Et trois nuits par semaine…
21 octobre, 2013
J’ai toujours été du soir.
Pour vous dire, je suis parfois tellement du soir que j’en suis du matin – pour peu qu’on prenne le matin par l’autre bout.
J’ai toujours aimé la nuit. J’aime les nuits blanches, les nuits fauves, les nuits courtes, les nuits agitées, les nuits d’amour, les nuits folles, les nuits douces, les nuits calmes, les nuits de noces et les nuits sans lune.
Et j’ai presque aimé les nuits de garde.
J’ai des souvenirs précis de chaque chambre de garde, de chaque service, de toutes mes nuits à l’hôpital et des empreintes qu’elles ont laissées en moi.
Je repense à mes nuits d’hôpital avec le ventre.
Externe en obstétrique.
Le lit immédiatement à gauche en entrant, la tête vers la porte. La salle de bains à main gauche (si on est couché sur le ventre avec la tête sur l’oreiller. Parce que la gauche, selon comment on est tourné, ça change tout).
C’était le deuxième stage de ma vie. J’avais 3 années de médecine derrière moi. C’est-à-dire essentiellement trois années d’anatomie, de biophysiques, de biocellulaire, d’histologie, d’histoire de la médecine, d’étymologie et de statistiques. Allez, et 6 mois de sémio. Disons que j’avais à peu près idée qu’en ayant mal au bide en bas à droite (à droite de quand on se tient debout et qu’on penche la tête en avant en regardant son nombril ; parce que la droite, selon comment on est tourné…) on avait plus de chance d’avoir l’appendicite qu’une rupture de la rate, mais c’était à peu près tout.
Bref, c’était le deuxième stage de ma vie, j’étais de garde deux fois par semaine, et j’avais deux missions.
La première était d’accourir à toute allure en cas de césarienne, gauche en sortant de la chambre puis tout au bout du couloir à gauche (la gauche en avançant en avant ; parce que la gauche…), pour tenir des écarteurs, aspirer du liquide amniotique en me faisant crier dessus parce que j’aspirais pas bien, orienter des scialytiques en me faisant crier dessus parce que j’éclairais pas bien, et pousser avec les coudes sur des ventres sous les hurlements des mères parce que malgré l’anesthésie je leur faisais super mal.
La deuxième était de répondre au téléphone pour tous les appels entrants de l’extérieur vers le service, et de dire aux patientes qui appelaient ce qu’elles devaient faire de leur ventre, de leurs saignements, de leurs contractions et leur frousse.
Pour la deuxième mission, autant vous dire qu’on a vu arriver à l’hôpital beaucoup de femmes qui ne le méritaient pas. Si ça s’trouve, j’en ai tué une ou deux en leur disant que c’était rien et qu’elles avaient qu’à prendre un Spasfon, mais dans le doute, je disais très souvent de venir. On ne se méfie jamais assez des ruptures de rates et des externes en quatrième année de médecine.
Pour la première, j’étais surtout terrorisée à l’idée de débarquer au bloc avec les cheveux de Sangoku et en ayant mauvaise haleine.
Je dormais habillée et avec mes chaussures, pour gagner 30 secondes et me brosser les dents. Les autres doivent mettre leurs chaussures, je m’disais. Si je gagne ce temps-là, je peux bien me brosser les dents vite fait et j’arriverai aussi vite que tout le monde.
Externe aux urgences.
J’en ai parlé déjà plein. On n’avait pas de chambre, on n’avait pas de lit. On dormait où on pouvait (si on pouvait), sur le canapé défoncé de la salle de garde à côté des brancardiers et devant Chasse pêche nature et traditions, dans la salle de gynéco avec les pieds dans les étriers, assis la tête posée sur les bras sur la table du bureau des médecins à la lumière du négato.
Une fois, j’avais dû réveiller l’interne de garde.
J’étais pétrifiée. J’avais évidemment tort de le réveiller, je le réveillais par incompétence, parce que je ne savais pas alors que j’aurais dû savoir. J’étais allée cogner à sa porte avec un café à la main. Pensant bien faire.
Avec quelques années de recul, je comprends mieux pourquoi il n’avait pas eu l’air content du tout.
Externe en réa.
On dormait sur un lit de camp avec des ressorts dans la salle de staff. Entre la table et le rétroprojecteur. Le lit était rangé à la verticale entre une armoire et le mur du fond. On se faisait un oreiller avec un drap roulé en boule.
J’y ai peu de souvenirs : j’ai dormi une fois. Le service accueillait toutes les TS du secteur, il était rare que la nuit soit calme.
De la fois où j’ai dormi, je me souviens essentiellement de l’angoisse de ne pas me réveiller avant le staff, et de voir débarquer toutes les blouses blanches et la chef-qui-faisait-peur dans ma salle, avec mes cheveux de Sangoku et ma mauvaise haleine.
Interne en obstétrique.
Mon premier stage d’interne.
Une vraie chambre, le lit au milieu, un bureau à droite (la droite en étant… parce que…), une chaise en face, une salle de bains à gauche (bon j’arrête).
C’était aussi le bureau des internes, donc on était réveillés quand même par les collègues qui arrivaient au petit matin, mais bon, c’était une vraie chambre. J’y ai le souvenir surtout de ma deuxième ou troisième nuit. Une de ces nuits qui font dire aux patients « Je ne ferme plus l’œil de la nuit, je ne dors PAS DU TOUT », alors que bon, si, ils dorment, ça va quoi. Une nuit en demi-sommeil permanent.
Parce que c’est très différent de dormir, et de dormir en sachant qu’on sera fatalement réveillé d’ici 10, 40, 60, 80, ou 140 minutes. En ayant deux ou trois ou dix patientes sur le feu, dont on ne sait pas si on les a correctement prises en charge ou non, dont on ne sait pas si elles vont aller bien ou pas. En ayant deux ou trois ou dix futures patientes quelque part dans la ville, dont on ne sait pas si elles vont venir cette nuit ou pas, dont on ne sait pas si elles seront en bonne, en moyenne santé ou à demi-mourantes.
Dormir en garde et dormir, ce n’est pas du tout la même chose (pourtant, oui, je vous vois venir, c’est pareillement se coucher les paupières closes).
Bref, cette nuit-là, j’ai vu des cols de l’utérus. Toute la nuit. J’ai dormi d’un sommeil fiévreux, amputé, incomplet. Un sommeil d’aluminium.
Je fermais les yeux et je voyais des cols de l’utérus. Des sains, des malades, des saignants, des béants. Des qui avaient l’air sains mais dont je savais confusément qu’il fallait me méfier. Je voyais mon spéculum creuser, fouiller, s’entrouvrir, chercher en écartant la chair et s’ouvrir enfin sur un col dont il fallait que je détermine la santé.
Interne en rhumato.
Une vraie chambre, où j’aurais pu dormir de vraies nuits, tant on n’était jamais dérangés.
Hôpital sans entrées, sans urgences, sans vie. Lors des nuits les plus agitées, je devais me lever deux fois. Une fois pour prescrire un Valium à une vieille femme agitée, une fois pour faire un examen neuro sommaire à un type qui était tombé de son lit. Dans le pire des pires des cas. Mon collègue une fois avait dû gérer un OAP, ça m’avait paru une nuit dans Urgences avec deux plaies par arme à feu, une plaie par tronçonneuse, six plaies par armes blanches et huit arrêts.
Le couloir, les chiottes au bout à droite, ma chambre deuxième porte en partant du début, une salle de bains à la douche bouchée tout de suite à gauche, le lit la tête vers la salle de bain, une armoire, une télé en panne, une fenêtre ouverte sur les toits de l’hôpital par laquelle je rêvais de fuguer.
Ça a été mes nuits les plus calmes, et ça a été mes pires nuits. Aussi sordides que le réfectoire, pièce immense du dernier étage, où j’allais chercher dans le frigo le plateau sous cellophane avec le papier « Interne de médecine », où je mangeais seule toujours à la même table (l’avant dernière en partant de la porte, sur la deuxième rangée en partant de la droite), sous des néons blafards et grésillants, avec le bruit du vent qui claquait sur les murs et mugissait dans je ne sais quel tuyau du bâtiment.
Des nuits à l’image de mon stage, à l’image du service, à l’image des soins qu’on donnait aux patients.
J’aurais dû y passer une nuit sur deux, parce qu’on n’était que deux internes.
Par chance, mon confrère était étranger, il logeait dans un internat presque plus glauque que notre hôpital, et il avait besoin d’argent. Pour lui, dormir ici ou là-bas ne changeait pas grand-chose, et il m’avait demandé de lui laisser mes gardes. Trop heureuse.
Interne aux urgences.
C’était déjà un peu fort-boyard pour arriver à la chambre. Quatre couloirs, un code (avant-dernière page du calepin de la poche de droite de ma blouse), un ascenseur, deux couloirs, un code (dernière page du calepin), un couloir, une clé (troisième clou en partant de la gauche sur la deuxième rangée en partant du haut sur le tableau clouté de la salle de garde). Un lit au milieu, une table aux pieds du lit, le lavabo à droite, la salle de douche et les toilettes encore à droite. On prenait les draps dans l’armoire des patients dans le bureau des infirmières avant de monter, on changeait les draps du collègue de la nuit précédente. Un drap au-dessus de l’alèse en plastique qui grince et qui fait des plis durs comme une trique (le mec qui a appelé les alèses « alèse » avait un sacré second degré…), une couverture qui gratte au-dessus du drap, un drap au-dessus de la couverture, un drap enroulé autour de l’oreiller. Les trois draps enlevés de la nuit d’avant rejoignaient la pile des draps de la semaine à droite de la table au pied du lit.
Une table de chevet, un téléphone.
Je suppliais les infirmières d’appeler sur le téléphone. Je laissais des post-it partout, avec le numéro de la chambre de garde.
Parce que c’était ça ou le bip.
Le bip la nuit, ma hantise.
Dans le demi-sommeil fébrile dont j’ai parlé plus haut, le bip sonne dans l’obscurité. Ça s’immisce dans ton rêve. Ta mère, ton mec, le chien, le flic se met à crier Tiiiii ! Tiiiiii ! Tiiiii !
Une voix lointaine chuchote : « C’est pas ton rêve ».
Ça crie plus fort. TIIIII ! TIIIII ! TIIIII !
C’est pas ton rêve, c’est le bip.
Tu te réveilles en sursaut, tu l’attrapes, tu le rates, tu le ré attrapes, tu regardes, c’est pas le bon sens, tu le retournes, tu regardes, c’est toujours pas le bon sens (le bip de garde, cette clé USB des nuits d’hôpital), tu le reretournes, trop tard ça a fini de bipper, tu allumes la lumière, tu clignes des yeux, tu essaies d’appuyer sur un bouton pour voir le dernier appel mais ça ne marche pas, ça ne marche jamais, tu appuies sur tous les boutons, il s’affiche des trucs que tu ne comprends pas et qui ne ressemblent pas du tout à un numéro de poste, tu vois que c’est prévu que le réveil réveille à 7h30 mais ça ne te dit pas qui a bippé, alors tu décroches le téléphone, tu appelles les urgences, tu demandes « C’est toi qui m’a bippée ? », on te dit que non, tu te dis que tu vas pas appeler tous les services de l’hôpital, tu reposes le bip et tu te recouches en attendant que ça rebippe et en priant pour que ça n’ait pas été urgent.
Toujours est-il que je suppliais les infirmières de m’appeler plutôt que de me bipper.
Et immanquablement ça appelait.
« Oui, on a une entrée, c’est une dame de 60 ans pour douleurs abdos. »
J’arrive, tu dis.
Tu raccroches.
Tu reposes la tête sur l’oreiller.
« Bon, prends deux minutes pour te préparer. Une douleur abdo chez une femme de soixante ans, qu’est ce que ça peut-être, au pire ? … Bon, au pire y a plein de choses, mais imagine, peut-être c’est une constipation. Ça strouve tu vas y aller, elle va te dire qu’elle a mal un peu partout mais plutôt sur le flanc gauche, elle aura pas de fièvre, pas de fièvre pas d’antécédents, mal au flanc gauche, tu vas demander la date des dernières selles et ce sera 6 jours, 6 jours date des dernières selles, pas de fièvre, alors, femme de soixante ans, douleur abdo, flanc gauche, gauche, pas de fièvre pas de défense, dernières selles 6 jours, un movicol et voilà, il suffira de donner un movicol alors tu y vas, date des dernières selles c’est une constipation, facile, constipation, movicol, pas de défense, apyrétique, movicol c’est bon c’est tout ça y est tu peux dormir, ouf c’était facile c’était une constipation, movicol, mo… »
Et puis ça resonne.
Tu décroches, désorienté.
« Bah alors qu’est ce que tu fais ? »
« Heu… Hein ? »
« Bah je t’ai appelée pour une douleur abdo y a 20 minutes, tu m’as dit que t’arrivais, qu’est ce que tu fais ? »
Je fais que je me suis rendormie, putain. C’était juste une constipation.
J’ai soigné des centaines de patients fictifs, pendant mes nuits de garde.
Les soirs de fatigue, des patients que je n’avais pas encore vus mais qui avaient juste une constipation ou juste une entorse, et dont je faisais la prise en charge et les prescriptions en pensée très très fort depuis mon lit.
Les soirs d’anxiété, des patients compliqués qui s’incrustaient dans mes rêves, qui faisaient tout en dépit du bon sens, qui se dégradaient, qui avaient un potassium, le potassium, qu’est ce que j’ai fait avec le potassium, je ne sais pas le potassium, et que j’avais tués, tués, tués.
Une fois, mon chef de service m’avait raconté la nuit de garde qui le hantait encore des années après.
Il s’était réveillé au matin. L’infirmier lui avait donné des nouvelles de Madame B.
Mon chef avait dit « Hein ? Qui Madame B ? »
L’infirmier avait dit « Bah, la map de cette nuit. »
Mon chef avait cru qu’on lui faisait une blague jusqu’à ce qu’il reconnaisse son écriture dans le dossier de la patiente. Avec son nom, sa signature, la date et l’heure. 04H45.
Il n’avait AUCUN souvenir de Madame B, de sa map, de son réveil et de ses prescriptions.
Il s’était relu mort d’angoisse, à toute allure. Il avait lu qu’il avait fait des prescriptions cohérentes, normales, adaptées.
Il avait soufflé un long soupir de soulagement. Et puis il s’était dit que c’était un peu malade, quand même, comme mode de vie.
À nous deux, nous ferons un bon médecin.
6 octobre, 2013
Cher toi,
Avant de te raconter (avant de te raconter toi, j’entends ; pas « avant de te raconter un truc »), et avant de te dire merci, je vais te raconter l’histoire de ma dernière annonce d’Hépatite B.
Histoire que tu réalises un peu le contexte.
Donc, ma dernière annonce d’Hépatite B.
J’avais eu ce type au téléphone, entre deux consults d’une journée éprouvante dont je ne me souviens plus. Je sais juste que j’étais fatiguée, pressée, et en retard. J’avais eu ce mec, je l’avais laissé me lire ses résultats par téléphone (ce que j’essaie d’éviter habituellement. Parce que les « Je veux juste savoir ce que ça veut dire -Sérologie HIV positive- » par téléphone, c’est un tout petit peu difficile à gérer…) (du coup, et je fais une parenthèse, imagine bien ce que ça implique au quotidien. Tu as une personne angoissée au bout du fil, qui, pour elle, appelle « juste » pour un renseignement. Elle veut juste te lire deux phrases de sa prise de sang au téléphone pour que tu lui dises que ce n’est rien. Et, en l’occurrence, 99,5% du temps, ce n’est rien, et tu pourrais très bien prendre 30 secondes, écouter deux lignes, comprendre que ce n’est rien, dire « Ce n’est rien », avoir été thérapeutique et miraculeuse en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « Ce n’est rien », et avoir rendu un service énorme à quelqu’un. Sauf que tu penses aux 0,5%. Tu penses à ce qu’il faudrait dire, là, au téléphone, si quelqu’un te demande « Qu’est ce que ça veut dire un lâcher de ballons, docteur ? » ou « Qu’est ce que ça veut dire « Sérologie HIV positive » ? ». Tu penses à ce que tu pourrais bafouiller, à ton ânonnage de « C’est dur à dire au téléphone, il faut que vous veniez pour qu’on en discute face à face », à ce que ça pourrait être de semi-annonce maladroite et pourrie. Tu penses que c’est comme quand ton amoureux t’as dit au téléphone « Tu vas me quitter ? » et que oui, putain, tu allais le quitter, mais que non, tu pouvais pas dire ça là, pas comme ça, pas maintenant, pas au téléphone. Bref, c’est à ça que je pense tout le temps quand je refuse de « juste regarder » dans la salle d’attente ou « juste dire » entre deux téléphones. C’est ce à quoi je pensais quand ce type la semaine dernière est parti du cabinet en claquant la porte et en hurlant que les assistantes du Dr Carotte, c’était que des bonnes à rien, et qu’il voulait juste qu’on prenne 2 minutes pour lui dire les résultats de son test du sida. Hey, parce que si c’est positif, mon bonhomme, tu veux vraiment que je te le dise là maintenant, dans ma salle d’attente, entre une mère et son gamin fébrile et une femme avec un panaris ?
Donc non, non, ce n’est jamais facile de « juste jeter un œil ». Ne nous demandez pas de faire ça.)
Bref, disais-je, pardon. Je t’annonçais ma dernière annonce d’hépatite B à ce type que j’avais laissé me piéger au téléphone.
Il m’a dit des trucs, des anticorps anti truc, des antigènes anti machin, des trucs que oui, pardon, après 14 ans de médecine je ne suis toujours pas capable de piger facilement au premier jet sans avoir une antisèche magique que j’aime d’amour sous les yeux. Ça ressemblait quand même furieusement à une vaccination, avec des « Acéhantihachebéhesse positifs », et j’avais dit doctement « C’est rien, c’est que vous êtes vacciné, c’est positif parce que ça veut dire que vous avez des défenses immunitaires contre la maladie, vous êtes juste vacciné, vous êtes protégé, tout va bien. »
Et puis il était venu en consultation, pour autre chose, pour revoir son traitement. À la minute où il était entré, j’ai eu envie d’ouvrir les fenêtres. Ça me fait toujours ça quand les gens portent trop d’angoisse. Ils n’ont pas encore ouvert la bouche que j’ai envie d’ouvrir les fenêtres, de ventiler ma main devant mon visage, pour faire sortir l’angoisse qui distille dans la pièce comme un nuage de poison vert invisible d’une arme chimique d’une guerre oubliée. Plus contagieux que l’Hépatite B, il y a l’angoisse.
J’ai re-regardé ses résultats, avec une main de vapeur impalpable qui me serrait la gorge, et j’ai lu « Ag HbS positif ». J’ai blêmi. J’ai relu. J’ai passé ma main droite sur les commissures de mes lèvres, et j’ai rerelu. « Ag HbS positifs ». Je me suis mise à bafouiller. Que oui, bon, certes, j’avais dit un truc au téléphone l’autre jour, mais que je m’étais trompée, que là c’était différent, qu’il y avait effectivement une Hépatite B dans la cour de jeu. J’ai bafouillé des trucs horriblement, sur des examens complémentaires à faire, sur une lettre pour un spécialiste, sur que des fois c’est grave mais des fois c’est pas grave l’Hépatite B.
Et il venait pour revoir un traitement pour son angoisse, traitement qu’il prenait trop, mal, et qui ne va pas du tout avec une Hépatite B. Nous avons donc passé beaucoup, beaucoup, beaucoup beaucoup de temps à essayer de bidouiller un traitement pour son angoisse (qui, ô surprise, n’allait pas mieux devant le diagnostic d’Hépatite B) et qui ne serait pas trop trop contre-indiqué au vue des nouvelles pièces au dossier.
Cette consultation a duré une heure, dont 45 minutes de mauvaiseté. J’ai été mauvaise du début à la fin. Pétrifiée d’angoisse, de ma très vague connaissance du sujet (« Alors l’Hépatite B, en fait, comment vous dire, des fois c’est très très grave mais plus souvent pas du tout, mais des fois si, quand même, et je peux pas trop vous dire pour vous ») et de la consternation d’avoir dit n’importe quoi au téléphone.
Et puis il était parti. Et puis j’avais fini ma matinée de consultation. Mal. Vraiment très mal, à moitié absente, à moitié en colère. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous venez me saouler ce matin précisément pour votre truc à la noix. C’est pour me faire chier, c’est ça ? Vous avez fait exprès de venir me mettre mal exactement ce matin ? Alors que vous ne voyez pas que j’ai eu un patient avec une Hépatite B tout à l’heure et que j’ai merdé ?
Et puis j’avais relu ses résultats, après le départ du dernier patient.
Qui disaient Ag HbS négatifs. Ac anti HbS positifs.
Qui disaient qu’il était vacciné.
Je ne sais pas comment j’avais pu me tromper à ce point. Merci l’angoisse, sans doute.
La fille qui annonce que ce n’est rien par téléphone, puis qui annonce que c’est horrible de vive-voix et qu’elle s’est trompée, puis qui ré-appelle pour dire « Ahah, vous allez rire, mais en fait, j’avais raison la première fois ! », cherchez pas, c’est ma pomme.
Donc, mon très cher, voilà comment tu peux imaginer que je me sens maintenant devant des résultats d’Hépatite B.
Bref, tu étais dans ma salle d’attente ce matin.
« J’ai pas rendez-vous, tu m’as dit, mais le docteur m’a appelé pour dire de venir avec mes examens, et j’ai pas dormi de la nuit. »
J’ai été contrariée que tu n’aies pas rendez-vous. Je t’ai pris un peu de haut. Non monsieur, un rendez-vous c’est un rendez-vous et on voit pas des gens sans rendez-vous entre des gens avec rendez-vous parce que sinon à quoi ça sert que les gens qui aient pris rendez-vous aient pris rendez-vous ? Et puis quand même, deep deep down, quelque chose en moi a remarqué la feuille toute froissée de résultats biologiques que tu serrais dans tes mains. Froissée comme par une nuit d’angoisse. Je t’ai dit d’attendre, que je te prendrai tout à l’heure, qu’il fallait qu’on se prenne le temps d’une vraie consultation et que j’allais te voir après.
Tu es revenu à l’heure dite, avant l’heure dite, même, avec tes cernes et ta feuille froissée.
Qui annonçait une Hépatite B positive.
Je vais avoir du mal à raconter le mélange d’angoisse et de dignité que tu portais.
Tu étais bourré d’angoisse, mais bizarrement je n’ai pas eu envie d’ouvrir les fenêtres. J’ai eu juste envie de te serrer dans mes bras. There-there.
Avec les leçons que j’avais prises depuis mon dernier fiasco, et surtout avec la note dans le dossier du Dr Cerise (qui t’avait effectivement dit de venir avec tes examens) qui annonçait en lettres noires « Hépatite B active et CONTAGIEUX », je n’ai pas eu besoin de mon antisèche magique.
C’est avec ton angoisse que tu étais revenu 20 minutes en avance, c’est avec ton angoisse que tu continuais à tordre cette feuille entre tes mains, et c’est avec ta dignité que tu m’as dit que tu venais d’enterrer ta sœur. De 24 ans. Morte d’une Hépatite B fulminante, diagnostiquée 6 mois plus tôt. Que c’est pour ça que tu avais fait le dépistage.
Vas-y te raconter derrière ça que l’Hépatite B, des fois c’est grave mais le plus souvent ça va.
Et pourtant, diable, je n’ai pas eu envie d’ouvrir les fenêtres.
Tu as été héroïque, et tu m’as permis de l’être.
On a causé. J’ai sorti mes antisèches, pour te les montrer et pour me les montrer à moi aussi en douce, et on a causé.
Des risques. Du oui, peut-être, des fois, ça peut tuer une femme en pleine santé avant qu’elle ait trente ans. Que c’était horrible mais que c’était rare.
On a causé des modes de transmissions. De ce qu’il faudrait avoir comme précautions d’ici ta rencontre avec mon CherConfrère. J’ai passé l’essentiel de la consultation à te dire de continuer à faire des câlins à ta fille de deux ans.
Tu n’étais pas convaincu, et je voyais bien que tu avais envie de partir dans un igloo au pôle nord pour protéger ta famille, alors je l’ai redit, beaucoup. Faites des câlins à votre fille. Antisèches à l’appui.
Je t’ai gardé longtemps, et puis je t’ai demandé 23 euros s’il vous plaît, et puis j’ai accueilli un type qui avait besoin d’un certif de jujitsu.
Tu as été héroïque et droit et fort et intelligent et digne et beau, et tu m’as réconciliée avec les annonces d’Hépatite B.
Merci.
Guéris vite.