J’ai toujours été du soir.
Pour vous dire, je suis parfois tellement du soir que j’en suis du matin – pour peu qu’on prenne le matin par l’autre bout.
J’ai toujours aimé la nuit. J’aime les nuits blanches, les nuits fauves, les nuits courtes, les nuits agitées, les nuits d’amour, les nuits folles, les nuits douces, les nuits calmes, les nuits de noces et les nuits sans lune.
Et j’ai presque aimé les nuits de garde.

J’ai des souvenirs précis de chaque chambre de garde, de chaque service, de  toutes mes nuits à l’hôpital et des empreintes qu’elles ont laissées en moi.
Je repense à mes nuits d’hôpital avec le ventre.

Externe en obstétrique.
Le lit immédiatement à gauche en entrant, la tête vers la porte. La salle de bains à main gauche (si on est couché sur le ventre avec la tête sur l’oreiller. Parce que la gauche, selon comment on est tourné, ça change tout).
C’était le deuxième stage de ma vie. J’avais 3 années de médecine derrière moi. C’est-à-dire essentiellement trois années d’anatomie, de biophysiques, de biocellulaire, d’histologie, d’histoire de la médecine, d’étymologie et de statistiques. Allez, et 6 mois de sémio. Disons que j’avais à peu près idée qu’en ayant mal au bide en bas à droite (à droite de quand on se tient debout et qu’on penche la tête en avant en regardant son nombril ; parce que la droite, selon comment on est tourné…) on avait plus de chance d’avoir l’appendicite qu’une rupture de la rate, mais c’était à peu près tout.
Bref, c’était le deuxième stage de ma vie, j’étais de garde deux fois par semaine, et j’avais deux missions.
La première était d’accourir à toute allure en cas de césarienne, gauche en sortant de la chambre puis tout au bout du couloir à gauche (la gauche en avançant en avant ; parce que la gauche…), pour tenir des écarteurs, aspirer du liquide amniotique en me faisant crier dessus parce que j’aspirais pas bien, orienter des scialytiques en me faisant crier dessus parce que j’éclairais pas bien, et pousser avec les coudes sur des ventres sous les hurlements des mères parce que malgré l’anesthésie je leur faisais super mal.
La deuxième était de répondre au téléphone pour tous les appels entrants de l’extérieur vers le service, et de dire aux patientes qui appelaient ce qu’elles devaient faire de leur ventre, de leurs saignements, de leurs contractions et leur frousse.
Pour la deuxième mission, autant vous dire qu’on a vu arriver à l’hôpital beaucoup de femmes qui ne le méritaient pas. Si ça s’trouve, j’en ai tué une ou deux en leur disant que c’était rien et qu’elles avaient qu’à prendre un Spasfon, mais dans le doute, je disais très souvent de venir. On ne se méfie jamais assez des ruptures de rates et des externes en quatrième année de médecine.
Pour la première, j’étais surtout terrorisée à l’idée de débarquer au bloc avec les cheveux de Sangoku et en ayant mauvaise haleine.
Je dormais habillée et avec mes chaussures, pour gagner 30 secondes et me brosser les dents. Les autres doivent mettre leurs chaussures, je m’disais. Si je gagne ce temps-là, je peux bien me brosser les dents vite fait et j’arriverai aussi vite que tout le monde.

Externe aux urgences.
J’en ai parlé déjà plein. On n’avait pas de chambre, on n’avait pas de lit. On dormait où on pouvait (si on pouvait), sur le canapé défoncé de la salle de garde à côté des brancardiers et devant Chasse pêche nature et traditions, dans la salle de gynéco avec les pieds dans les étriers, assis la tête posée sur les bras sur la table du bureau des médecins à la lumière du négato.
Une fois, j’avais dû réveiller l’interne de garde.
J’étais pétrifiée. J’avais évidemment tort de le réveiller, je le réveillais par incompétence, parce que je ne savais pas alors que j’aurais dû savoir. J’étais allée cogner à sa porte avec un café à la main. Pensant bien faire.
Avec quelques années de recul, je comprends mieux pourquoi il n’avait pas eu l’air content du tout.

Externe en réa.
On dormait sur un lit de camp avec des ressorts dans la salle de staff. Entre la table et le rétroprojecteur. Le lit était rangé à la verticale entre une armoire et le mur du fond. On se faisait un oreiller avec un drap roulé en boule.
J’y ai peu de souvenirs : j’ai dormi une fois. Le service accueillait toutes les TS du secteur, il était rare que la nuit soit calme.
De la fois où j’ai dormi, je me souviens essentiellement de l’angoisse de ne pas me réveiller avant le staff, et de voir débarquer toutes les blouses blanches et la chef-qui-faisait-peur dans ma salle, avec mes cheveux de Sangoku et ma mauvaise haleine.

Interne en obstétrique.
Mon premier stage d’interne.
Une vraie chambre, le lit au milieu, un bureau à droite (la droite en étant… parce que…), une chaise en face, une salle de bains à gauche (bon j’arrête).
C’était aussi le bureau des internes, donc on était réveillés quand même par les collègues qui arrivaient au petit matin, mais bon, c’était une vraie chambre. J’y ai le souvenir surtout de ma deuxième ou troisième nuit. Une de ces nuits qui font dire aux patients « Je ne ferme plus l’œil de la nuit, je ne dors PAS DU TOUT », alors que bon, si, ils dorment, ça va quoi. Une nuit en demi-sommeil permanent.
Parce que c’est très différent de dormir, et de dormir en sachant qu’on sera fatalement réveillé d’ici 10, 40, 60, 80, ou 140 minutes. En ayant deux ou trois ou dix patientes sur le feu, dont on ne sait pas si on les a correctement prises en charge ou non, dont on ne sait pas si elles vont aller bien ou pas. En ayant deux ou trois ou dix futures patientes quelque part dans la ville, dont on ne sait pas si elles vont venir cette nuit ou pas, dont on ne sait pas si elles seront en bonne, en moyenne santé ou à demi-mourantes.
Dormir en garde et dormir, ce n’est pas du tout la même chose (pourtant, oui, je vous vois venir, c’est pareillement se coucher les paupières closes).
Bref, cette nuit-là, j’ai vu des cols de l’utérus. Toute la nuit. J’ai dormi d’un sommeil fiévreux, amputé, incomplet. Un sommeil d’aluminium.
Je fermais les yeux et je voyais des cols de l’utérus. Des sains, des malades, des saignants, des béants. Des qui avaient l’air sains mais dont je savais confusément qu’il fallait me méfier. Je voyais mon spéculum creuser, fouiller, s’entrouvrir, chercher en écartant la chair et s’ouvrir enfin sur un col dont il fallait que je détermine la santé.

Interne en rhumato.
Une vraie chambre, où j’aurais pu dormir de vraies nuits, tant on n’était jamais dérangés.
Hôpital sans entrées, sans urgences, sans vie. Lors des nuits les plus agitées, je devais me lever deux fois. Une fois pour prescrire un Valium à une vieille femme agitée, une fois pour faire un examen neuro sommaire à un type qui était tombé de son lit. Dans le pire des pires des cas. Mon collègue une fois avait dû gérer un OAP, ça m’avait paru une nuit dans Urgences avec deux plaies par arme à feu, une plaie par tronçonneuse, six plaies par armes blanches et huit arrêts.
Le couloir, les chiottes au bout à droite, ma chambre deuxième porte en partant du début, une salle de bains à la douche bouchée tout de suite à gauche, le lit la tête vers la salle de bain, une armoire, une télé en panne, une fenêtre ouverte sur les toits de l’hôpital par laquelle je rêvais de fuguer.
Ça a été mes nuits les plus calmes, et ça a été mes pires nuits. Aussi sordides que le réfectoire, pièce immense du dernier étage, où j’allais chercher dans le frigo le plateau sous cellophane avec le papier « Interne de médecine », où je mangeais seule toujours à la même table (l’avant dernière en partant de la porte, sur la deuxième rangée en partant de la droite), sous des néons blafards et grésillants, avec le bruit du vent qui claquait sur les murs et mugissait dans je ne sais quel tuyau du bâtiment.
Des nuits à l’image de mon stage, à l’image du service, à l’image des soins qu’on donnait aux patients.
J’aurais dû y passer une nuit sur deux, parce qu’on n’était que deux internes.
Par chance, mon confrère était étranger, il logeait dans un internat presque plus glauque que notre hôpital, et il avait besoin d’argent. Pour lui, dormir ici ou là-bas ne changeait pas grand-chose, et il m’avait demandé de lui laisser mes gardes. Trop heureuse.

Interne aux urgences.
C’était déjà un peu fort-boyard pour arriver à la chambre. Quatre couloirs, un code (avant-dernière page du calepin de la poche de droite de ma blouse), un ascenseur, deux couloirs, un code (dernière page du calepin), un couloir, une clé (troisième clou en partant de la gauche sur la deuxième rangée en partant du haut sur le tableau clouté de la salle de garde). Un lit au milieu, une table aux pieds du lit, le lavabo à droite, la salle de douche et les toilettes encore à droite. On prenait les draps dans l’armoire des patients dans le bureau des infirmières avant de monter, on changeait les draps du collègue de la nuit précédente. Un drap au-dessus de l’alèse en plastique qui grince et qui fait des plis durs comme une trique (le mec qui a appelé les alèses « alèse » avait un sacré second degré…), une couverture qui gratte au-dessus du drap, un drap au-dessus de la couverture, un drap enroulé autour de l’oreiller. Les trois draps enlevés de la nuit d’avant rejoignaient la pile des draps de la semaine à droite de la table au pied du lit.
Une table de chevet, un téléphone.
Je suppliais les infirmières d’appeler sur le téléphone. Je laissais des post-it partout, avec le numéro de la chambre de garde.
Parce que c’était ça ou le bip.
Le bip la nuit, ma hantise.
Dans le demi-sommeil fébrile dont j’ai parlé plus haut, le bip sonne dans l’obscurité. Ça s’immisce dans ton rêve. Ta mère, ton mec, le chien, le flic se met à crier Tiiiii ! Tiiiiii ! Tiiiii !
Une voix lointaine chuchote : « C’est pas ton rêve ».
Ça crie plus fort. TIIIII ! TIIIII ! TIIIII !
C’est pas ton rêve, c’est le bip.
Tu te réveilles en sursaut, tu l’attrapes, tu le rates, tu le ré attrapes, tu regardes, c’est pas le bon sens, tu le retournes, tu regardes, c’est toujours pas le bon sens (le bip de garde, cette clé USB des nuits d’hôpital), tu le reretournes, trop tard ça a fini de bipper, tu allumes la lumière, tu clignes des yeux, tu essaies d’appuyer sur un bouton pour voir le dernier appel mais ça ne marche pas, ça ne marche jamais, tu appuies sur tous les boutons, il s’affiche des trucs que tu ne comprends pas et qui ne ressemblent pas du tout à un numéro de poste, tu vois que c’est prévu que le réveil réveille à 7h30 mais ça ne te dit pas qui a bippé, alors tu décroches le téléphone, tu appelles les urgences, tu demandes « C’est toi qui m’a bippée ? », on te dit que non, tu te dis que tu vas pas appeler tous les services de l’hôpital, tu reposes le bip et tu te recouches en attendant que ça rebippe et en priant pour que ça n’ait pas été urgent.
Toujours est-il que je suppliais les infirmières de m’appeler plutôt que de me bipper.
Et immanquablement ça appelait.
« Oui, on a une entrée, c’est une dame de 60 ans pour douleurs abdos. »
J’arrive, tu dis.
Tu raccroches.
Tu reposes la tête sur l’oreiller.
« Bon, prends deux minutes pour te préparer. Une douleur abdo chez une femme de soixante ans, qu’est ce que ça peut-être, au pire ? … Bon, au pire y a plein de choses, mais imagine, peut-être c’est une constipation. Ça strouve tu vas y aller, elle va te dire qu’elle a mal un peu partout mais plutôt sur le flanc gauche, elle aura pas de fièvre, pas de fièvre pas d’antécédents, mal au flanc gauche, tu vas demander la date des dernières selles et ce sera 6 jours, 6 jours date des dernières selles, pas de fièvre, alors, femme de soixante ans, douleur abdo, flanc gauche, gauche, pas de fièvre pas de défense, dernières selles 6 jours, un movicol et voilà, il suffira de donner un movicol alors tu y vas, date des dernières selles c’est une constipation, facile, constipation, movicol, pas de défense, apyrétique, movicol c’est bon c’est tout ça y est tu peux dormir, ouf c’était facile c’était une constipation, movicol, mo… »
Et puis ça resonne.
Tu décroches, désorienté.
« Bah alors qu’est ce que tu fais ? »
« Heu… Hein ? »
« Bah je t’ai appelée pour une douleur abdo y a 20 minutes, tu m’as dit que t’arrivais, qu’est ce que tu fais ? »
Je fais que je me suis rendormie, putain. C’était juste une constipation.

J’ai soigné des centaines de patients fictifs, pendant mes nuits de garde.
Les soirs de fatigue, des patients que je n’avais pas encore vus mais qui avaient juste une constipation ou juste une entorse, et dont je faisais la prise en charge et les prescriptions en pensée très très fort depuis mon lit.
Les soirs d’anxiété, des patients compliqués qui s’incrustaient dans mes rêves, qui faisaient tout en dépit du bon sens, qui se dégradaient, qui avaient un potassium, le potassium, qu’est ce que j’ai fait avec le potassium, je ne sais pas le potassium, et que j’avais tués, tués, tués.

Une fois, mon chef de service m’avait raconté la nuit de garde qui le hantait encore des années après.
Il s’était réveillé au matin. L’infirmier lui avait donné des nouvelles de Madame B.
Mon chef avait dit « Hein ? Qui Madame B ? »
L’infirmier avait dit « Bah, la map de cette nuit. »
Mon chef avait cru qu’on lui faisait une blague jusqu’à ce qu’il reconnaisse son écriture dans le dossier de la patiente. Avec son nom, sa signature, la date et l’heure. 04H45.
Il n’avait AUCUN souvenir de Madame B, de sa map, de son réveil et de ses prescriptions.
Il s’était relu mort d’angoisse, à toute allure. Il avait lu qu’il avait fait des prescriptions cohérentes, normales, adaptées.
Il avait soufflé un long soupir de soulagement. Et puis il s’était dit que c’était un peu malade, quand même, comme mode de vie.

Réalisant l’écrasante vacuité de construire des châteaux pour avoir des bonus pour construire un restaurant pour débloquer des niveaux pour construire une maison pour gagner de quoi élever des dragons pour faciliter la progression dans un Candy-Crush-like histoire de patienter entre deux régénérations de vie dans Candy Crush, je me suis dit que j’allais essayer de faire quelque chose d’un peu productif.
Comme vous raconter mon premier stage d’externe.
Plus précisément, le début et la fin de mon premier stage d’externe.
C’est-à-dire un peu moins le début et un peu moins la fin de mon premier stage d’externe que , où j’ai vraiment raconté le tout début et la toute fin de mon premier stage d’externe. (Prenez le temps de lire, pardon, mais c’est important pour la suite.)

Service des urgences, donc.
Ça doit être ma quatrième ou cinquième garde dans le service, c’est-à-dire la quatrième ou cinquième garde de ma vie. On est entre chien et loup, mais plutôt côté très très loup. C’était surtout histoire d’utiliser « entre chien et loup » parce que c’est joli.
Je suis en train de remonter le couloir des urgences, probablement pour aller sauver une vie, et je croise je ne sais plus qui. Un chef, ou un interne, ou peut-être un infirmier. En tout cas un supérieur hiérarchique. (Quand tu es à la cinquième garde de ta vie, qui que tu croises EST un supérieur hiérarchique.) Qui m’alpague.

– Hey ! Tu sais t’habiller ? demande-t-il/elle supérieurement.
– Heu… Oui ? (Le point d’interrogation figure la timidité du oui.)

(« S’habiller », dans la bouche d’un supérieur hiérarchique à l’hôpital, c’est pas « enfiler vaguement un pantalon et un t-shirt le matin ». Ça, ils savent a priori que je sais faire, et je ne saurais pas que ça changerait encore pas grand-chose. « S’habiller », c’est « s’habiller en tenue stérile pour aller aider un chirurgien à chirurgier, en tenant des écarteurs ou une jambe ou les deux. »
C’est-à-dire se laver les mains dans le respect des règles de l’art et du temps imparti (dix minutes au moins), mettre une casaque stérile sans rien toucher avec ses mains sauf l’intérieur du champ stérile qui contient la casaque stérile puis l’intérieur de la casaque stérile elle-même, tournicoter sur soi-même pour fermer la casaque stérile, mettre des gants stériles sans rien toucher d’autre que l’intérieur des gants stériles et enfin ne jamais se gratter le nez. Ce qui a l’air idiot comme ça, mais qui se révèle à peu près aussi compliqué à faire que la phrase pour l’expliquer est longue et pénible à lire. C’est un des trucs qu’on apprend en premier quand on fait un stage de chirurgie, et qui nous est généralement expliqué par une infirmière de bloc de mauvaise humeur.
C’est une bête histoire de + et de – (le non stérile touche le non stérile, le stérile touche le stérile), mais ça devient assez systématiquement la toute première raison d’angoisse et de sueurs froides des médecins en devenir. Faire une faute d’asepsie, c’est la honte. Ça vous marque au fer rouge pour les siècles des siècles, alors que vous savez pertinemment que vous en ferez une tôt ou tard. Tout le monde en fait une tôt ou tard (ou tôt et tard au demeurant.))

Moi, il se trouve que coup de bol, je SAIS.
Parce que j’ai eu un stage de post-P1 en orthopédie tout à fait génial que je vous raconterai à l’occasion.
Je sais même faire des nœuds de chirurgien avec les fermetures de mes sacs-poubelles, c’est dire si j’ai de l’avance sur le cursus.

Bref, je sais m’habiller.

– Très bien ! me supérieure-t-on, le chef a besoin de toi pour une appendicectomie. Le bloc, c’est au fond du couloir après la salle de plâtres à gauche, ensuite droite droite, vers la radio mais gauche avant et tout droit.

Ok.
Ok ok ok, le chef a besoin de moi pour une appendicectomie. Très bien très bien. Je vais assurer. Ça me connaît, les appendicites. Je suis la reine de l’appendicite, tout va se passer comme sur des roulettes. J’en ai diagnostiqué une le mois dernier, c’est dire si moi et l’appendicite are interfacing.
Je vais au bloc, et je n’ai pas le souvenir de m’être perdue, ce qui prouve probablement que la mémoire est une chose faillible.

Quand j’arrive, le chef, un grand costaud géant avec une énorme barbe rousse (on sait qu’elle est énorme quand elle dépasse du masque) est déjà en train de se laver les mains.
Je demande en bafouillant à peine si c’est bien ici qu’on a besoin de moi pour une appendicite, je dis bonsoir monsieur, et je commence à me laver les mains en priant tous les dieux que je connais (autant dire pas lourd) pour que le chef ne s’attarde pas trop sur la bave orangée dégoulinante qui me sert de vaporeuse mousse dorée.

– T’as déjà fait une appendicite ? qu’il me demande en vaporeusant à qui mieux mieux.
– Heu, non. (réponds-je)
– Bon, tu vas voir, c’est pas compliqué, je vais te laisser faire. C’est vraiment tout simple. Tu commences par faire une incision sur la ligne de mac burney, de deux centimètres environ…

Là, assez bizarrement avec le recul, je n’ai pas paniqué.
Enfin, c’est-à-dire que j’ai paniqué normalement. J’ai paniqué comme avant de me laver les mains ou de faire un plâtre ou de rentrer dans la chambre d’un patient.
Le mec avait une voix tellement posée, il avait dit avec tellement de certitude inébranlable que c’était pas compliqué et que je pouvais le faire que je me suis dit un mélange de « Oh sainte marie mère de dieu », de « Oh, bon, ok, je vais faire une appendicectomie », et de « Je crois voir un peu de mousse vers mon auriculaire droit, hourra ! ».
C’est-à-dire que dans un monde où mettre des gants stériles est une épreuve initiatique redoutable, on finit par ne plus saisir vraiment les nuances.

Les mots me parvenaient d’à moitié loin (blabla péritoine, blabla fascia, blabla dans le sens des fibres) quand un grand type maigre est rentré dans la pièce.
– Pardon, il a dit, je viens pour l’appendicite, je suis en retard mais j’ai été retenu par une urgence.

Le grand costaud roux a tourné lentement sa tête majestueuse vers l’intrus, puis a dit : « Mais, vous êtes qui ? »
« Bin je suis l’interne », a dit l’interne.
Le chef a dit : « L’interne ?? »
Ma tête a dit : « Aaaaaaaaaah ! »

Le chef s’est tourné vers moi. Il a dit : « Mais alors VOUS, vous êtes qui ? »
Ma tête a dit un mélange de « Mais voilààààààààà ! », de « Merci jésus oh merci merci mon dieu » et de (très très lointainement, à peine audiblement) « Oh, zut ».
Ma bouche a dit « Bin, heu, l’externe… »

Le chef a mugi : « L’EXTERNE ??! »
Ma tête a dit : « C’en est fini de moi, tant pis, je ferai dresseuse d’ours finalement, c’est bien aussi dresseuse d’ours. »
Ma bouche a dit « Heu, oui. »

Et puis contre toute attente, il s’est mis à rire tonitrualement. D’un rire de gorge intarissable parfaitement assorti à son énorme barbe rousse.
Il a dit que j’étais géniale, qu’il avait jamais vu ça, une externe prête à faire une appendicectomie sans broncher, que j’avais un sacré cran et que c’était génial.

Je n’ai strictement aucun souvenir de l’intervention ou de quoi que ce soit qui ait pu suivre après.

Je recroisé Barberousse fugacement quelques fois.
Il n’a jamais été mon chef, mais on a partagé quelques fois les mêmes gardes. De loin. Jamais un patient en commun. Je n’ai jamais su son nom, par exemple.

Et puis mon stage s’est passé.
Plutôt bien.
J’étais appliquée (un peu besogneuse), impliquée (un peu hystérique), présente (un peu pot de colle), mais en restant discrète (un peu morte de trouille).
J’ai adoré ce stage, et je n’en ai pas perdu une miette.

Sont arrivés le dernier jour (ou l’avant dernier, ou tout comme), l’évaluation, la note et les adieux.
J’ai récupéré mon dossier un peu tremblante, pour découvrir que j’avais eu une note moyenne, pas vraiment médiocre mais vraiment pas bonne. Une note entre chien et loup.
J’ai été un peu déçue quand même d’avoir strictement la même que collègue-qui-arrivait-toujours-en-retard-et-disparaissait-toujours-une-heure-plus-tôt et que pétasse-qui-avait-annulé-six-gardes-à-la-dernière-minute-pour-des-prétextes-fallacieux.

Et puis j’ai recroisé Barberousse cette matinée-là.
Il m’a demandé : « Au fait, c’est quoi ton nom ? »
– Jaddo Jaddo, j’ai dit.
– Jaddo ?! Mais c’est moi qui ai fait ton évaluation ! Zut, si j’avais su que c’était toi, je t’aurais mis une meilleure note.

Donc, j’avais eu une note injuste par un type qui n’avait strictement aucune idée de qui j’étais, et qui m’aurait notée plus justement mais pour une raison encore plus injuste s’il l’avait su.
C’est une chance que personne, nulle part, n’en ai jamais eu quoi que ce soit à branler des notes des externes à l’hôpital.

 

 

Et puis, pour être tout à fait honnête, le Barberousse d’ici et le grand black de là-bas, en vrai c’est la même personne. (Imaginez-le maintenant comme bon vous semble.)
C’était aussi pour lui dire : « Hey, j’ai arrêté de fumer. »

J’étais en train de lire Internet. GTalk à gauche, Firefox partout, Twitter au milieu.
Je lis, je zappe d’un onglet sur l’autre, je clique sur des trucs.
Je matte une vidéo rigolote.
Je retrouve un onglet perdu au milieu des autres ; tiens, d’où il sort celui-là ?
Je clique et je lis.

Je lis, et les souvenirs affluent. Me prennent à la gorge.

Je ne sais plus le début ni la fin de l’histoire. Je me revois dans le coin en haut à gauche de cette salle de mon service de pédiatrie.
J’étais de garde aux urgences, et je suis dans un coin de la salle.
Le chef essaie de poser une voie osseuse à une petite déshydratée qui va mourir, ou qui est déjà morte, qui sait.
Même pas je savais que ça existait, une voie osseuse.
La petite (le petit ?) est tellement déshydratée qu’on n’aura pas le temps de la perfuser en IV. Pour aller plus vite, on lui plante l’aiguille directement dans l’os. Dans le tibia, à travers la peau.
Mon chef, mon chef si cool, si tranquille de compétence, si rassurant d’habitude, est tout rouge.
Il crie. « Appelez Dr Sénior » .
Les sons s’effacent, je suis dans le coin haut-gauche de la pièce. Je vois l’infirmière qui tend des trucs. On dirait un ballet. Elle ouvre le troisième tiroir en partant du haut, elle sort une pochette en plastique, elle l’ouvre. Elle prend une aiguille du premier tiroir, elle la plante dans une poche de truc liquide, elle retourne l’ensemble, elle tend le bras vers mon chef qui a des mouvements beaucoup trop rapides par rapport à d’habitude.
Je suis paralysée, et je me demande ce que je fous là, je me demande comment l’infirmière sait ce qu’il faut sortir comme trucs des tiroirs, je me dis Oh mon dieu heureusement qu’elle est là.
J’entends le chef qui crie des trucs obscurs, genre « Donne moi une 4.2 » et je me dis qu’heureusement qu’elle est là.

Il essaie une fois, deux fois, de rentrer une très très grosse aiguille au travers de la jambe de cette petite (ce petit ?) de 9 mois.
Le support sous la jambe (le brancard) est trop mou, ça ne passe pas, ça ne veut pas rentrer. On y colle des trucs sous la jambe, un dossier, un deuxième, une planche en bois qui a surgi hors de la nuit. Pendant ce temps-là une autre infirmière essaie de planter une aiguille plus petite dans le crâne de l’enfant. Elle essaie, une fois, deux fois, trois fois. Ça ne passe pas, et puis la quatrième ça passe.
Dr Sénior arrive. Il crie aussi. Il prend le relai de l’aiguille dans la jambe. Il est beaucoup plus rouge que d’habitude lui aussi.

Moi j’ai toujours les bras ballants, en haut à gauche, avec cette espèce de décalage spatiotemporel qui vous fait voir les trucs au ralenti dans vos yeux alors que ça se passe en accéléré dans votre tête, comme en DS de maths.
Tout au ralenti sauf ma tête.

Je le sais bien que je ne sers à rien, que je pourrais me rendre utile en dégorgeant le service des urgences-non-urgentes, mais je reste là, hypnotisée, comme quand on se retrouve sur une vidéo sur YouTube d’un gars qui mange son vomi ou qui se plante un clou dans une couille.
Oh mon dieu je ne devrais pas regarder ça.

On crie mon nom, je m’éveille, on me demande d’appeler Dr Réa. Une autre sénior, la sénior de néonat.
Je prends le téléphone. Je m’entends vomir un flot de mots qui n’ont pas de sens, j’essaie de faire passer la notion d’urgence et il n’en sort rien de médical. Genre « Heu alors la petite c’est un pruneau, hein, Dr Sénior essaie de la perfuser mais heu elle va mal, faut venir vite. »
Dr Réa, fais ce que tu peux avec ça, entends la panique dans ma voix et décide que ça vaut le coup de venir en courant avec la blouse qui vole au ralenti s’il te plaît.
On dirait moi au 31 décembre de cette année, en train d’appeler les pompiers pour le type que j’ai récupéré évanoui dans la rue après une chute-trauma-cranien-perte-de-connaissance le tout en direct sous mes yeux.
Tu pourrais croire que les automatismes te reviennent : Glasgow 11, TC-PC, réveillable pupilles réactives.
Que dalle. T’entends ta bouche dire « Heuuu bin il s’est cogné la tête genre fort, hein, ça a fait PAM fort fort, et là, heu, bin non, il est pas inconscient-inconscient, hein, il fait « Mmmmm » quand je le pince, mais bon il est pas frais frais mais heu je crois qu’il a bu. »
Douze ans d’études.

Bref. Je passe du coin-haut-gauche-de-la-pièce à derrière-le-bureau-face-à-la-mère.
Ne me demandez pas comment ça s’est fait, je n’en ai aucune idée.
Je lui explique que sa petite (son petit ?) est très déshydratée, que les médecins sont en train d’essayer de la perfuser, qu’elle a été inconsciente longtemps, qu’elle convulse. J’essaie de reconstituer l’histoire, de savoir comment la mère a pu voir son petit ne plus réagir à rien, perdre l’éclat dans ses yeux, devenir atone sans venir plus vite.
J’essaie de ne pas accuser. J’essaie d’employer des mots qui ne laissent pas entendre qu’on n’est pas sûr qu’il va vivre, parce que là, peut-être il va mourir, et que oui peut-être que c’est aussi en partie de sa faute à elle qui s’est pointée aux urgences tranquillement avec son petit sous un châle en disant juste « Il a la diarrhée » alors qu’il ne bougeait plus et ouvrait à peine les yeux depuis plus de dix-huit heures. J’essaie de ne pas dire « Mais comment avez-vous pu ? »

Je revois l’infirmière 1. La blonde, qui a essayé 12 fois de poser une voix veineuse sur le crâne et qui a réussi la 13ème.
C’était bien cinq heures après que le petit (la petite ?) a été transféré dans le service qui va bien, elle racontait le début de l’histoire.
« Et là je l’ai vu dans les bras de la mère, je me suis dit ouhlala, et je l’ai pris dans mes bras, et je me disais Oh mon dieu il est mort il est mort, et là il s’est mis à convulser et alors je me suis dit Oh mon dieu il est vivant il est vivant » .
Elle le raconte en rigolant à moitié, en mimant les gestes, et c’est rigolo comme elle mime en ouvrant des grands yeux, mais elle n’en mène pas large.

Un peu plus tard, chose exceptionnelle, on a reçu un courrier de Hôpital-super-fort, qui nous félicitait pour la prise en charge, qui disait que sans la réactivité de l’équipe il serait sans doute mort.
Infirmière 1 nous a lu le courrier avec un petit peu de trémolo-de-fierté dans la voix.

Et moi, bêtement, je me suis sentie fière aussi, moi qui avais passé 20 minutes dans le coin-haut-gauche de la pièce en me disant Oh mon dieu oh mon dieu comment savent-ils ce qu’il faut faire ?
Comme si j’avais participé à l’histoire.

Comme à la télé.

24 juillet, 2011

La dernière fois que ma grand-mère a été hospitalisée, c’était dans le CHU de mon externat. Juste en face du service d’urgences.
Y en a beaucoup dans tout le CHU, des services d’urgences, mais là, je parle de mes urgences. Le service dont je dis toujours le nom dans ma tête avec des majuscules partout, mon service MadeleineDeProust à moi.

Le service où j’ai commencé et où j’ai fini mon externat.
On pouvait être en stage aux urgences et passer trois mois entiers là-bas, mais on pouvait aussi y être de garde quand on était en stage dans pas mal de services alentour, et moi j’avais fait les deux. Plusieurs fois, même.

C’est là que j’ai fait la première garde de ma vie, la nuit de mes vingt-deux ans.
Ouais, parce qu’à la répartition des gardes, Ginette avait pris la parole. Ginette, c’est l’espèce de fille bizarre au fond de moi qui avait un petit orgasme à dire « Non, le réveillon je peux pas, je suis de garde », qui rendait supportables les semaines à 115 heures (mon record) parce que même si on était épuisé, c’était quand même putain de classe. C’est la fille qui est contente quand Nicole demande un médecin dans le train, et que je me lève en faisant semblant de soupirer.
Donc personne ne voulait de cette garde, et moi c’était la nuit de mon anniversaire, et Ginette avait dit « Bon, bin j’la prends… » avec ce mélange de résignation et de jouissance. Ginette avait sans doute déjà en tête que dix ans plus tard, la phrase « La première garde de ma vie, c’était la nuit de mes vingt-deux ans » me ferait plaisir à dire. Ginette aime bien les symboles.

Bref, c’est là que j’ ai fait ma première garde. C’est là que j’ai eu mon tout premier patient à moi.
J’avais suivi quelques dossiers avec l’interne, et puis il avait dit « Bon, le prochain, tu le vois toute seule », et j’étais restée assise devant le bout de bureau où l’infirmière posait les dossiers des entrants, en flippant ma mère. Ginette serait contente de vous dire que le dossier est arrivé quelques minutes après minuit.
J’avais tout imaginé pour mon premier patient, j’avais fait défiler les possibilités dans ma tête en flippant pour chacune. Et si c’était un patient polypourri auquel je n’allais rien comprendre. Et si c’était un truc super grave que je n’allais pas voir. Et si c’était une connerie d’entorse qui allait bousiller mon symbole.
Le premier patient de ma vie, quelques minutes après les minuits de mes vingt-deux ans, c’était un type d’une vingtaine d’années, sympa et drôle, qui répondait facilement à toutes les questions, et qui avait mal en fosse iliaque droite, 38,5 de fièvre, vomi une fois, et une petite hyperleucocytose mais pas trop. Je crois que je lui ai fait super peur. Le type a pas compris pourquoi j’ai affiché sur mon visage l’envie de l’embrasser quand il a répondu « Oui » quand j’ai demandé si la douleur se réveillait quand je cognais sur son talon et si ça avait commencé d’abord plus haut vers l’estomac. Je lui ai expliqué en sautillant et en parlant trop vite et en faisant des blagues et en disant beaucoup trop de mots qu’il avait une appendicite comme dans les livres, et ce con a même pas eu l’air fier. Ginette ne s’en est pas offusquée, elle s’était déjà évanouie de bonheur.

C’est là que j’avais fait ma toute première suture sur un patient pas endormi-au-bloc.
C’était une fille brune, jeune, folle. Elle s’était tailladé tout l’avant-bras avec une lame de rasoir. Il y avait une vingtaine de plaies, les unes à côtés des autres, dont deux ou trois qui méritaient une suture. Autant vous dire que pour y coller un champ stérile prétroué, c’était pas gagné d’avance.
Elle n’avait pas ouvert la bouche une seule fois, elle était assise et elle fixait mes mains avec de très grands yeux sombres qui ne cillaient jamais. Moi je fixais mes mains aussi, parce qu’elles tremblaient comme deux petites parkinsonniennes avancées et que je n’arrivais pas à les maîtriser. C’était visible à l’œil nu et à trois bornes, qu’elles tremblaient, et ma patiente silencieuse qui ne voulait pas regarder ailleurs. « Uhuhuh, j’ai bu trop de café », j’avais fait.
J’avais réussi quand même de jolis points, du travail propre, et puis j’étais allée souffler deux minutes, en laissant ma patiente dans la salle de sutures. Celle avec l’armoire avec les scalpels et les fils et les aiguilles, ouais.
C’est pas moi qui y étais retournée quand il avait fallu la recoudre une seconde fois.

C’est là que j’ai annoncé ma première grossesse avec violons et cymbales et gnangnanteries.
C’est là que j’ai appris à me laver les mains à la Bétadine comme Benton et que tout le monde arrivait à faire de la jolie mousse jaune vaporeuse sauf moi, qui frottais pourtant mes mains quasi à sang et qui n’arrivais à en tirer que des espèces de dégoulis oranges qui coulaient (im)pitoyablement le long de mes avants-bras.
C’est là que j’ai raté mes premières réductions d’épaules.

C’est là qu’une fois, la chef de clinique avait dit « Bon, j’ai un boulot pas rigolo à te confier ». Je m’attendais à du vomi à aller nettoyer, ou douze ECG à faire dans un service quelconque, mais elle avait dit « Il faut aller recoudre une morte ».
Jeune femme VS camion, et le camion avait gagné, et il y avait des centaines de points à faire un peu partout. Je bénis encore l’infirmière qui était restée avec moi tout du long, et qui avait rendu ça un peu moins glauque.

C’est là que j’ai fait mes premiers plâtres, avec l’interne, « Je bande et tu mouilles » à chaque fois, mouahahah.

C’est là qu’on avait reçu ce patient âgé pour une douleur dans le ventre, sous les côtes, qui l’avait réveillé en pleine nuit, mais pour qui l’écho abdo ne trouvait rien d’anormal.
Je l’avais ré-interrogé, consciencieusement, comme toujours, et puis il avait dit je ne sais plus quelle phrase qui m’avait aiguillée. L’infirmière m’avait pourrie quand j’avais demandé des gaz du sang, parce qu’on était en chirurgie, qu’on ne faisait pas de gaz du sang ici, que le type avait une bonne sat’ et qu’elle voyait vraiment pas pourquoi on ferait des gaz du sang.
Elle m’avait pourrie, et la fin de l’histoire s’était passée dans le service d’à côté, pas en chirurgie, et dans une telle indifférence vis-à-vis de moi que j’ai vraiment cru jusqu’à aujourd’hui qu’on l’avait trouvée par hasard, que je m’étais plantée mais que par hasard il s’était trouvé que j’avais bon quand même. C’est en y repensant là maintenant que je réalise que si, c’est aussi dans ce service-là que j’ai diagnostiqué ma première (et ma seule, du reste) vraie embolie pulmonaire, et que j’ai probablement sauvé la vie de ce type.

C’est là que j’avais vu la fille qui bouffait des fourchettes et qui en était à sa 32ème opération, c’est là que j’avais eu mon premier corps étranger rectal. Un gamin de 16 ans, qui était arrivé aux urgences avec ses parents et sa brosse à dents coincée dans les fesses, qui m’avait dit en regardant le sol « Vous en voyez souvent des crétins comme moi ? ».
« Tous les jours », j’avais menti. J’imaginais ces longues, longues minutes de solitude entre le moment où il s’était dit « C’est coincé » et le moment où il s’était résigné à se dire « Faut que j’en parle aux parents ».
Le radiologue avait tiré plusieurs clichés, comme toujours,  et j’avais même pas réclamé le mien, même si bien sûr j’avais fait mine de ricaner comme les autres.

C’est là qu’on regardait les radios en faisant la blague « Mmmm c’est cassé » .
C’est là que j’ai demandé à un patient énucléé s’il permettait que je jette un œil.
C’est là qu’il y avait la salle de repos avec les inscriptions sur les murs, les canapés défoncés et l’odeur de clope froide qui s’échappait jusque dans le couloir des patients.
C’est là qu’il n’y avait pas de chambre pour l’externe de garde, et où j’avais passé quelques bouts de nuits dans le box gynéco, sur le lit avec les étriers.
C’est là qu’on bossait en pyjama de bloc comme dans les séries télé, et qu’on se changeait dans les toilettes parce qu’on n’avait nulle part ailleurs où se changer.
C’était le paradis de Ginette.

C’est là que j’avais fait mon tout dernier stage d’externe.
En déménageant pour mon internat, je leur avais légué mon vieux canapé, défoncé aussi, mais un peu moins que les leurs. Ginette adorait l’idée que les futures promotions d’externes passent quelques nuits sur mon canapé.

Et me voilà donc sur le trottoir, l’hôpital avec ma grand-mère dedans dans le dos, la porte des urgences face à moi.
J’y vais, en me sermonnant d’avance.
Bien sûr, une première couche de pensées imagine que je vais passer une tête dans la salle de garde, que je vais entendre « Sapristi, c’est Jaddo ! », que je vais reconnaître des gens, que je vais retrouver mon vieux canapé dans la salle de repos.
Une deuxième couche se doute bien qu’un inconnu va me dire « Hep, où allez-vous ? » quand je vais prendre le couloir qui y mène.

Et puis j’y vais quand même, pour voir.
Ça a changé, mais pas tant que ça. Les choses sont grosso modo au même endroit, la pièce des docteurs, le petit couloir, les toilettes, la salle de repos.
Personne ne me remarque, personne ne me parle, je réussis à me faufiler jusqu’à la salle de repos sans être arrêtée, même si j’ai pas de blouse.
Ça a changé, mais pas tant que ça. Des vieux canapés défoncés, pas le mien, des inscriptions sur le mur, pas la mienne. Un grand black vautré devant la télé. Un chirurgien, à sa tenue.

Je jette un coup d’œil circulaire, je fais un vague signe de tête au grand black que j’espère genre « Mais non mais non, je ne suis pas une intruse, j’ai une raison légitime d’être là », et je fais demi-tour.
« Hey ! »
Oh mon dieu le grand black m’a appelée. Il parle sans sourire, d’un ton neutre, il pose ses phrases l’une après l’autre. Il affirme.
« Vous étiez externe ici. »
Oh mon dieu. Oui Monsieur.
« Je me souviens de vous. »
Oh mon dieu.
« Vous étiez une EXCELLENTE externe ».
Ginette cogne de tous ses poings dans ma poitrine.  Six ans après, bordel. On est six ans après mon dernier passage ici.
« Vous aviez un seul défaut… »
Oh mon dieu.
« … vous fumiez. »

AVH

22 février, 2009

Comme tous les étudiants en médecine de France, j’ai passé beaucoup de temps aux urgences. Peut-être même plus que la moyenne d’entre eux, parce que j’aimais vraiment bien ça. Entre les stages d’externat, les stages d’internat et les gardes, j’ai vu pas mal de services.
Parmi les nombreux points communs de tous les services d’urgences, il y a les gars-bourrés.
Et, avant de rentrer dans le vif du sujet, laissez moi partager avec vous la fine analyse que, dans ma grande sagacité, j’en ai faite.

Préambule :

Il y a, pour résumer outrageusement, quatre grandes catégories de gars-bourrés aux urgences, selon deux critères majeurs : ceux qui font peur (ou pas) et ceux qui sont chiants (ou pas).

Pour nous faire plaisir, rangeons les dans de jolies petites cases :

Cliquez dessus pour voir en grand.

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Dans l’usage, la catégorie 4 est rare.
A vue de nez, je dirais que la distribution de gars-bourrés, dans un service d’urgences traditionnel, ressemble à :
– 80% de C1 – C3
– 15% de C2
– 5% de C4

Les gars-bourrés peuvent se ranger dans quatre endroits distincts :
– les chambres normales
– les « chambres de dégrisement »  (Ca ressemble à une chambre normale, sauf que c’est raisonnablement à portée de la salle où s’affairent les blouses blanches, qu’il n’y a pas d’ordinateur, pas de table, pas de chaise et des liens attachés d’avance au brancard)
– le couloir
– le box de réa

Nous voyons vite que les chambres de dégrisement sont réservées aux catégories 2, alors que le box de réa est l’apanage des catégories 4.
Un soigneux ballet est ensuite orchestré, fonction de la nuit, de la place, et du nombre de gars bourrés.
Un C1 pourra être rangé dans une chambre de dégrisement, s’il y a de la place, parce qu’on craint son passage en C2. Si sur ces entrefaites arrive un autenthique C2, on passera le C1 en chambre pour laisser sa place au C2.
Le couloir est traditionnellement réservé aux C3 et aux nuits chargées.

Un même gars-bourré peut bien sûr nous être livré sous différentes formes, et changer de catégorie à mesure que la nuit avance.
Le classique C1 -> C2 -> C3 -> C4 est rarement observé.
Le plus souvent, le cycle est simplifié en  C1 -> C3 ou C2 -> C3.
La possibilité d’un C3 -> C2 est toujours à craindre, surtout si le C3 avait été diagnostiqué trop hâtivement et entreposé dans le couloir, entre un brave j’ai-tordu-ma-cheville et une naïve j’ai-perdu-mon-tampon, qu’on ne reverra pas aux urgences de sitôt.

Les situations rencontrées peuvent donc revêtir une grande variété, malgré une base de départ simple et bien codifiée.
L’histoire que je voudrais essayer de raconter est celle du passage de C1 en C2.

Histoire :

Je vais essayer d’illustrer mon propos avec un exemple. Le choix est vaste, l’histoire se répète et les exemples sont nombreux. Prenons une C1 au hasard.

Une C1 nous est aménée par les pompiers.
La soirée et le début de nuit ont été lourds, les box sont pleins. Son arrivée imminente nous est annoncée par un coup de fil,  et commentée de lourds soupirs de l’équipe soignante.
Putain, encore une. Bon, on va mettre le C1 de la 7 dans le couloir, maitenant qu’il a viré C3, et on la mettra à sa place en chambre de dégrisement.

La C1 est bien connue du service, elle y est passée souvent, toujours dans les mêmes circonstances.
Figurez-vous que la C1 s’appelle Mme Torchet. C’est délicieusement cynique.
Mme Torchet a 45 ans, dont 45 de vie triste.
Elle a enchaîné les merdes et les coups du sort dans un outrage permanent aux lois de la statistique. Toutes les merdes qui peuvent arriver à quelqu’un, croyez bien qu’elle les a connues.
Aujourd’hui, elle a des enfants, un mort et d’autres qu’elle ne voit plus, quelques hommes qui sont partis, un boulot qu’elle a perdu. Elle habite 2 mois chez une amie, un mois à la rue, puis deux mois chez un type qu’elle a croisé et qui voulait bien l’héberger en échange de vagin. Elle fait ce qu’elle peut le long de sa vie, et, régulièrement, elle boit un peu plus que d’habitude et elle finit aux urgences du coin. Encore.

Elle arrive en sentant l’alcool et en pleurant entre deux fous-rires, à moitié nue sur la chaise roulante poussée par le brave pompier.
Motif de détresse sur la feuille des pompiers : « Une femme de 45 ans est sur le trottoir « 

C’est un infirmier que j’aime plutôt bien qui fait l’entrée.
Un type qui bosse relativement bien, qui est plutôt sympa avec les externes, un peu déconneur, qui fait des blagues un peu lourdingues mais rigolotes quand même de temps à autres. Qu’on préfère voir, quand on arrive pour sa garde, que la pimbêche coupée au carré qui râle parce qu’il y a encore quelqu’un qui a mis le kit de suture dans la mauvaise boîte pour la désinfection.

– Allez ma ptite dame, qu’il dit en récupérant la chaise roulante, c’est reparti pour un tour.
Il l’amène dans le box 7, la chambre de dégrisement dont la porte donne directement sur la salle des soignants.
Il la déshabille la porte ouverte, il lui colle une blouse qui ferme dans le dos et qu’il ne boutonne pas.
– Allez, on se couche, maintenant, qu’il dit, le médecin va venir vous voir.
Il sort, et, la porte encore entrouverte, il dit « Roh putain mais elle pue mais grave ».
Il entasse ses affaires en grimaçant dans un grand sac qu’on lui remettra demain matin au moment de partir. Il en fait l’inventaire, et il le note sur la feuille qui va bien. 1 T.shir 1 pull 2 chaussettes 1 chaussure 1 portefeuille 7,50 euros.

Le médecin qui va venir la voir, c’est moi.
J’y vais surtout pour vérifier qu’on n’est pas au bord de la C4, et pour dire de mettre quelque chose dans l’observ.

J’essaie de l’amadouer.
Et j’ai l’impression d’y arriver un peu.
Sans doute beaucoup mieux qu’en vrai, certes. Sans doute un peu naïvement.
En tout cas, je l’appelle par son nom, je la laisse finir une phrase complète sans la couper, au moins une fois sur deux, j’essaie d’avoir des gestes doux, j’essaie de la traiter en Mme Torchet et pas en C1.
Pour la clope qu’elle me réclame depuis que je suis rentrée dans sa chambre, je négocie. J’explique les vraies raisons pour lesquelles on ne peut pas là tout de suite, pour laquelle on ne pourra pas autant qu’elle le voudrait, je donne un vrai délai dans lequel je m’engage à venir l’accompagner, une seule fois, j’explique ce que je crois qu’il va vraiment se passer si elle continue à réclamer toutes les cinq minutes quand je serai partie, et que je n’ai pas envie qu’il se passe. Je lui dit qu’elle a tout à gagner à rester calme en attendant que je tienne ma promesse et que je l’accompagne pour une vrai clope. Qu’elle en aura une, si elle me fait confiance, et que si elle en réclame dix en hurlant, tout porte à croire qu’elle n’en aura pas et qu’elle finira attachée au brancard.
Carotte et bâton, dont je ne suis pas très fière, mais qui ont le mérite d’être strictement vrais.
Naïvement, j’ai l’impression que ça a marché.
« D’accord, d’accord », elle me dit.
Evidemment, ça tient quinze minutes, mais on ne pourra pas me retirer que ça a tenu quinze minutes.

Elle se remet à réclamer. Sa clope surtout, mais aussi un coup de fil, sortir, rentrer chez elle.
Elle reste sur son lit, mais elle appelle.
On ne lui répond pas, on ne la regarde pas. Personne ne lui parle.
Quand elle demande qu’on l’accompagne pisser, l’infirmier soupire, se lève et dépose un bassin au coin de sa chambre. Chambre qui donne directement sur la salle de soins, avec des fenêtres, pas de draps, une blouse mal fermée et un bassin posé au sol.
Curieusement, elle ne pisse pas. Elle continue à appeler, de plus en plus souvent à mesure qu’on ne lui répond pas.
La septième fois, l’infirmier crie, depuis sa chaise :
– Bon ça suffit, hein, on n’est pas à l’hôtel ! Elle se prend pour qui, elle ?
La huitième fois, il ne dit rien, se lève, va jusqu’au box, ferme la porte, tourne le verrou.
Elle tape à la porte, elle demande pourquoi on a fermé.
– Va te coucher, princesse ! crie l’infirmier à travers la porte, avant d’aller se rasseoir devant son PC.
Elle tape plus fort.
Elle se met à crier.
Il revient, tourne le verrou, entre dans la chambre, la saisit par les deux bras.
– Bon maintenant tu te calmes ! Tu la fermes !
Il l’assied de force sur le lit, sort de la chambre, prend son collègue à témoin :  « Putain mais elle cherche ou quoi la pétasse, là ».
La pétasse se met à hurler : « Connard ! Fils de pute ! Est-ce que je t’ai insulté, moi ? Laissez moi sortir ! »

L’infirmier regarde ses collègues.
Hochement de tête.
Ils sont cinq, ils se lèvent, ils entrent dans la chambre.
Sans dire un mot, ils la saisissent, il la tirent vers le lit, ils la couchent.
Elle se débat, elle hurle, elle griffe.
« Putain !! », dira le griffé.
On la couche, un sur les bras, un sur les épaules, un à chaque jambe, un qui noue les liens, une idiote arrivée sur le tard qui lui maintient la tête inutilement et qui n’aide pas beaucoup.
Frissons dans l’assemblée.

Elle restera attachée à son lit, hurlant, bavant, pleine de soubresauts de rage, essayant de défaire ses liens.
De temps à autres, une blouse blanche passera la tête de sa porte toujours verrouillée pour réclamer en hurlant le silence.
On parlera d’elle jusqu’à la fin de la nuit, dans la salle d’à côté, en soupirant, en se prenant à témoin (« T’as vu, elle m’a griffé la salope ! » « Moi j’ai failli me prendre un coup de boule ! »), en maudissant son boulot de merde, en maudissant les médecins qui sont restés au chaud derrière leur ionogramme, en pouffant sur l’externe, qui, au milieu de la cohue, faisait semblant de lui tenir la tête et lui caressait la joue en chuchotant « Calmez vous Mme Torchet, s’il vous plait, calmez vous. Là, là, ça va aller… »

Et probablement que mes beaux discours de confiance mutuelle et de contrat de clopes étaient perdus d’avance.
Probablement que j’étais idiote, à caresser la joue d’une furie parce que je ne savais pas quoi faire d’autre.
Probablement que je ne sais pas ce que c’est, d’être seul au front, une nuit sur deux, avec les mêmes histoires qui reviennent et les médecins qui font semblant de ne pas voir.
Probablement que je ne sais pas l’épuisement qui s’accumule.
Mais on ne m’ôtera pas de la tête que cette femme n’aurait pas viré C2 si on ne l’avait pas aidée.
A force de petites humiliations, à force de petits mots glissés assez forts pour être entendus, à force d’espoir malsain de déclencher la tempête, pour pouvoir jouer de ses beaux muscles, avoir quelque chose à raconter à l’équipe de relève, être un homme, mettre quelques coups à la pauvre ivrogne et être plus tranquilles une fois les liens attachés.

Et ça, c’est pas pour dire, mais c’est pas loin de la perversion.

Ah bah oui mais non

24 août, 2008

Message à caractère informatif :

Quand on a mal au ventre, et qu’on n’a pas de bouillote, mettre sur son ventre un drap, et sur le drap un fer à repasser n’est pas une bonne idée.

Colle.

16 avril, 2008

De garde à la maternité.
J’assure les « urgences gynéco ».
22H30, examen clinique d’une jeune femme qui vient pour un problème que j’ai oublié.
C’est presque son premier examen gynéco, et c’est presque mon premier examen gynéco.

Toucher vaginal. Aloooors… Bon, le col. Ok, il a l’air bien, ça fait pas mal dans le cul de sac de droite, et si je vais dans le cul de sac de gauche… Bin merde, le col. Bon, ok, il a toujours l’air bien.  Alors je reprends à gauche, et… Attends, je suis perdue. Bon, je reviens sur mes pas, je tourne à droite, je passe le col, je suis la gauche, je… Bordel ! Le col !
Je comprends rien à ce qui se passe sous mes doigts.
Je prends le spéculum, j’engage, j’écarte les lames, je vois le col, ok. Je repositionne, je vise à côté, j’écarte les lames, et je vois le col. Bon.
Allo Houston ?

J’appelle mon chef de clinique depuis le couloir.
« Oui, écoute, excuse moi de te déranger, mais je comprends rien à mon examen, là, j’ai l’impression que la dame a deux cols. »

Et les vrais problèmes commencent. Quand-même, d’accord, je suis jeune interne, mais je devrais avoir suffisamment de bouteille pour savoir ce qui est une urgence ou pas. Et là, c’est pas une urgence ! Ce serait une urgence, ce serait normal que j’appelle mon chef, mais là, c’est de la consultation, et c’est pas une urgence, et je vais pas commencer à le déranger à une heure pareille si c’est pas une urgence.

Ok, garçon. Non, certes, je sais bien que le potentiel deuxième col de la dame ne va pas exploser dans trois minutes si je ne coupe pas le fil bleu. Mais quand même, j’en fais quoi, moi, de cette non-urgence ?
J’écris quoi dans le dossier, qui sera ressorti par d’autres médecins lors de futurs examens ?
J’écris : « TV : normal » ?? J’écris « TV : je crois qu’elle a deux cols mais je suis pas sûre » ?
Et à la dame, je lui dis quoi ??
« Bon, écoutez madame, ne paniquez pas, hein, je crois que vous avez deux cols de l’utérus, mais c’est pas une urgence, hein. Pis en plus c’est même pas sûr. On verra ça au calme tranquillement lors de votre prochain rendez-vous avec un vrai gynéco. Et d’ici là, ne vous faites pas de soucis, rien de grave, dormez sur votre oreille »…

Mon chef a quand même fini par se déplacer, et la dame avait bien deux cols.
Mais c’était pas une urgence.

Gardes aux urgences.
Comme à sa fâcheuse habitude, le bip bippe. Je suis appelée dans les étages.
Un décès.
Sauf que, cette fois, on ne m’appelle pas pour faire le constat de décès. On m’appelle parce que la famille veut parler au docteur. Et le docteur, c’est moi.

Je prends l’ascenseur, j’appuie sur le bouton de cet étage où je ne vais jamais, pour aller dans un service que je ne connais pas, discuter avec des gens que je n’ai jamais vus de la mort d’un patient que je n’ai jamais vu non plus.
Ambiance. 

L’infirmière m’attend à l’entrée du service. Sur le trajet de la chambre, je me rancarde sur le patient. 
Mort attendue. (Oui, on dit « Mort attendue ». Pas parce qu’on l’attend en faisant des paris et en bouffant du pop-corn, hein. Parce qu’on s’y attend.) Très vieux monsieur, très vieux cancer. Tous les deux avec des générations et des générations de descendants.
De toute façon, en règle générale, dans cet hôpital-là, quand on accueille un cancer, c’est qu’on n’attend plus grand-chose.

La famille, elle, m’attend. Pas du tout agressive, pas du tout « On veut parler au médecin parce qu’on va taper un scandale« .
Non, juste « On veut parler au médecin parce qu’on est trop tristes« .
Ils me posent des tas de questions, j’improvise à la volée. De quoi il est mort, comment il est mort, quand est-ce-qu’il est mort.
« Est-ce-qu’il a souffert ? » > Non !!

Il y a des réflexes à avoir.
« Est-ce-que j’ai grossi ? » > Non !
« Elle est plus belle que moi, cette fille ? » > Non !
« T’es du genre à regarder Koh lanta, toi ? » > Non !
« Est-ce qu’il a souffert ? » > Non !

Je ne m’en veux pas. Je ne peux quand même pas leur répondre « J’en sais fichtre rien ».
Et je ne vois pas du tout ce que ça pourrait apporter de bien, de leur dire qu’il a souffert. De toute façon, c’est leur souffrance à eux qui compte, maintenant. C’est elle qu’il faut essayer d’apaiser. Et si c’est au prix d’un mensonge, je mens.

Les questions s’épuisent peu à peu, la fin approche.
Et puis le fils aîné, le grand costaud, celui qui est resté à la fenêtre depuis le début, celui qui n’a rien dit et qui regardait dehors se tourne :
« Moi, j’ai une question. »
Je l’interroge du regard.
« Nous, on l’a amené à l’hôpital parce qu’il était malade, pour qu’il guérisse, pour qu’il aille mieux. Et puis au lieu d’aller de mieux en mieux, il est allé de pire en pire, et maintenant il est mort. Comment ça se fait, ça ? »

C’est tellement touchant de naïveté, c’est tellement décalé, c’est tellement inattendu là, maintenant, à la toute fin de la discussion… Je reste sans voix une seconde. 
Le petit garçon dans la grosse brute.  
« Alors on dirait qu’on mourrait pas« .

Des fois, à la fin de leur vie, les gens meurent, monsieur…

Je déteste les parents.

Bon, pas tous TOUS.
Pas les miens, d’abord, ce qui est déjà un bon point. Mais ma collection personnelle de catégories de parents détestables s’agrandit de jour en jour. Je déteste, en liste non-exhaustive :

Ceux qui parlent à la place.
De leur enfant, qui a 7, ou 10, ou 15 ans. Exactement comme, petite, je détestais les médecins qui posaient les questions à ma mère, alors que j’avais 8 ans, des oreilles, un cerveau, une langue, et les connexions appropriées entre tout ça pour que ça fonctionne déjà à peu près correctement.
– Quel âge tu as ?
– Il a 5 ans.
– Où est-ce que tu as mal ?
– Il a mal au ventre, hein chéri tu as mal au ventre ? Et depuis hier, il me fait de la fièvre. Déjà qu’il vient de me faire une angine !
On jurerait que ce sont les amygdales de la dame qui sont en feu. On n’a pas idée, d’avoir 8 ans et de faire souffrir sa mère comme ça.

Ceux qui mentent.
Il a de la fièvre depuis trois ou douze ou vingt-quatre heures. Ou alors, il a mal au ventre depuis 9 jours. Je prends sournoisement mon ton innocent pour demander ce qu’en a dit son médecin habituel, avant qu’ils ne viennent aux urgences.
Heuuu, bin, on est pas allé le voir parce que :
> Il est pas là.
> Il est pas là.
> Il est en vacances.
> Il est pas là.
> Il avait plus de place.
> Il est mort.
> Il est pas là et puis d’abord il avait plus de place. D’ailleurs, je crois même qu’il est mort.

Ceux qui ne mentent pas.
Il a de la fièvre depuis trois ou douze ou vingt-quatre heures. Ou alors, il a mal au ventre depuis 9 jours. Je prends sournoisement mon ton innocent pour demander ce qu’en a dit son médecin habituel, avant qu’ils ne viennent aux urgences.
On n’est pas allé le voir, parce que :
> Il avait pas de place avant ce soir à 19h, et moi, ce soir, je peux pas l’amener.
> On voulait qu’il soit vu plus vite
> On voulait voir un spécialiste (pas de bol, moi, je suis interne. Encore moins qu’un généraliste, imaginez un peu…)
> On veut une radio
> On vient ici tout le temps ! (Ah bah ça va alors !)
> On l’ a déjà vu hier mais le traitement ne marche pas ! (ce qui nous amène brillamment à la catégorie suivante)

Ceux qui attendent de moi que je pallie leur incompétence.
L’enfant a été vu la veille, on a posé un diagnostic, proposé un traitement, oui mais :
– Il veut pas le prendre, l’antibiotique ! (Il veut pas le prendre… La phrase me laisse toujours songeuse…)
– Il se débat trop quand on veut le moucher (Et donc ? Je dois inventer un nouveau traitement super plusse mieux qui ne nécessite pas de le moucher ?)
– Il veut pas boire la solution de réhydratation que vous avez donnée, il veut que du coca ! (Bougez pas, je dois vous présenter quelqu’un…)

Leurs cousins germains.
Qui me laissent me débattre seule avec leur furie de môme qui me donne de joyeux coups de poings, qui le maintiennent avec le tonus d’une nouille cuite, et qui ricanent : « Huhu, c’est toujours comme ça chez le médecin« .

Et, en première place, indétrônés à ce jour, ceux qui disent, au choix :
– Sois sage ! Ou la dame va te faire une piqûre ! (Heuuu, bin oui, peut-être bien. Mais c’est à dire que j’ai quelques autres critères qui passent juste un peu avant sa sagitude…)
– Allez, ouvre la bouche ! La dame va te donner un bonbon ! (Heuuu…. Non ?)
– Je te promets qu’il n’y aura pas de piqûre (Heuuuu… Bin si, là)
– Je te promets que ça fait pas mal ! (Heuuu… C’est à dire que si, un peu, quand même…)

Coucou ? Beuh !

24 novembre, 2007

J’aime beaucoup cette histoire. D’abord parce que c’est une histoire de chasse qui a toujours son petit succès facile dans les dîners plus ou moins mondains ; ensuite, parce que je suis fière d’avoir eu un peu de flair.

Je suis de garde aux urgences de la maternité.
Je m’occupe des urgences gynécologiques (comprendre : je m’occupe des mycoses et des problèmes non-urgents de toutes celles qui n’ont pas pu obtenir un rendez-vous avec leur gynéco avant un ou deux bons mois) et des grossesses débutantes.
Au delà de 7 mois, les patientes sont directement prises en charge par les sages-femmes, qui gèrent la plupart des situations et m’appellent si elles ont besoin de moi.

Ma collègue des urgences « normales » me passe un coup de fil pour me signaler qu’elle m’envoie une patiente de 16 ans, accompagnée par ses parents, qui consulte pour douleurs abdominales, mais qui, quand même, a un retard de règles, et, semble-t-il, un ventre assez rond pour être suspect.
Elle ne se dit pas enceinte, ses parents ne la disent pas enceinte.

Dans la salle d’attente, elle attire vite mon regard.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais je me dis « Oooh, toi cocotte, je vais te prendre avant les autres« . Aux urgences gynéco, comme il s’agit en grande majorité de consultations sans rendez-vous, et pas d’urgences urgentes, prendre les gens par ordre d’urgence et non par ordre d’arrivée est assez rare pour être signalé.

Quand elle enlève son manteau et son pull, effectivement, elle est très enceinte.
Bon, je suppose qu’elle était aussi très enceinte avant d’enlever son manteau, mais c’était assez peu visible pour ne pas sauter aux yeux.
Je commence à la questionner.
C’est vrai, elle n’a pas eu ses règles depuis quelques mois. Quatre peut-être, ou six. Elle ne sait plus exactement. Non, ça ne lui a pas paru bizarre de voir son ventre s’arrondir.
Enfin, elle paraît quand même un peu gênée quand elle me répond. Je suppose qu’elle est coincée : si elle se sait enceinte, c’est une menteuse ; si elle ne se sait pas enceinte, c’est une idiote. Le choix est cornélien…

Je pose encore quelques questions, mais j’arrête rapidement l’interrogatoire pour l’examiner.
Fait encore assez rare pour être signalé : j’ai l’habitude des interrogatoires policiers, interminables, qui me font remonter jusqu’aux antécedents de l’arrière-grand-tante et aux amygdalectomies d’il y a 27 ans.

Je lui fais un toucher vaginal, et le temps suspend son vol.
Bon, ok, je suis en tout début de stage, et j’ai l’habitude des tout débuts de grossesse, mais quand même, si je sens au bout de mes doigts seulement ce qui ressemble fort à une tête de bébé, et du col nul part, ça s’appelle une dilatation complète, non ??

Je décroche le téléphone : SOS sages-femmes.
La cavalerie arrive, tv-ette à tout va, et confirme : dilatation complète, complètement en travail, on passe fissa en salle d’accouchement.

La rencontre avec les parents, ensuite, a été assez rigolote. Annoncer dans l’ordre :
– Mmm, oui, votre fille est enceinte.
– Elle est d’ailleurs passablement très très très enceinte
– Non, vous ne pouvez pas la voir maintenant, elle est en train d’accoucher, là.
– PS : on n’a aucune idée de l’âge de la grossesse, donc aucune idée de l’âge du bébé, donc aucun moyen de prévoir si il sera très en forme ou très prématuré en sortant de là.
– Allez, bisous !
est un exercice d’improvisation de haute-volée.

Pour la fin de l’histoire, je signalerai que le bébé était une petite fille, un peu prématurée mais pas tant que ça, très en forme, et qu’elle est repartie chez elle accompagnée d’une maman pas si mal, et de grands-parents un peu sous le choc mais néanmoins très heureux de l’accueillir.
Happy-end, donc. :)