J’ai toujours été du soir.
Pour vous dire, je suis parfois tellement du soir que j’en suis du matin – pour peu qu’on prenne le matin par l’autre bout.
J’ai toujours aimé la nuit. J’aime les nuits blanches, les nuits fauves, les nuits courtes, les nuits agitées, les nuits d’amour, les nuits folles, les nuits douces, les nuits calmes, les nuits de noces et les nuits sans lune.
Et j’ai presque aimé les nuits de garde.

J’ai des souvenirs précis de chaque chambre de garde, de chaque service, de  toutes mes nuits à l’hôpital et des empreintes qu’elles ont laissées en moi.
Je repense à mes nuits d’hôpital avec le ventre.

Externe en obstétrique.
Le lit immédiatement à gauche en entrant, la tête vers la porte. La salle de bains à main gauche (si on est couché sur le ventre avec la tête sur l’oreiller. Parce que la gauche, selon comment on est tourné, ça change tout).
C’était le deuxième stage de ma vie. J’avais 3 années de médecine derrière moi. C’est-à-dire essentiellement trois années d’anatomie, de biophysiques, de biocellulaire, d’histologie, d’histoire de la médecine, d’étymologie et de statistiques. Allez, et 6 mois de sémio. Disons que j’avais à peu près idée qu’en ayant mal au bide en bas à droite (à droite de quand on se tient debout et qu’on penche la tête en avant en regardant son nombril ; parce que la droite, selon comment on est tourné…) on avait plus de chance d’avoir l’appendicite qu’une rupture de la rate, mais c’était à peu près tout.
Bref, c’était le deuxième stage de ma vie, j’étais de garde deux fois par semaine, et j’avais deux missions.
La première était d’accourir à toute allure en cas de césarienne, gauche en sortant de la chambre puis tout au bout du couloir à gauche (la gauche en avançant en avant ; parce que la gauche…), pour tenir des écarteurs, aspirer du liquide amniotique en me faisant crier dessus parce que j’aspirais pas bien, orienter des scialytiques en me faisant crier dessus parce que j’éclairais pas bien, et pousser avec les coudes sur des ventres sous les hurlements des mères parce que malgré l’anesthésie je leur faisais super mal.
La deuxième était de répondre au téléphone pour tous les appels entrants de l’extérieur vers le service, et de dire aux patientes qui appelaient ce qu’elles devaient faire de leur ventre, de leurs saignements, de leurs contractions et leur frousse.
Pour la deuxième mission, autant vous dire qu’on a vu arriver à l’hôpital beaucoup de femmes qui ne le méritaient pas. Si ça s’trouve, j’en ai tué une ou deux en leur disant que c’était rien et qu’elles avaient qu’à prendre un Spasfon, mais dans le doute, je disais très souvent de venir. On ne se méfie jamais assez des ruptures de rates et des externes en quatrième année de médecine.
Pour la première, j’étais surtout terrorisée à l’idée de débarquer au bloc avec les cheveux de Sangoku et en ayant mauvaise haleine.
Je dormais habillée et avec mes chaussures, pour gagner 30 secondes et me brosser les dents. Les autres doivent mettre leurs chaussures, je m’disais. Si je gagne ce temps-là, je peux bien me brosser les dents vite fait et j’arriverai aussi vite que tout le monde.

Externe aux urgences.
J’en ai parlé déjà plein. On n’avait pas de chambre, on n’avait pas de lit. On dormait où on pouvait (si on pouvait), sur le canapé défoncé de la salle de garde à côté des brancardiers et devant Chasse pêche nature et traditions, dans la salle de gynéco avec les pieds dans les étriers, assis la tête posée sur les bras sur la table du bureau des médecins à la lumière du négato.
Une fois, j’avais dû réveiller l’interne de garde.
J’étais pétrifiée. J’avais évidemment tort de le réveiller, je le réveillais par incompétence, parce que je ne savais pas alors que j’aurais dû savoir. J’étais allée cogner à sa porte avec un café à la main. Pensant bien faire.
Avec quelques années de recul, je comprends mieux pourquoi il n’avait pas eu l’air content du tout.

Externe en réa.
On dormait sur un lit de camp avec des ressorts dans la salle de staff. Entre la table et le rétroprojecteur. Le lit était rangé à la verticale entre une armoire et le mur du fond. On se faisait un oreiller avec un drap roulé en boule.
J’y ai peu de souvenirs : j’ai dormi une fois. Le service accueillait toutes les TS du secteur, il était rare que la nuit soit calme.
De la fois où j’ai dormi, je me souviens essentiellement de l’angoisse de ne pas me réveiller avant le staff, et de voir débarquer toutes les blouses blanches et la chef-qui-faisait-peur dans ma salle, avec mes cheveux de Sangoku et ma mauvaise haleine.

Interne en obstétrique.
Mon premier stage d’interne.
Une vraie chambre, le lit au milieu, un bureau à droite (la droite en étant… parce que…), une chaise en face, une salle de bains à gauche (bon j’arrête).
C’était aussi le bureau des internes, donc on était réveillés quand même par les collègues qui arrivaient au petit matin, mais bon, c’était une vraie chambre. J’y ai le souvenir surtout de ma deuxième ou troisième nuit. Une de ces nuits qui font dire aux patients « Je ne ferme plus l’œil de la nuit, je ne dors PAS DU TOUT », alors que bon, si, ils dorment, ça va quoi. Une nuit en demi-sommeil permanent.
Parce que c’est très différent de dormir, et de dormir en sachant qu’on sera fatalement réveillé d’ici 10, 40, 60, 80, ou 140 minutes. En ayant deux ou trois ou dix patientes sur le feu, dont on ne sait pas si on les a correctement prises en charge ou non, dont on ne sait pas si elles vont aller bien ou pas. En ayant deux ou trois ou dix futures patientes quelque part dans la ville, dont on ne sait pas si elles vont venir cette nuit ou pas, dont on ne sait pas si elles seront en bonne, en moyenne santé ou à demi-mourantes.
Dormir en garde et dormir, ce n’est pas du tout la même chose (pourtant, oui, je vous vois venir, c’est pareillement se coucher les paupières closes).
Bref, cette nuit-là, j’ai vu des cols de l’utérus. Toute la nuit. J’ai dormi d’un sommeil fiévreux, amputé, incomplet. Un sommeil d’aluminium.
Je fermais les yeux et je voyais des cols de l’utérus. Des sains, des malades, des saignants, des béants. Des qui avaient l’air sains mais dont je savais confusément qu’il fallait me méfier. Je voyais mon spéculum creuser, fouiller, s’entrouvrir, chercher en écartant la chair et s’ouvrir enfin sur un col dont il fallait que je détermine la santé.

Interne en rhumato.
Une vraie chambre, où j’aurais pu dormir de vraies nuits, tant on n’était jamais dérangés.
Hôpital sans entrées, sans urgences, sans vie. Lors des nuits les plus agitées, je devais me lever deux fois. Une fois pour prescrire un Valium à une vieille femme agitée, une fois pour faire un examen neuro sommaire à un type qui était tombé de son lit. Dans le pire des pires des cas. Mon collègue une fois avait dû gérer un OAP, ça m’avait paru une nuit dans Urgences avec deux plaies par arme à feu, une plaie par tronçonneuse, six plaies par armes blanches et huit arrêts.
Le couloir, les chiottes au bout à droite, ma chambre deuxième porte en partant du début, une salle de bains à la douche bouchée tout de suite à gauche, le lit la tête vers la salle de bain, une armoire, une télé en panne, une fenêtre ouverte sur les toits de l’hôpital par laquelle je rêvais de fuguer.
Ça a été mes nuits les plus calmes, et ça a été mes pires nuits. Aussi sordides que le réfectoire, pièce immense du dernier étage, où j’allais chercher dans le frigo le plateau sous cellophane avec le papier « Interne de médecine », où je mangeais seule toujours à la même table (l’avant dernière en partant de la porte, sur la deuxième rangée en partant de la droite), sous des néons blafards et grésillants, avec le bruit du vent qui claquait sur les murs et mugissait dans je ne sais quel tuyau du bâtiment.
Des nuits à l’image de mon stage, à l’image du service, à l’image des soins qu’on donnait aux patients.
J’aurais dû y passer une nuit sur deux, parce qu’on n’était que deux internes.
Par chance, mon confrère était étranger, il logeait dans un internat presque plus glauque que notre hôpital, et il avait besoin d’argent. Pour lui, dormir ici ou là-bas ne changeait pas grand-chose, et il m’avait demandé de lui laisser mes gardes. Trop heureuse.

Interne aux urgences.
C’était déjà un peu fort-boyard pour arriver à la chambre. Quatre couloirs, un code (avant-dernière page du calepin de la poche de droite de ma blouse), un ascenseur, deux couloirs, un code (dernière page du calepin), un couloir, une clé (troisième clou en partant de la gauche sur la deuxième rangée en partant du haut sur le tableau clouté de la salle de garde). Un lit au milieu, une table aux pieds du lit, le lavabo à droite, la salle de douche et les toilettes encore à droite. On prenait les draps dans l’armoire des patients dans le bureau des infirmières avant de monter, on changeait les draps du collègue de la nuit précédente. Un drap au-dessus de l’alèse en plastique qui grince et qui fait des plis durs comme une trique (le mec qui a appelé les alèses « alèse » avait un sacré second degré…), une couverture qui gratte au-dessus du drap, un drap au-dessus de la couverture, un drap enroulé autour de l’oreiller. Les trois draps enlevés de la nuit d’avant rejoignaient la pile des draps de la semaine à droite de la table au pied du lit.
Une table de chevet, un téléphone.
Je suppliais les infirmières d’appeler sur le téléphone. Je laissais des post-it partout, avec le numéro de la chambre de garde.
Parce que c’était ça ou le bip.
Le bip la nuit, ma hantise.
Dans le demi-sommeil fébrile dont j’ai parlé plus haut, le bip sonne dans l’obscurité. Ça s’immisce dans ton rêve. Ta mère, ton mec, le chien, le flic se met à crier Tiiiii ! Tiiiiii ! Tiiiii !
Une voix lointaine chuchote : « C’est pas ton rêve ».
Ça crie plus fort. TIIIII ! TIIIII ! TIIIII !
C’est pas ton rêve, c’est le bip.
Tu te réveilles en sursaut, tu l’attrapes, tu le rates, tu le ré attrapes, tu regardes, c’est pas le bon sens, tu le retournes, tu regardes, c’est toujours pas le bon sens (le bip de garde, cette clé USB des nuits d’hôpital), tu le reretournes, trop tard ça a fini de bipper, tu allumes la lumière, tu clignes des yeux, tu essaies d’appuyer sur un bouton pour voir le dernier appel mais ça ne marche pas, ça ne marche jamais, tu appuies sur tous les boutons, il s’affiche des trucs que tu ne comprends pas et qui ne ressemblent pas du tout à un numéro de poste, tu vois que c’est prévu que le réveil réveille à 7h30 mais ça ne te dit pas qui a bippé, alors tu décroches le téléphone, tu appelles les urgences, tu demandes « C’est toi qui m’a bippée ? », on te dit que non, tu te dis que tu vas pas appeler tous les services de l’hôpital, tu reposes le bip et tu te recouches en attendant que ça rebippe et en priant pour que ça n’ait pas été urgent.
Toujours est-il que je suppliais les infirmières de m’appeler plutôt que de me bipper.
Et immanquablement ça appelait.
« Oui, on a une entrée, c’est une dame de 60 ans pour douleurs abdos. »
J’arrive, tu dis.
Tu raccroches.
Tu reposes la tête sur l’oreiller.
« Bon, prends deux minutes pour te préparer. Une douleur abdo chez une femme de soixante ans, qu’est ce que ça peut-être, au pire ? … Bon, au pire y a plein de choses, mais imagine, peut-être c’est une constipation. Ça strouve tu vas y aller, elle va te dire qu’elle a mal un peu partout mais plutôt sur le flanc gauche, elle aura pas de fièvre, pas de fièvre pas d’antécédents, mal au flanc gauche, tu vas demander la date des dernières selles et ce sera 6 jours, 6 jours date des dernières selles, pas de fièvre, alors, femme de soixante ans, douleur abdo, flanc gauche, gauche, pas de fièvre pas de défense, dernières selles 6 jours, un movicol et voilà, il suffira de donner un movicol alors tu y vas, date des dernières selles c’est une constipation, facile, constipation, movicol, pas de défense, apyrétique, movicol c’est bon c’est tout ça y est tu peux dormir, ouf c’était facile c’était une constipation, movicol, mo… »
Et puis ça resonne.
Tu décroches, désorienté.
« Bah alors qu’est ce que tu fais ? »
« Heu… Hein ? »
« Bah je t’ai appelée pour une douleur abdo y a 20 minutes, tu m’as dit que t’arrivais, qu’est ce que tu fais ? »
Je fais que je me suis rendormie, putain. C’était juste une constipation.

J’ai soigné des centaines de patients fictifs, pendant mes nuits de garde.
Les soirs de fatigue, des patients que je n’avais pas encore vus mais qui avaient juste une constipation ou juste une entorse, et dont je faisais la prise en charge et les prescriptions en pensée très très fort depuis mon lit.
Les soirs d’anxiété, des patients compliqués qui s’incrustaient dans mes rêves, qui faisaient tout en dépit du bon sens, qui se dégradaient, qui avaient un potassium, le potassium, qu’est ce que j’ai fait avec le potassium, je ne sais pas le potassium, et que j’avais tués, tués, tués.

Une fois, mon chef de service m’avait raconté la nuit de garde qui le hantait encore des années après.
Il s’était réveillé au matin. L’infirmier lui avait donné des nouvelles de Madame B.
Mon chef avait dit « Hein ? Qui Madame B ? »
L’infirmier avait dit « Bah, la map de cette nuit. »
Mon chef avait cru qu’on lui faisait une blague jusqu’à ce qu’il reconnaisse son écriture dans le dossier de la patiente. Avec son nom, sa signature, la date et l’heure. 04H45.
Il n’avait AUCUN souvenir de Madame B, de sa map, de son réveil et de ses prescriptions.
Il s’était relu mort d’angoisse, à toute allure. Il avait lu qu’il avait fait des prescriptions cohérentes, normales, adaptées.
Il avait soufflé un long soupir de soulagement. Et puis il s’était dit que c’était un peu malade, quand même, comme mode de vie.

Vous ne m’entendrez pas souvent causer de politique, de démographie médicale et d’organisation du système de soins.
Je l’ai souvent dit : je n’ai pas d’idées à grande échelle, je n’ai pas de point de vue d’ensemble,  je me contente de raconter les petites histoires de mon petit nombril.
Et puis quand même, un des intérêts de tout ça, de ce blog, de venir ici causer de mon métier, c’est que ça ouvre à des rencontres. Avec des gens qui vivent mon métier comme je le vis, qui le voient comme je le vois, qui veulent le faire comme je veux le faire, et qui ont parfois les idées plus larges.
On me tire par la couette, on me fait relever le menton.
Trois degrés de plus en haut, cinq degrés de plus à gauche, un nouveau filtre, un zoom sur un détail que je ne voyais plus, un plan large sur un paysage que je ne voyais pas, on met en commun, on garde les valeurs centrales,  et ça fait des idées.
Qui ne causent même pas de mon nombril, ces égoïstes.

 

Médecine générale 2.0

Les propositions des médecins généralistes blogueurs

pour faire renaître la médecine générale

 

Comment sauver la médecine générale en France et assurer des soins primaires de qualité répartis sur le territoire ? Chacun semble avoir un avis sur ce sujet, d’autant plus tranché qu’il est éloigné des réalités du terrain.

Nous, médecins généralistes blogueurs, acteurs d’un « monde de la santé 2.0 », nous nous reconnaissons mal dans les positions émanant des diverses structures officielles qui, bien souvent, se contentent de défendre leur pré carré et s’arc-boutent sur les ordres établis.

À l’heure où les discussions concernant l’avenir de la médecine générale font la une des médias, nous avons souhaité prendre position et constituer une force de proposition.

Conscients des enjeux et des impératifs qui sont devant nous, héritages d’erreurs passées, nous ne souhaitons pas nous dérober à nos responsabilités. Pas plus que nous ne souhaitons laisser le monopole de la parole à d’autres.

Notre ambition est de délivrer à nos patients des soins primaires de qualité, dans le respect de l’éthique qui doit guider notre exercice, et au meilleur coût pour les budgets sociaux. Nous souhaitons faire du bon travail, continuer à aimer notre métier, et surtout le faire aimer aux générations futures de médecins pour lui permettre de perdurer.

Nous pensons que c’est possible.

 

Sortir du modèle centré sur l’hôpital

La réforme de 1958 a lancé l’hôpital universitaire moderne. C’était une bonne chose qui a permis à la médecine française d’atteindre l’excellence, reconnue internationalement.

Pour autant, l’exercice libéral s’est trouvé marginalisé, privé d’enseignants, coupé des étudiants en médecine. En 50 ans, l’idée que l’hôpital doit être le lieu quasi unique de l’enseignement médical s’est ancrée dans les esprits. Les universitaires en poste actuellement n’ont pas connu d’autre environnement.

L’exercice hospitalier et salarié est ainsi devenu une norme, un modèle unique pour les étudiants en médecine, conduisant les nouvelles promotions de diplômés à délaisser de plus en plus un exercice libéral qu’ils n’ont jamais rencontré pendant leurs études.

C’est une profonde anomalie qui explique en grande partie nos difficultés actuelles.

Cet hospitalo-centrisme a eu d’autres conséquences dramatiques :

–          Les médecins généralistes (MG) n’étant pas présents à l’hôpital n’ont eu accès que tout récemment et très partiellement à la formation des étudiants destinés à leur succéder.
–          Les budgets universitaires dédiés à la MG sont ridicules en regard des effectifs à former.
–          Lors des négociations conventionnelles successives depuis 1989, les spécialistes formés à l’hôpital ont obtenu l’accès exclusif aux dépassements d’honoraires créés en 1980, au détriment des généralistes contraints de se contenter d’honoraires conventionnels bloqués.

 

Pour casser cette dynamique mortifère pour la médecine générale, il nous semble nécessaire de réformer profondément la formation initiale des étudiants en médecine.

Cette réforme aura un double effet :

–          Rendre ses lettres de noblesse à la médecine « de ville » et attirer les étudiants vers ce mode d’exercice.
–          Apporter des effectifs importants de médecins immédiatement opérationnels dans les zones sous-médicalisées.

Il n’est pas question dans ces propositions de mesures coercitives aussi injustes qu’inapplicables contraignant de jeunes médecins à s’installer dans des secteurs déterminés par une tutelle sanitaire.
Nous faisons l’analyse que toute mesure visant à obliger les jeunes MG à s’installer en zone déficitaire aurait un effet majeur de repoussoir. Elle ne ferait qu’accentuer la désaffection pour la médecine générale, poussant les jeunes générations vers des offres salariées (nombreuses), voire vers un exercice à l’étranger.

C’est au contraire une véritable réflexion sur l’avenir de notre système de santé solidaire que nous souhaitons mener. Il s’agit d’un rattrapage accéléré d’erreurs considérables commises avec la complicité passive de confrères plus âgés, dont certains voudraient désormais en faire payer le prix aux jeunes générations.

 

Idées-forces

Les idées qui sous-tendent notre proposition sont résumées ci-dessous, elles seront détaillées ensuite.
Elles sont applicables rapidement.

1) Construction par les collectivités locales ou les ARS de 1000 maisons de santé pluridisciplinaires qui deviennent aussi des maisons médicales de garde pour la permanence des soins, en étroite collaboration avec les professionnels de santé locaux.

2) Décentralisation universitaire qui rééquilibre la ville par rapport à l’hôpital : les MSP se voient attribuer un statut universitaire et hébergent des externes, des internes et des chefs de clinique. Elles deviennent des MUSt : Maisons Universitaires de Santé qui constituent l’équivalent du CHU pour la médecine de ville.

3) Attractivité de ces MUSt pour les médecins seniors qui acceptent de s’y installer et d’y enseigner : statut d’enseignant universitaire avec rémunération spécifique fondée sur une part salariée majoritaire et une part proportionnelle à l’activité.

4) Création d’un nouveau métier de la santé : « Agent de gestion et d’interfaçage de MUSt » (AGI). Ces agents polyvalents assurent la gestion de la MUSt, les rapports avec les ARS et l’Université, la facturation des actes et les tiers payants. De façon générale, les AGI gèrent toute l’activité administrative liée à la MUSt et à son activité de soin. Ce métier est distinct de celui de la secrétaire médicale de la MUSt.

 

1) 1000 Maisons Universitaires de Santé

Le chiffre paraît énorme, et pourtant… Dans le cadre d’un appel d’offres national, le coût unitaire d’une MUSt ne dépassera pas le million d’euros (1000  m2. Coût 900 €/m2).
Le foncier sera fourni gratuitement par les communes ou les intercommunalités mises en compétition pour recevoir la MUSt. Il leur sera d’ailleurs demandé en sus de fournir des logements à prix très réduit pour les étudiants en stage dans la MUSt. Certains centres de santé municipaux déficitaires pourront être convertis en MUSt.
Au final, la construction de ces 1000 MUSt ne devrait pas coûter plus cher
que la vaccination antigrippale de 2009 ou 5 ans de prescriptions de médicaments (inutiles) contre la maladie d’Alzheimer. C’est donc possible, pour ne pas dire facile.

Une MUSt est appelée à recevoir des médecins généralistes et des paramédicaux. La surface non utilisée par l’activité de soin universitaire peut être louée à d’autres professions de santé qui ne font pas partie administrativement de la MUSt (autres médecins spécialistes, dentiste, laboratoire d’analyse, cabinet de radiologie…).
Ces MUSt deviennent de véritables pôles de santé urbains et ruraux.

Le concept de MUSt fait déjà l’objet d’expérimentations, dans le 94 notamment, il n’a donc rien d’utopique.

 

2) L’université dans la ville

Le personnel médical qui fera fonctionner ces MUSt sera constitué en grande partie d’internes et de médecins en post-internat :

  • Des internes en médecine générale pour deux de leurs semestres qu’ils passaient jusqu’ici à l’hôpital. Leur cursus comportera donc en tout 2 semestres en MUSt,
    1 semestre chez le praticien et 3 semestres hospitaliers. Ils seront rémunérés par l’ARS, subrogée dans le paiement des honoraires facturés aux patients qui permettront de couvrir une partie de leur rémunération. Le coût global de ces internes pour les ARS sera donc très inférieur à leur coût hospitalier du fait des honoraires perçus.
  • De chefs de clinique universitaire de médecine générale (CCUMG), postes à créer en nombre pour rattraper le retard pris sur les autres spécialités. Le plus simple est d’attribuer proportionnellement à la médecine générale autant de postes de CCU ou assimilés qu’aux autres spécialités (un poste pour deux internes), soit un minimum de 3000 postes (1500 postes renouvelés chaque année). La durée de ce clinicat est de deux ans, ce qui garantira la présence d’au moins deux CCUMG par MUSt. Comme les autres chefs de clinique, ces CCUMG sont rémunérés à la fois par l’éducation nationale (part enseignante) et par l’ARS, qui reçoit en retour les honoraires liés aux soins délivrés. Ils bénéficient des mêmes rémunérations moyennes, prérogatives et avantages que les CCU hospitaliers.

Il pourrait être souhaitable que leur revenu comprenne une base salariée majoritaire, mais aussi une part variable dépendant de l’activité (par exemple, 20 % du montant des actes pratiqués) comme cela se pratique dans de nombreux dispensaires avec un impact significatif sur la productivité des consultants.

  • Des externes pour leur premier stage de DCEM3, tel que prévu par les textes et non appliqué faute de structure d’accueil. Leur modeste rémunération sera versée par l’ARS. Ils ne peuvent pas facturer d’actes, mais participent à l’activité et à la productivité des internes et des CCUMG.
  • De médecins seniors au statut mixte : les MG libéro-universitaires. Ils ont le choix d’être rémunérés par l’ARS, subrogée dans la perception de leurs honoraires (avec une part variable liée à l’activité) ou de fonctionner comme des libéraux exclusifs pour leur activité de soin. Une deuxième rémunération universitaire s’ajoute à la précédente, liée à leur fonction d’encadrement et d’enseignement. Du fait de l’importance de la présence de ces CCUMG pour lutter contre les déserts médicaux, leur rémunération universitaire pourra être financée par des budgets extérieurs à l’éducation nationale ou par des compensations entre ministères.

Au-delà de la nouveauté que représentent les MUSt, il nous paraît nécessaire, sur le long terme, de repenser l’organisation du cursus des études médicales sur un plan géographique en favorisant au maximum la décentralisation hors CHU, aussi bien des stages que des enseignements.

En effet, comment ne pas comprendre qu’un jeune médecin qui a passé une dizaine d’années dans sa ville de faculté et y a construit une vie familiale et amicale ne souhaite pas bien souvent y rester ?

Une telle organisation existe déjà, par exemple, pour les écoles infirmières, garantissant une couverture assez harmonieuse de tout le territoire par cette profession, et les nouvelles technologies permettent d’ores et déjà, de manière simple et peu onéreuse, cette décentralisation pour tous les enseignements théoriques.

 

3) Incitation plutôt que coercition : des salaires aux enchères

Le choix de la MUSt pour le bref stage de ville obligatoire des DCEM3 se fait par ordre alphabétique avec tirage au sort du premier à choisir, c’est la seule affectation qui présente une composante coercitive.

Le choix de la MUSt pour les chefs de clinique et les internes se pratique sur le principe de l’enchère : au salaire de base égal au SMIC est ajouté une prime annuelle qui sert de régulateur de choix : la prime augmente à partir de zéro jusqu’à ce qu’un(e) candidat(e) se manifeste. Pour les MUSt « difficiles », la prime peut atteindre un montant important, car elle n’est pas limitée. Par rapport à la rémunération actuelle d’un CCU (45 000 €/an), nous faisons le pari que la rémunération globale moyenne n’excédera pas ce montant.

En cas de candidats multiples pour une prime à zéro (et donc une rémunération de base au SMIC pour les MUSt les plus attractives) un tirage au sort départage les candidats.

Ce système un peu complexe présente l’énorme avantage de ne créer aucune frustration puisque chacun choisit son poste en mettant en balance la pénibilité et la rémunération.

De plus, il permet d’avoir la garantie que tous les postes seront pourvus.

Ce n’est jamais que la reproduction du fonctionnement habituel du marché du travail : l’employeur augmente le salaire pour un poste donné jusqu’à trouver un candidat ayant le profil requis et acceptant la rémunération. La différence est qu’il s’agit là de fonctions temporaires (6 mois pour les internes, 2 ans pour les chefs de clinique) justifiant d’intégrer cette rémunération variable sous forme de prime.

Avec un tel dispositif, ce sont 6 000 médecins généralistes qui seront disponibles en permanence dans les zones sous-médicalisées : 3000 CCUMG et 3000 internes de médecine générale.

 

4) Un nouveau métier de la santé : AGI de MUSt

Les MUSt fonctionnent bien sûr avec une ou deux secrétaires médicales suivant leur effectif médical et paramédical.

Mais la nouveauté que nous proposons est la création d’un nouveau métier : Agent de Gestion et d’Interfaçage (AGI) de MUSt. Il s’agit d’un condensé des fonctions remplies à l’hôpital par les agents administratifs et les cadres de santé hospitaliers.

C’est une véritable fonction de cadre supérieur de santé qui comporte les missions suivantes au sein de la MUSt :
— Gestion administrative et technique (achats, coordination des dépenses…).
— Gestion des ressources humaines.
— Interfaçage avec les tutelles universitaires
— Interfaçage avec l’ARS, la mairie et le Conseil Régional
— Gestion des locaux loués à d’autres professionnels.

Si cette nouvelle fonction se développe initialement au sein des MUSt, il sera possible ensuite de la généraliser aux cabinets de groupes ou maisons de santé non universitaires, et de proposer des solutions mutualisées pour tous les médecins qui le souhaiteront.

Cette délégation de tâches administratives est en effet indispensable afin de permettre aux MG de se concentrer sur leurs tâches réellement médicales : là où un généraliste anglais embauche en moyenne 2,5 équivalents temps plein, le généraliste français en est à une ½ secrétaire ; et encore, ce gain qualitatif représente-t-il parfois un réel sacrifice financier.

Directement ou indirectement, il s’agit donc de nous donner les moyens de travailler correctement sans nous disperser dans des tâches administratives ou de secrétariat.

 

Une formule innovante : les « chèques-emploi médecin »

Une solution complémentaire à l’AGI pourrait résider dans la création de « chèques-emploi » financés à parts égales par les médecins volontaires et par les caisses. (1)

Il s’agit d’un moyen de paiement simplifié de prestataires de services (AGI, secrétaires, personnel d’entretien) employés par les cabinets de médecins libéraux, équivalent du chèque-emploi pour les familles.

Il libérerait des tâches administratives les médecins isolés qui y passent un temps considérable, sans les contraindre à se transformer en employeur, statut qui repousse beaucoup de jeunes médecins.

Cette solution stimulerait l’emploi dans les déserts médicaux et pourrait donc bénéficier de subventions spécifiques. Le chèque-emploi servirait ainsi directement à une amélioration qualitative des soins et à dégager du temps médical pour mieux servir la population.

Il est beaucoup question de « délégation de tâche » actuellement. Or ce ne sont pas les soins aux patients que les médecins souhaitent déléguer pour améliorer leur disponibilité : ce sont les contraintes administratives !

Former des agents administratifs est bien plus simple et rapide que de former des infirmières, professionnelles de santé qualifiées qui sont tout aussi nécessaires et débordées que les médecins dans les déserts médicaux.

 

 

Aspects financiers : un budget très raisonnable

Nous avons vu que la construction de 1000 MUSt coûtera moins cher que 5 ans de médicaments anti-Alzheimer ou qu’une vaccination antigrippale comme celle engagée contre la pandémie de 2009.

Les internes étaient rémunérés par l’hôpital, ils le seront par l’ARS. Les honoraires générés par leur activité de soin devraient compenser les frais que l’hôpital devra engager pour les remplacer par des FFI, permettant une opération neutre sur le plan financier, comme ce sera le cas pour les externes.

La rémunération des chefs de clinique constitue un coût supplémentaire, à la mesure de l’enjeu de cette réforme. Il s’agit d’un simple rattrapage du retard pris dans les nominations de CCUMG chez les MG par rapport aux autres spécialités. De plus, la production d’honoraires par les CCUMG compensera en partie leurs coûts salariaux. La dépense universitaire pour ces 3000 postes est de l’ordre de 100 millions d’euros par an, soit 0,06 % des dépenses de santé françaises. À titre de comparaison, le plan Alzheimer 2008-2012 a été doté d’un budget de 1,6 milliard d’euros. Il nous semble que le retour des médecins dans les campagnes est un objectif sanitaire, qui justifie lui aussi un « Plan » et non des mesures hâtives dépourvues de vision à long terme.

N’oublions pas non plus qu’une médecine de qualité dans un environnement universitaire est réputée moins coûteuse, notamment en prescriptions médicamenteuses. Or, un médecin « coûte » à l’assurance-maladie le double de ses honoraires en médicaments. Si ces CCUMG prescrivent ne serait-ce que 20 % moins que la moyenne des  autres prescripteurs, c’est 40 % de leur salaire qui est économisé par l’assurance-maladie.

Les secrétaires médicales seront rémunérées en partie par la masse d’honoraires générée, y compris par les « libéro-universitaires », en partie par la commune ou l’intercommunalité candidate à l’implantation d’une MUSt.

 

Le reclassement des visiteurs médicaux

Le poste d’Agent de Gestion et d’Interfaçage (AGI) de MUSt constitue le seul budget significatif créé par cette réforme. Nous avons une proposition originale à ce sujet. Il existe actuellement en France plusieurs milliers de visiteurs médicaux assurant la promotion des médicaments auprès des prescripteurs. Nous savons que cette promotion est responsable de surcoûts importants pour l’assurance-maladie. Une solution originale consisterait à interdire cette activité promotionnelle et à utiliser ce vivier de ressources humaines libérées pour créer les AGI.

En effet, le devenir de ces personnels constitue l’un des freins majeurs opposés à la suppression de la visite médicale. Objection recevable ne serait-ce que sur le plan humain. Ces personnels sont déjà répartis sur le territoire, connaissent bien l’exercice médical et les médecins. Une formation supplémentaire de un an leur permettrait d’exercer cette nouvelle fonction plus prestigieuse que leur ancienne activité commerciale.

Dans la mesure où leurs salaires (industriels) étaient forcément inférieurs aux prescriptions induites par leurs passages répétés chez les médecins, il n’est pas absurde de penser que l’économie induite pour l’assurance-maladie et les mutuelles sera supérieure au coût global de ces nouveaux agents administratifs de ville.

Il s’agirait donc d’une solution réaliste, humainement responsable et économiquement neutre pour l’assurance maladie.

Globalement, cette réforme est donc peu coûteuse. Nous pensons qu’elle pourrait même générer une économie globale, tout en apportant plusieurs milliers de soignants immédiatement opérationnels là où le besoin en est le plus criant.

De toute façon, les autres mesures envisagées sont soit plus coûteuses (fonctionnarisation des médecins libéraux) soit irréalisables (implanter durablement des jeunes médecins là où il n’y a plus d’école, de poste, ni de commerces). Ce n’est certainement pas en maltraitant davantage une profession déjà extraordinairement fragilisée qu’il sera possible d’inverser les tendances actuelles.

 

Calendrier

La réforme doit être mise en place avec « agilité ». Le principe sera testé dans des MUSt expérimentales et modifié en fonction des difficultés rencontrées. L’objectif est une généralisation en 3 ans.

Ce délai permettra aux étudiants de savoir où ils s’engagent lors de leur choix de spécialité. Il permettra également de recruter et former les maîtres de stage libéro-universitaires ; il permettra enfin aux ex-visiteurs médicaux de se former à leurs nouvelles fonctions.

 

Et quoi d’autre ?

Dans ce document, déjà bien long, nous avons souhaité cibler des propositions simples et originales. Nous n’avons pas voulu l’alourdir en reprenant de nombreuses autres propositions déjà exprimées ailleurs ou qui nous paraissent dorénavant des évidences, par exemple :

  • L’indépendance de notre formation initiale et continue vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique ou de tout autre intérêt particulier.
  • La nécessité d’assurer une protection sociale satisfaisante des médecins (maternité, accidents du travail…).
  • La nécessaire diversification des modes de rémunération.

Si nous ne rejetons pas forcément le principe du paiement à l’acte – qui a ses propres avantages –, il ne nous semble plus pouvoir constituer le seul socle de notre rémunération. Il s’agit donc de :

— Augmenter la part de revenus forfaitaires, actuellement marginale.
— Ouvrir la possibilité de systèmes de rémunération mixtes associant capitation et paiement à l’acte ou salariat et paiement à l’acte.
— Surtout, inventer un cadre flexible, car nous pensons qu’il devrait être possible d’exercer la « médecine de famille » ambulatoire en choisissant son mode de rémunération.

  • La fin de la logique mortifère de la rémunération à la performance fondée sur d’hypothétiques critères « objectifs », constat déjà fait par d’autres pays qui ont tenté ces expériences. En revanche, il est possible d’inventer une évaluation qualitative intelligente à condition de faire preuve de courage et d’imagination.
  • La nécessité de viser globalement une revalorisation des revenus des généralistes français qui sont aujourd’hui au bas de l’échelle des revenus parmi les médecins français, mais aussi en comparaison des autres médecins généralistes européens.

D’autres pays l’ont compris : lorsque les généralistes sont mieux rémunérés et ont les moyens de travailler convenablement, les dépenses globales de santé baissent !

Riche de notre diversité d’âges, d’origines géographiques ou de mode d’exercice, et partageant pourtant la même vision des fondamentaux de notre métier, notre communauté informelle est prête à prendre part aux débats à venir.

Dotés de nos propres outils de communication (blogs, forums, listes de diffusion et d’échanges, réseaux sociaux), nous ambitionnons de contribuer à la fondation d’une médecine générale 2.0.


(1) À titre d’exemple, pour 100 patients enregistrés, la caisse abonderait l’équivalent de 2 ou 2,5 heures d’emploi hebdomadaires et le médecin aurait la possibilité de prendre ces « tickets » en payant une somme équivalente (pour arriver à un temps plein sur une patientèle type de 800 patients).

 

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Voilà, c’est fini.

Comme vous voudrez à tout prix télécharger ce texte, et comme je suis vraiment une mère pour vous, vous pouvez le trouver là en pdf :  Médecine générale 2_0

Si vous voulez le soutenir et ajouter votre signature à la nôtre, c’est chez Dominique Dupagne.

Et vous pouvez aussi le trouver chez les copains :
AliceRedSparrowBoréeBruit des sabotsChristian LehmannDoc MamanDoc SouristineDoc BulleDocteur MilieDocteur VDominique DupagneDr CouineDr FoulardDr Sachs JrDr StéphaneDzb17EuphraiseFarfadocFluoretteGéluleGenou des AlpagesGranadille  – Matthieu CalafioreYem

Ma mère raconte souvent les colères homériques que je piquais devant mes devoirs quand j’avais 7 ou 8 ans.
Paraît-il que je tapais du pied, que je criais, que je lançais mes crayons à travers la pièce. Il faut bien avouer que ma mère a un goût particulier et un grand talent pour l’enjolivement des histoires, surtout celles qui racontent ses filles. Mais quand même, même si je ne me souviens pas du lancer de crayon, je me souviens très nettement de mon état de fureur bouillonnante devant ces livres idiots.
Exercice 11 page 43 : Conjuguez les verbes entre parenthèses.
– Hier, pour ses 8 ans, Martine (souffler) les bougies du  gâteau d’anniversaire au chocolat que sa maman a cuisiné.
La réponse, c’était « a soufflé ». Sauf qu’on pouvait pas répondre « a soufflé ». Interdiction formelle de la maîtresse. Fallait écrire : « Hier-pour-ses-8 ans-Martine-a soufflé-les-bougies-du-gâteau-d’anniversaire-au-chocolat-que-sa-maman-a-cuisiné ».
J’avais tenté plusieurs fois les points de suspension, l’allègement de la phrase genre « Martine a soufflé les bougies de son gâteau », j’avais même essayé de négocier de faire en plus les exercices 12 et 13, pour compenser (ce que je trouvais d’ailleurs diablement plus formateur que de recopier que le gâteau était au chocolat). Non non non, la maîtresse elle disait.
Et vraiment, ça me rendait folle de rage. Le genre de rage à laisser une étincelle au milieu du ventre qu’un simple souvenir suffit à raviver 20 ans plus tard : je la sens flamber sous mon estomac au moment même où je tape ces mots.

Dans le même genre, paraît que Maman m’a retrouvée dans la cour de l’école à la fin de mon tout premier jour de CP, à shooter avec une application frénétique dans une poubelle qui ne m’avait pas demandé grand chose, parce que je ne savais pas encore lire. « Aaaaaah ! C’est gagné ! RIEN ! On a appris RIEN ! » que je criais en martelant la poubelle. Paraît-il.

Tout ça pour vous dire que ma haine de la perte de temps éducative et du gaspillage d’énergie dans la stérilité scolaire ne date pas d’hier.
Et puis pour frimer un peu, j’avoue. J’aime bien l’histoire de la poubelle.

Bref, j’arrive à mon tout premier jour d’internat à la réunion de la fac. Programme, organisation des cours, critères de validation des enseignements, tout nous est expliqué dans le détail.
On nous distribue des petites pochettes à nos noms, avec des petites feuilles et des petits cahiers. On sent qu’il y a du travail et de l’application, peut-être même un peu d’amour derrière tout ça. On sent qu’une réforme vient d’annoncer que la médecine générale était une spécialité au même titre que toutes les autres.
Y a un des cahiers qui porte un nom furieusement excitant : Carnet des compétences à acquérir au cours du DES de Médecine Générale. Et alors, dedans, y a des tas de pages pleines de petits tableaux avec des petites colonnes.
« Pour chaque item et au cours de chaque stage, indiquez quel est le niveau que vous avez atteint. Tout au long du stage, montrez ce carnet à l’un de vos référents pédagogiques (sic) qui doit y apposer sa signature » .

Je ne rêve pas. J’ai mes petits stages en colonnes, 6 stages, et pendant les 3 années à venir, et je dois mettre à côté de chaque petit item :
0 quand « Je n’ai pas rencontré ce problème au cours de mon stage » ,
1 quand « J’ai été confronté au problème mais j’estime que je n’ai pas suffisamment d’expérience pour pouvoir le gérer correctement une autre fois » , et
2 quand « J’ai été confronté au problème plusieurs fois et j’estime maintenant pouvoir le gérer » .
Et puis je dois aller voir mon « référent pédagogique » pour qu’il y « appose sa signature ».
J’ai 25 ans. J’ai 25 ans, et 7 ans de fac derrière moi, bordel de dieu.

La découverte des « items » est délicieuse. Je décide d’en rire puisque je n’ai plus l’âge de lancer des crayons à travers la pièce, et qu’il manque cruellement de poubelles dans l’amphithéâtre. Ils sont rangés par ordre alphabétique, dans des jolis tableaux, et y en a 17 pages.

Dans le tableau « Problèmes aigus » , et je jure que je n’en invente aucun : Céphalée. Constipation. Diarrhée. Douleur au genou. Douleur au coude. Douleur d’une ou plusieurs articulations. Nez bouché, nez qui coule.  ô Joie.
Dans le tableau « Gestes techniques », entre « Toucher rectal » et « Palpation de la thyroïde » : « Suivi d’une grossesse ». Je ne cherche plus à comprendre.
« Reconnaître un molluscum pendulum » sur une ligne, « Suivi de l’enfant » sur sa jumelle d’en dessous, comme si les deux avaient la même importance.
« Suivi de l’enfant », tiens, c’est cool. Je cherche « Suivi de l’adolescent » (je trouve), « Suivi du nouveau-né » (je trouve) et « Suivi de la femme » (je trouve).
C’est couillon, il manque « Suivi de l’homme » ; je t’aurais résumé les 17 pages en 4 ligne que ça aurait été vite vu.

Le truc qui me peine, c’est d’imaginer qu’il y a des gars pétris de désir de bien faire qui se sont réunis pendant des heures pour nous pondre ça, qui y ont probablement passé un temps de toute façon indécent, et qui s’imaginent que, pendant trois ans, on va remplir nos petites cases avec nos petits bics et courir après nos « référents pédagogiques » (encore faut-il savoir qui ils sont, encore faut-il qu’ils sachent qui on est…) pour avoir leurs petites signatures, et que dans trois ans, on ira leur rendre la poitrine gonflée de fierté le petit carnet rempli de 2 tout partout. Carnet qu’on n’aura bien sûr pas paumé et qu’on aura plastifié amoureusement pour qu’il tienne le coup 6 semestres et 4 déménagements durant.
En tournant les pages, j’ai une bouffée soudaine de solidarité pour les infirmières, dont celles qui ont 30 ans de bouteille, qu’on oblige à remplir leurs cahiers de transmission en respectant les petites colonnes proprettes. « Problème » (Il est constipé) , « Solution mise en oeuvre » (On y a filé un laxatif) , »Résultat » (Il a fait caca).
Pauvres de nous.

Voilà pour les « Compétences à acquérir ».
La prochaine fois, puisque vous avez été sages d’une part, et que ce post serait indigestement trop long de l’autre, je vais vous raconter les « Portfolio » dans lesquels on doit mettre nos « Traces d’apprentissage » et nos « Récits de Situations Complexes Authentiques ».
Oh, et les séances de tutorat, bien sûr.

Chasteté

22 octobre, 2008

Au début, je n’osais pas dire non.

Il faut dire que tout le monde l’avait déjà fait.
C’était un peu mode, ça en jetait.
Çafaisait « grande ».
On avait épié les plus vieux, et c’était un peu le rituel de passage dans la vie de grande personne.
Et puis ça aurait été vexant que je dise non, quand tout le monde disait oui.
Çaaurait fait pimbêche.

Alors, je disais oui.
Çane m’enchantait pas franchement, et il faut bien avouer que je m’ennuyais sec.
Et puis je me sentais un peu sale. Mais c’était fait, j’étais comme tout le monde, et je ne me faisais pas remarquer. J’avais décidé de le faire en pensant à autre chose, et ça me simplifiait la vie.

Et puis, un jour, j’ai pris assez d’assurance pour oser dire non.
Justement parce que j’étais assez grande pour avoir l’audace de le faire.

Ça a fait parler, forcément.
Ce n’était pas franchement malvenu ou impoli ; c’était juste incongru.
Et complètement inhabituel dans un milieu où c’était tellement banal.

J’étais devenue :  » L’interne qui ne reçoit pas les labos ». (tambours)

C’était un peu dur, parfois, de refuser LA lampe à regarder les pupilles que je piquais à tous mes co-internes en me jurant de trouver le temps pour aller m’en acheter une bien à moi.
Les deux seules entorses que je me suis accordées ont été quelques petits pains abandonnés qui restaient dans la salle de détente vide, quand personne ne regardait, et une poignée de stylos quand j’étais en rade. Mais, et j’y tiens, toujours chourée dans la poche d’un collègue, et jamais à la source.
Ah, et oui, ma fidèle règle à ECG que-tous-les-cardiologues-ont-la-même-et-qu’elle-est-la-mieux-mais-que-c’est-dommage-y-en-a-plus (la jaune fluo transparente, pour les connaisseurs) ; mais celle-là, je l’avais reçue de « mon externe » quand j’étais P2.
Autant dire que ça ne comptait pas.

Je n’ai pas beaucoup de mérite.
J’ai été profondément aidée par ma première rencontre avec Le Médecin, qui, non content de m’avoir soufflé ma vocation, m’a appris à peu près toutes les choses importantes que je sais aujourd’hui, et par ma première rencontre avec un couple de visiteurs médicaux, qui m’a confirmé au moins une partie des choses importantes que je sais aujourd’hui.
J’ai eu la chance de tomber sur Laurel et Hardy. Laurel, c’était le grand, naturellement, qui écoutait d’une oreille attentive les débuts hésitants du petit.
Le petit, tout petit qu’il était, n’était pas encore très bon. On aurait dit un joli magnétoscope, avec une jolie bande et un joli sourire plein de dents. Il prenait une grande inspiration, et il commençait sa tirade, qu’il poursuivait jusqu’au moment crucial du manque d’air. Il me faisait tendrement penser à Nicolas, mon très bon copain pas très fort de l’école, au CE1.
« Unefourmidedisuimètre-Havecunchapeausurlatête-Canéxisteupa !-Canéxisteupa !« …
A la fin, ils nous ont sorti de leur jolie sacoche-Mary-Popins un joli ordonnancier, pour nous faire gagner du temps, avec le Fosavance déjà prescrit, tous les conseils de prise déjà écrits, et plus que le tampon à mettre en bas à gauche. Vraiment sympas de nous épargner tant de peine.

Du coup, donc, j’ai appris à dire, avec, moi aussi, toutes mes dents : « Ah, merci beaucoup, mais je suis désolée, je ne reçois pas les visiteurs médicaux. »
Ils me regardaient d’un oeil arrondi, et, très professionnels, ne se départaient pas un dixième de seconde de leurs sourires émail diamant super white granules actives qui pouvaient se prévaloir de la co-signature de l’union française pour la santé bucco-dentaire.
Ils jouaient la carte « Je respecte tout à fait ça, mais ça m’intrigue, expliquez-moi donc pourquoi ? »

Au début, j’étais un peu gênée.
Désolée, même, du même désolement que j’ai pour les gens qui appellent pour vendre une chouette cuisine mobalpa pendant qu’on est en train d’essayer de ne pas foirer la cuisson des pâtes, et qu’on envoie bouler en se sentant vaguement coupable envers le pauvre employé dont le seul tort est de faire son boulot.
Alors je me justifiais : « J’essaie de rester indépendante, vous comprenez, je me forme ailleurs, je suis abonnée à des revues… »
Alors ils m’expliquaient que c’était très bien d’être indépendante, qu’ils ne demandaient que ça, que je sois indépendante, et qu’ils voulaient juste me donner les informations nécessaires à mon indépendance.
Alors je bredouillais que oui, peut-être, mais que c’était comme ça, que j’étais désolée, que ce n’était pas personnel.
Ils redoublaient de dents, en disant qu’ils comprenaient très bien, et revenaient me voir la semaine d’après en disant qu’ils se souvenaient bien de ce que j’avais dit, qu’ils n’allaient pas m’embêter, mais que juste ils avaient un chouette livre sur la prise en charge des urgences chirurgicales et qu’ils me le donnaient sans me parler, juste comme ça sans que j’aie à m’inquiéter.

C’était fatigant.
Et, un jour où j’étais particulièrement fatiguée, avec l’envie d’à peu près tout sauf de recommencer l’éternel bi-monologue, je me suis entendue répondre à l’éternelle question « Ah, tiens ?! Mais pourquoi ?  » :

– Mon grand-père s’est fait écraser par un visiteur médical.

L’œil que je croyais déjà arrondi a atteint des proportions jamais imaginées.
Simple, décisif, implacable ; jouissif.
Depuis, c’est ma phrase fétiche.
L’essayer c’est l’adopter.

Colle.

16 avril, 2008

De garde à la maternité.
J’assure les « urgences gynéco ».
22H30, examen clinique d’une jeune femme qui vient pour un problème que j’ai oublié.
C’est presque son premier examen gynéco, et c’est presque mon premier examen gynéco.

Toucher vaginal. Aloooors… Bon, le col. Ok, il a l’air bien, ça fait pas mal dans le cul de sac de droite, et si je vais dans le cul de sac de gauche… Bin merde, le col. Bon, ok, il a toujours l’air bien.  Alors je reprends à gauche, et… Attends, je suis perdue. Bon, je reviens sur mes pas, je tourne à droite, je passe le col, je suis la gauche, je… Bordel ! Le col !
Je comprends rien à ce qui se passe sous mes doigts.
Je prends le spéculum, j’engage, j’écarte les lames, je vois le col, ok. Je repositionne, je vise à côté, j’écarte les lames, et je vois le col. Bon.
Allo Houston ?

J’appelle mon chef de clinique depuis le couloir.
« Oui, écoute, excuse moi de te déranger, mais je comprends rien à mon examen, là, j’ai l’impression que la dame a deux cols. »

Et les vrais problèmes commencent. Quand-même, d’accord, je suis jeune interne, mais je devrais avoir suffisamment de bouteille pour savoir ce qui est une urgence ou pas. Et là, c’est pas une urgence ! Ce serait une urgence, ce serait normal que j’appelle mon chef, mais là, c’est de la consultation, et c’est pas une urgence, et je vais pas commencer à le déranger à une heure pareille si c’est pas une urgence.

Ok, garçon. Non, certes, je sais bien que le potentiel deuxième col de la dame ne va pas exploser dans trois minutes si je ne coupe pas le fil bleu. Mais quand même, j’en fais quoi, moi, de cette non-urgence ?
J’écris quoi dans le dossier, qui sera ressorti par d’autres médecins lors de futurs examens ?
J’écris : « TV : normal » ?? J’écris « TV : je crois qu’elle a deux cols mais je suis pas sûre » ?
Et à la dame, je lui dis quoi ??
« Bon, écoutez madame, ne paniquez pas, hein, je crois que vous avez deux cols de l’utérus, mais c’est pas une urgence, hein. Pis en plus c’est même pas sûr. On verra ça au calme tranquillement lors de votre prochain rendez-vous avec un vrai gynéco. Et d’ici là, ne vous faites pas de soucis, rien de grave, dormez sur votre oreille »…

Mon chef a quand même fini par se déplacer, et la dame avait bien deux cols.
Mais c’était pas une urgence.

Gardes aux urgences.
Comme à sa fâcheuse habitude, le bip bippe. Je suis appelée dans les étages.
Un décès.
Sauf que, cette fois, on ne m’appelle pas pour faire le constat de décès. On m’appelle parce que la famille veut parler au docteur. Et le docteur, c’est moi.

Je prends l’ascenseur, j’appuie sur le bouton de cet étage où je ne vais jamais, pour aller dans un service que je ne connais pas, discuter avec des gens que je n’ai jamais vus de la mort d’un patient que je n’ai jamais vu non plus.
Ambiance. 

L’infirmière m’attend à l’entrée du service. Sur le trajet de la chambre, je me rancarde sur le patient. 
Mort attendue. (Oui, on dit « Mort attendue ». Pas parce qu’on l’attend en faisant des paris et en bouffant du pop-corn, hein. Parce qu’on s’y attend.) Très vieux monsieur, très vieux cancer. Tous les deux avec des générations et des générations de descendants.
De toute façon, en règle générale, dans cet hôpital-là, quand on accueille un cancer, c’est qu’on n’attend plus grand-chose.

La famille, elle, m’attend. Pas du tout agressive, pas du tout « On veut parler au médecin parce qu’on va taper un scandale« .
Non, juste « On veut parler au médecin parce qu’on est trop tristes« .
Ils me posent des tas de questions, j’improvise à la volée. De quoi il est mort, comment il est mort, quand est-ce-qu’il est mort.
« Est-ce-qu’il a souffert ? » > Non !!

Il y a des réflexes à avoir.
« Est-ce-que j’ai grossi ? » > Non !
« Elle est plus belle que moi, cette fille ? » > Non !
« T’es du genre à regarder Koh lanta, toi ? » > Non !
« Est-ce qu’il a souffert ? » > Non !

Je ne m’en veux pas. Je ne peux quand même pas leur répondre « J’en sais fichtre rien ».
Et je ne vois pas du tout ce que ça pourrait apporter de bien, de leur dire qu’il a souffert. De toute façon, c’est leur souffrance à eux qui compte, maintenant. C’est elle qu’il faut essayer d’apaiser. Et si c’est au prix d’un mensonge, je mens.

Les questions s’épuisent peu à peu, la fin approche.
Et puis le fils aîné, le grand costaud, celui qui est resté à la fenêtre depuis le début, celui qui n’a rien dit et qui regardait dehors se tourne :
« Moi, j’ai une question. »
Je l’interroge du regard.
« Nous, on l’a amené à l’hôpital parce qu’il était malade, pour qu’il guérisse, pour qu’il aille mieux. Et puis au lieu d’aller de mieux en mieux, il est allé de pire en pire, et maintenant il est mort. Comment ça se fait, ça ? »

C’est tellement touchant de naïveté, c’est tellement décalé, c’est tellement inattendu là, maintenant, à la toute fin de la discussion… Je reste sans voix une seconde. 
Le petit garçon dans la grosse brute.  
« Alors on dirait qu’on mourrait pas« .

Des fois, à la fin de leur vie, les gens meurent, monsieur…

Amitiés confraternelles

13 février, 2008

Interne aux urgences.
Stage qui se passe très bien. Le stage est bon, l’ambiance est bonne, l’équipe para-médicale est bonne, les relations avec mes collègues et mes chefs sont bonnes.
Sauf avec une. De chef.

Pour des raisons qui m’échappent, elle me déteste.
C’est sans doute au moins en partie parce que, pour des raisons qui ne m’échappent pas du tout, je le lui rends bien.
Plein de gens l’aiment bien (elle est jeune, dynamique et enjouée) ; plein de gens m’aiment bien (je suis super) ; des gens qui l’aiment bien m’aiment bien ; mais c’est comme ça, entre nous deux, ça ne passe pas. Et forcément, plus elle ne m’aime pas, plus je ne l’aime pas, et plus elle ne m’aime pas, et…

En fin d’après-midi, je reçois un patient. La cinquantaine. A fini par se laisser traîner par sa femme aux urgences, après de nombreux refus, après de nombreuses disputes.
Il est alcoolique.
Il se tenait bien jusqu’à peu. Il avait un travail, il ne buvait que le soir, chez lui, il avait une vie sociale, bref, il se tenait. Alcoolique mondain.

Depuis une bonne semaine, rien ne va plus. Comme ça, soudainement, après une bonne dizaine d’années de mondanités contrôlées. Il n’est pas allé au travail trois jours de suite, il commence dès la fin de la matinée, il a mis son fils en danger au moins une fois.
Sa femme, que je rencontre à part, m’émeut, et m’inquiète. C’est elle qui me raconte tout ça, la dégringolade en cours. Elle a essayé depuis longtemps de le faire consulter, sans succès. Elle s’inquiète pour lui, elle s’inquiète pour elle, elle s’inquiète pour son fils. Et visiblement, elle l’aime. Elle a tenu plein d’années, mais là, vraiment, il faut faire quelque chose.

Lui, quand je le vois vers 17h30, il est assez serein. Forcément, il est assez bourré. Très conscient, pas du tout somnolent, il répond à mes questions de façon cohérente. Mais son élocution est un poil hésitante, et il pouffe et il sourit un peu sans raison.
Il est gai, quoi.
Il m’avoue sa consommation de la journée, un peu en-deçà de ce qui aurait pu le mettre dans cet état ; petit mensonge.
Il est d’accord pour une prise en charge, il est d’accord pour rester à l’hôpital, il s’inquiète pour sa femme qui s’inquiète.

Mais non, on n’hospitalise pas des gens en urgence pour sevrage alcoolique. Jamais.
Parce que quand ils sont bourrés, le psy refuse de les voir, parce qu’ils ne sont pas « évaluables ».
Parce que si on lance les choses en urgence, c’est l’échec annoncé.
Parce que, si les gens ne sont pas capables de maintenir leur demande de sevrage une semaine durant, si il ne s’agit que d’une impulsivité, si ils ne sont pas capables de revenir plus tard à un rendez-vous qu’on leur aura fixé, on sait que c’est perdu d’avance, et que le sevrage sera un échec.

Mais moi, je m’inquiète aussi. Je prends la soudaineté de l’aggravation comme une sonnette d’alarme, même comme un possible équivalent suicidaire. Qu’est ce qui lui arrive, à ce type, pour que brusquement il ne maîtrise plus ? Qu’est ce qui l’a fait tomber de la corde déjà raide ?
Et c’est tellement difficile de refuser son aide dans ce genre de cas… Enfin, enfin !!! elle le traîne devant un médecin, et on doit lui dire « Ah non pardon madame, mais revenez dans deux semaines » ??

Bref. En dépit des habitudes, je demande un avis psychiatrique.
Parce que je pense qu’il mérite d’être hospitalisé. Parce qu’il est quand même assez cohérent pour être un peu évaluable. Parce que ce soir, sa femme est là, et qu’elle, elle est évaluable, et que demain elle ne sera plus là.

Ma chef (à qui, soit dit en passant, je n’avais pas demandé l’avis, puisque je gérais l’histoire avec un autre) se gausse. Ahahah, mais les psys voudront jamais le voir, il est bourré. On le garde jusque demain matin et on verra à ce moment là.
Je m’entête, j’explique, j’argumente.
Ecoute, il est pas SI bourré que ça. Et la situation m’inquiête. Et j’ai peur que cette nuit, quand il aura dégrisé, il veuille repartir, et qu’on ne puisse rien faire pour le retenir, et qu’on perde la chance qu’on a ce soir de lui venir en aide. (On peut retenir à l’hôpital contre son gré un gars bourré, pas un adulte en pleine possession de ses moyens). Et je t’assure, vraiment, bon, il est gai, quoi, mais ça va encore.
La discussion continue un certain temps, avec plus ou moins les mêmes arguments. Tu as tort, non je pense que j’ai raison, mais non tu as tort, non je veux l’avis psy, mais il est bourré, mais vraiment je t’assure pas tant que ça.

Je m’en vais là-dessus, laissant le dossier à mon autre chef.
Le lendemain matin, un message sur mon répondeur, à 23h30.

– Ton posé, chaleureux, souriant : Allo, Rrr, c’est Enjoua.
– J’entends son sourire monter jusqu’à ses oreilles. : Ecoute, c’était juuuuste pour te dire que tu as eu raison de te battre pour ton patient, M. Truc, …

Et là, au petit matin, mon idiote de tête me sermonne. Putain, je l’ai mal jugée, langue de pute que je suis. Elle t’appelle pour te dire que tu as eu raison ! C’est vraiment sympa, c’est vraiment bon joueur… Comme quoi, on peut se tromper sur les gens.

– Montée en puissance du plaisir : Il n’a QUE 4 virgule 7 grammes d’alcool dans le sang.
– Pouffage. Allez, je te souhaite une bonne soirée !!!
– Orgasme. Je l’entends clairement jouir au bout du téléphone.

…..

J’ai murmuré « Pétasse » dans le petit matin, mon téléphone à la main.
Putain, mais tu es MA CHEF quoi !
Si tu as raison et que j’ai tort, mais la belle affaire !! Tu es ma chef ! On n’est pas en compétition, tu es ma chef ! Tu n’as pas à te payer d’orgasme sur mes erreurs !!

Et puis EN PLUS, je n’ai pas fait d’erreur. Sous-estimer l’alcoolémie d’un alcoolique chronique, la belle affaire ! Je l’ai trouvé inquiétant, et oui, je me suis inquiétée pour lui, et ça n’avait rien à voir avec son putain de degré d’alcoolémie, que oui, j’ai mal évalué.
Mais qu’est ce qui a pu ne pas grandir dans ta tête à ce point pour que tu ressentes le besoin de m’appeler chez moi à 23h30 pour me dire que j’avais tort ????

Pour la fin de l’histoire, mon patient n’a pas été vu le soir-même par le psy qui l’a effectivement estimé non-évaluable.
Il a été vu le matin suivant.
Il a été hospitalisé.

Enjoua, je t’emmerde.

La mauvaise réputation

9 février, 2008

Ma tête est une vraie saloperie.
Elle retient ce qu’elle veut, avec une nette prédilection pour les choses inutiles.
Je dois connaître, au bas mot, plusieurs milliers de chansons par coeur. Un vrai jukebox du patrimoine français. Mettez une pièce, demandez une chanson, je la connais. Du début à la fin, avec les couplets dans l’ordre et tout.
Mais prenez-moi par surprise et dites-moi « Cite-moi un macrolide », c’est le trou noir.

Voilà, l’aveu est fait, et il est douloureux.
Il laissera peut-être les non-médecins de marbre, et les médecins incrédules devant l’ampleur du désastre. Attention où vous mettez les pieds, y a ma crédibilité qui doit traîner quelque part.
Mais voilà, non, vraiment, les classes** de médicaments et moi, on est en instance de divorce permanente.
Brassens, où tu veux quand tu veux, les mains dans le dos et les yeux fermés.
Les antibios, pas ce soir, chéri, j’ai la migraine.

Et comme je sais que je ne sais pas, je panique et c’est pire. Ma cervelle se transforme instantanément en marmelade. Gelée de neurones.
Je sais bien que l’information a été là, un jour, quelque part dans le magma gluant qui remplit ma boîte crânienne, mais impossible de retrouver le chemin qui y mène.

A force, bien sûr, je connais les antibiotiques à prescrire en première intention dans la plupart des pathologies courantes. Mais non, définitivement non, ils n’arrivent pas à se ranger dans ma tête dans de jolies petites cases de jolies petites classes.
En me concentrant très fort, je peux réussir à me dire dans les bons jours que si ça finit par « cilline », y a des chances que ce soit une pénicilline.
Mais après 6 mois dans le même service, à prescrire les 6 mêmes antibios pour les mêmes pathologies inlassables qui reviennent, je suis encore capable de ne plus savoir si là, c’est la rocéphine ou l’érythromycine. Ca finit tous les deux en « ine », bordel de merde.
Et d’ailleurs, je ne connais pas le spectre des pénicillines.

C’est par coeur (Maladie x = Médicament y) (pourquoi, au passage, les inventeurs de toutes ces merveilleuses molécules ne les ont pas appelées « Otitine » ou « Anginine » ou « Pyelonéphrine », je pose la question) ou c’est marmelade.
Quand on me conseille gentiment : « T’as qu’à mettre un macrolide avec une bonne pénétration ORL« , inutile de vous dire à quel point c’est marmelade.
Hin hin hin. Oui, ok, merci, bonne idée. Un macrolide à bonne pénétration ORL, c’est parti mon kiki.

Et pourtant, Dieu et Pasteur savent que j’ai essayé.
J’ai lu, j’ai relu, appris, désappris, ré-appris. J’ai même essayé de me faire des moyens mnémotechniques en chanson. Avec que des mots qui finissent en « ine », forcément, ça n’a pas été fabuleusement efficace.
Quand j’entends des confrères discuter autour de moi d’un traitement, réfléchir et débattre pour trouver d’eux-mêmes le médicament le plus approprié, sans avoir à regarder dans un bouquin ou dans les recommandations officielles, discuter du spectre, de la pénétration, et qu’en troisième intention sur tel microbe on aurait intêret à essayer tel médicament parce qu’il y a sans doute une résistance à tel sous-bidule et qu’avec les effets indésirables de telle classe on ne peut pas utiliser telle molécule chez un insuffisant rénal, je me transforme en Joey dans Friends.
Je hoche la tête en prenant l’air concernée, alors que les syllabes dansent dans ma tête comme autant de petites particules de son dénuées du moindre sens.
Je rêve d’un monde aussi simple que les cas cliniques de la fac, qu’on pouvait conclure d’un triomphal et bien inutile « Antalgiques, soins locaux et Antibiothérapie adaptée« .

J’ai cru longtemps que ça finirait par venir avec le temps.
Je commence à avoir des doutes. Je finirai peut-être mes jours Vidal-olique. Ou je me ferai tatouer des antisèches sur les avant-bras, je ne sais pas encore.

Et encore, là, je ne vous ai parlé que des antibios. La semaine prochaine, si vous êtes sages, on attaque mes fabuleux amis les anti-hypertenseurs.

** Pour ne prendre que l’exemple des antibios :
Il y a des tas et des tas de microbes, et des tas et des tas de médicaments. Les microbes sont rangés en familles et en sous-familles, les médicaments aussi. La famille d’un médicament, c’est sa « classe« .
Certaines classes marchent contre certaines familles de microbes : c’est le « spectre » de l’antibiotique.
Et après, on rajoute des tas de propriétés rigolotes qu’il est de bon ton de connaître : son mode d’action, sa prédilection pour tel ou tel organe, ses effets indésirables, sa durée de vie dans le sang, s’il se donne par la bouche ou par les veines ou en intra-musculaire ou les deux ou les trois, ses copains-antiobiotiques qu’on risque d’être allergique aussi à si on est allergique au premier, ses posologies et j’en passe.
Et encore après, on donne deux ou trois noms à chaque médicament. Son petit nom de marque et son nom officiel de molécule. Parce que sinon ça risquait d’être pas assez rigolo.

Autorité médicale

12 janvier, 2008

Internat, urgences pédiatriques.

Elle nous amène sa fille, deux ans à peine, parce qu’elle a mal au ventre.
Elle a mal au ventre parce qu’elle est constipée.
Après l’examen, quand j’ai bien palpé le ventre dans tous les sens (et vas-y que je masse), la petite a envie de faire caca. Et elle fait caca. Et elle n’a plus mal au ventre.
L’imposition des mains, ça s’appelle.
Les amis, y a pas, je suis trop forte.

La mère me dit, sur le ton dont on se plaint du temps qu’il est pas beau ou des impôts qu’ils sont trop chers :
« Vous savez, elle est souvent constipée. Mais forcément, elle mange queeeuuu des bonbons… » Levant les mains au ciel : « Tooooooooute la journée !!!« 

Genre la gamine est atteinte d’une maladie génétique orpheline qui lui fait pousser des bonbons à même la bouche.
Je me moque, je me moque, mais c’est vrai, ils sont pas faciles à cet âge là.
Ils vous disent « Moumou je t’aime » pour endormir votre méfiance, et dès que vous avez le dos tourné, ils vous chourrent les clés du scooter pour aller acheter des Dragibus au Champion.

Et quand je dis que bah oui, forcément, les bonbons toute la journée, ça aide pas, elle se tourne vers sa fille, me pointe du doigt et dit :
« Aaaah ! Tu vois ? Tu écoutes, ce que dit le docteur ? »

Deux ans, la gamine.
L’autorité médicale, y a qu’ça d’vrai.

Placébeau

6 janvier, 2008

Ils sont beaux, les médecins.
Ils sont grands, et ils ont une blouse très blanche, ou une grosse sacoche en cuir et un joli costume avec la touche précise de suranné qui inspire confiance .
Ils rentrent dans la chambre que le patient est déjà à moitié guéri.
Ils portent leur effet placebo au bout de leurs les tempes poivre et sel de celui-qui-a-déjà-tout-vu ou de leurs brillants badges rouges qui proclament, sur fond de chaîne en or et de pectoraux velus : « Interne en chiiii-ruuuuur-giiiiie« .

Alors forcément, quand je débarque dans une chambre avec mes couettes, mes joues de hamster et mes tâches de rousseur…

Au téléphone : excuse-moi, je dois te laisser, l’infirmière est là.
A l’interne en chiiiiruuuurgiiiiie que j’ai appelé pour un avis, qui veut vérifier l’état de confusion d’un patient, et qui me pointe du doigt en demandant qui je suis : c’est votre assistante, docteur.
Quand je viens d’interroger le patient, de l’examiner, de lui expliquer ce qu’il a et comment on va le traiter pendant 15 bonnes minutes de hochements de tête, après cinq ou six « Oui, oui » : Oui, oui, mmmhh, d’accord. Mais quand est ce que je vais voir le médecin ?

Je ne compte plus combien de fois j’ai dit « Mmm… C’est moi le médecin ».

En même temps, bien fait pour moi, ça m’apprendra à me présenter.

En même temps, j’ai de la chance, on me prend pour l’infirmière. Ma collègue congolaise, on la prend pour la femme de ménage.
C’est vrai quoi, on n’a pas idée d’être médecin et jeune, jolie ET noire.