme je suis la seule à ne pas avoir de voiture, ils me laissent le créneau du lundi après-midi, et ils prennent tous les autres jours, le matin.

13h, ca s’accumule un peu. Tout le monde assis. Certains révisent, certains mangent en révisant, certains discutent de leurs révisions.

13h30, foule. Les premiers rangs assis, les derniers rangs debout.

13h35, on entend un cliquetis de clés derrière la porte. Murmures, une onde court dans la foule, les derniers des premiers rangs se lèvent. Je soupçonne le concierge de le faire exprès.

13h40, ça cliquette sévère. Ils sont presque tous debout. Une petite bande d’irrésistibles dont je suis tient le coup, assise, stoïque, au milieu des genoux. Nous serons forts et nous resterons assis le plus longtemps possible.

13h45, je me lève. On commençait à être vraiment oppressés par tous ces genoux.

13h50, ça cliquette vraiment, il est juste derrière la porte, on entend la clé qui joue dans la serrure. Ça presse bêtement derrière, j’ai la poignée de la porte qui me rentre dans le ventre.

13h51, la porte s’ouvre, le départ est lancé. La foule s’éparpille en courant.
Je réussis à avoir le deuxième rang, comme toujours.