A la fin de l’envoi…

30 décembre, 2011

Je suis troublée.

Dans la vie, je n’ai jamais été une grande toucheuse.
Parce que dans la vie, on le sait bien, y a grossièrement les toucheurs et les non-toucheurs. On a tous un copain comme ça (ou alors on est ce copain comme ça) qui ne peut pas s’empêcher de vous toucher, toutes les trente secondes. Il fait une blague, bam, il vous colle une tape sur l’épaule. Il commence une phrase par « Tu sais », paf, il colle sa main sur la vôtre. On a tous une grand-tante qui nous caresse les cheveux d’un air distrait en nous parlant. On connait tous quelqu’un qui ne peut pas s’empêcher de se mettre à 30 cm de vous pour vous causer. Envahissement d’espace vital, c’est juste insupportable.
Je ne suis pas de ceux-là. Sors de là, t’es dans mon cercle.

Et je me suis rendu compte que dans mon métier, j’étais une sacrée toucheuse. J’arrête pas. Je tripote mes patients à longueur de temps.
Genre je laisse une main sur leur épaule pendant que j’ausculte le dos.
Souvent, je m’assieds à côté des gens, pour l’auscultation pulmonaire. Ils sont assis sur la table en face de moi, et c’est quand même plus pratique. Alors je m’assieds à côté, à gauche, je pose ma main gauche sur l’épaule gauche, je me penche un peu et j’ausculte le dos de la main droite. Des fois, nos cuisses se touchent, du coup.
Quand ils sont couchés, je me penche. Parce que je sais pas. Déjà, si faut voir un truc, j’ai besoin d’avoir mes yeux à 5cm. Je suis myope comme une taupe, certes, mais à 30 cm avec mes lentilles, je vois quand même clair. Or, j’ai pas besoin de voir clair, j’ai besoin de voir GROS. Mes internes me reprenaient sans arrêt sur mes sutures, parce qu’au bout de 4 points je finissais systématiquement le nez collé sur la plaie.
Je regarde entre des orteils, je me penche. Nez sur le pied. Et je me dis que si j’étais patiente, j’aimerais peut-être moyen ça.
Et c’est la même chose si je regarde un pénis.
Quand ils sont couchés et que j’ausculte le cœur, je me penche aussi. Je suis mieux concentrée comme ça, allez comprendre. Si je passe sur le poumon gauche, celui le plus éloigné de moi, je me penche encore. Je suis quasiment collée au patient. « Respirez fort », je dis. Gentiment, les gens tournent la tête, parce que là, en respirant fort, ils me respirent direct sur le visage. Si j’étais patiente, je ferais pareil.

Quand ils se couchent, souvent, on dirait qu’ils s’imaginent que je vais leur sauter sur le bras pour prendre la tension. J’ai encore rien fait, j’ai rien dans les mains, je comptais pas commencer par ça, mais ils se couchent et ils me tendent leur bras raide à 45° au-dessus du lit. Sauf que la tension, je la prends au repos, avec le bras le long du corps, détendu. La tension c’est fiable si les gens sont décontractés ; pas au garde à vous, raides comme la justice, avec le bras tendu et le poing serré, et la frousse d’être chez le médecin. Du coup j’attrape le bras et je le repose sur le lit, doucement, et souvent je le caresse un peu dans la foulée.
Dans ma tête à moi, dans mes gestes, c’est une façon d’exprimer « Là, là, pose, détends, relâche, tout va bien. » Mais bordel, je me rends compte que je caresse le bras. De haut en bas, du plat de la main, sans aucune raison médicale valable.

Je peux pas commencer une consultation sans serrer une main. Même des touts-petits. C’est autre chose aussi, en plus ; c’est une façon de poser le contact, c’est une façon d’ouvrir la consultation, c’est un moment de sas entre la salle d’attente et la consultation qui commence. (Et puis les petits adorent ça, qu’on leur serre la main. Je m’agenouille, je me mets à leur hauteur et je serre la main. A deux ans, ouais. Ils adorent ça. Je pense que ça participe en bonne partie à tous les « Ohlala dis donc, vous êtes douée, hein, il est jamais sage comme ça d’habitude » que je récolte à la fin de mes consultations pédiatriques, mais c’est un autre sujet.)
Bref, tout ça pour dire que même nourrisson, même avant l’âge du serrage de main, j’ai besoin de toucher avant d’entamer ma consult. Un doigt sur l’épaule peut suffire.

Quand je vérifie des grains de beauté sur le dos, j’y vais au plat de la main. Genre comme si mes yeux suffisaient pas.
Pourtant dans la règle ABCDE, y a pas d’histoires de relief ou de texture, hein.

Quand j’examine un bébé, j’ai toujours une main qui traîne. J’écoute le cœur, j’ai une main sur la jambe. Je regarde les yeux, j’ai une main sur le ventre.
Dans ma tête à moi, dans mes mains, c’est « Là, là, tout va bien, moi-gentille. »

Je me suis rendue compte de ça effarée l’autre jour, parce que je pense que si j’étais patiente je le vivrais peut-être super mal.
J’ai réfléchi. Beaucoup. Pour savoir pourquoi je fais comme ça, pourquoi la non-toucheuse de la vie se transforme en toucheuse de la médecine.
Je n’ai pas de réponse. J’ai l’impression que j’ai besoin de ça pour mieux comprendre mon patient. Ça n’a pas beaucoup de sens, pourtant, je m’en rends bien compte.
J’ai besoin de le toucher, de le sentir, j’ai besoin de proximité, j’ai besoin de sentir sa peau sous ma peau.
Et la phrase « J’ai besoin de sentir sa peau sous ma peau », celle qui me vient spontanément des tripes quand j’essaie de comprendre,  à la relire, je vois bien que ça sonne érotico-je-sais-pas-quoi. Et dieu sait que ce n’est vraiment, vraiment pas la question. C’est strictement la même chose pour un homme, une vieille femme, un nourrisson.
Je ne sais pas, comme si le toucher me permettait de mieux m’approprier la personne, de mieux la deviner, de mieux rentrer en contact avec elle.
Ça m’effraie un peu, parce que je me dis que c’est peut-être très mal vécu en face.

Dans mes moments d’optimisme, je me dis que les gens doivent bien le sentir, que ça n’a rien de déplacé, que c’est bienveillant, que c’est une question de contact au-delà du charnel. Que d’ailleurs, je n’ai jamais senti de malaise ou de frein, qu’on ne m’a jamais rien dit.
Dans mes moments de pessimisme, je me dis qu’on ne dit pas à son Docteur « Hey oh, hey, mon espace vital ! » . Qu’on rentre chez soi mal à l’aise et troublé en se posant des questions. Qu’il faut peut-être que je me force à me surveiller mieux.
Et puis, quand j’imagine me surveiller mieux, arrêter de toucher les gens, je n’arrive pas à m’imaginer faire du bon travail, j’ai l’impression que ça va me manquer, que ça ne sera « pas pareil » , qu’il me manquera quelque chose. Un sens, du sens.

Du coup je me tâte.
Mouahahah.

 

« Je veux qu’on la change d’hôpital. Je veux qu’elle soit vue par un autre cardiologue. Sinon je vous préviens, je porte plainte. C’est non-assistance à personne en danger. Je vous préviens. Si elle meurt, je me tue, je vous préviens. »

Mlle Yasmine me prévient.
Elle n’est pas prête à voir sa mère mourir, pas prête du tout.
Et pourtant, sa mère va diablement mourir. Bientôt, sans doute, même si bien sûr je ne peux jurer de rien.
Je sais juste que le meilleur cardiologue de la ville n’y changera rien.

Mlle Yasmine sait bien qu’elle va mourir, que ça arrivera, un jour.
Juste, pas maintenant. C’est trop tôt, elle n’est pas prête. Pas encore.

Quand sa mère est tombée malade, elle a tout quitté, tout arrêté.
Elle s’est mise à mi-temps, d’abord. Et puis quand elle s’est rendu compte que le salaire de son mi-temps passait tout entier dans les frais pour payer quelqu’un pour s’occuper de sa mère quand elle travaillait, elle s’est arrêtée complètement.
Elle a pris sa mère chez elle.
Elle l’a nourrie, changée, bercée. Elle l’a massée avec des crèmes et des huiles que j’aimerais bien connaître ; je n’ai jamais vu une peau aussi douce et belle chez quelqu’un d’alité aussi longtemps.
Elle la posait au sol quand elle allait faire les courses, pour qu’elle ne tombe pas du lit en son absence.
Elle mettait des oreillers et des couvertures partout, et elle partait faire les courses en vitesse.

J’étais appelée de temps en temps au chevet de Mme Yasmine.
« Elle respire mal » , « Elle ne mange plus » , « Elle a de la fièvre » .
A chaque fois, dieu du ciel, elle était vivante. Si peu. Suffisamment pour sa fille.
« Elle a froid » , qu’elle me disait.
Il faisait 58° dans l’appart, Mme Yasmine avait 36 couches de pull. J’en remontais 35 pour accéder à un bras épais comme celui de ma nièce.
Je faisais semblant de prendre la tension, mon brassard faisait quatre fois le tour, c’était ridicule.

« Elle a de l’anémie ! » , qu’elle me disait.
Moui, bon, 11,8 d’hémoglobine. Pas si mal.
J’essayais de ne surtout rien faire. Mlle Yasmine prenait des rendez-vous d’elle-même chez le gastro et chez l’endocrino et chez le néphro.
Mlle Yasmine voulait une coloscopie, pour voir d’où ça saignait.
Heureusement, le gastro a dit comme moi. Il a dit que la coloscopie, ce n’était guère raisonnable.

« Elle est constipée, même avec les médicaments. Elle avait mal au ventre l’autre jour, je l’ai vidée, du coup ; ça allait mieux. »
Mlle Yasmine extrait les fécalomes de sa mère. L’idée me glace un peu.

Et puis à un moment où elle a essayé une nouvelle fois de lâcher prise, on a fait hospitaliser Mme Yasmine. Ses reins lâchaient, son cœur lâchait, elle était septique ; cette fois elle allait vraiment mourir. C’est ce qu’on croyait tous, du moins. Y compris le médecin du service, qui a passé vingt minutes avec moi au téléphone, pour m’expliquer le mal qu’il avait à se dépatouiller de tout ça.
C’est la fois où Mlle Yasmine a menacé de suicide et de plainte si sa mère mourait, où elle a réclamé le meilleur cardiologue de la ville.
Elle n’est encore pas morte, elle est encore retournée dans le studio de sa fille.

Mme Yasmine vient de fêter ses 104 ans.
Elle ne parle plus depuis presque 12 ans.
Ça fait 36 ans que Mlle Yasmine a quitté son mi-temps.

Je dois y aller la semaine prochaine.
J’ai pas très envie.