Le syndrome d’Under-Woman
23 mai, 2011
Ça pue la gitane sans filtre jusque dans le couloir.
Je suis fumeuse ; mon propre appart sent la clope froide en permanence, je suis un peu rodée. Mais là, même moi qui n’suis pas aussi chicandière, j’ai eu quelques secondes de suffocation en franchissant la porte.
C’est Madame qui m’ouvre. J’aperçois son sourire à travers le nuage de fumée, elle me tend une main décidée, elle m’invite à la suivre au salon qu’elle rejoint en boitillant d’un pas ferme. C’est le genre de femme à boiter d’un pas ferme.
Figé dans son fauteuil, Monsieur regarde par la fenêtre quand j’arrive. Il est en pyjama, il tient une canne dans la main. Je ne sais pas trop à quoi sert la canne, étant donné l’urinoir posé au sol et les débris alimentaires autour du fauteuil. Il est aussi sec qu’elle est ronde, blanc comme sa gitane qu’il finit par écraser dans le cendrier de la table basse. Il me serre la main en me jaugeant du regard. J’ai l’impression d’être un représentant qui vient lui vendre une encyclopédie dont il se cogne. Il marmonne une réponse à mon bonjour, puis tourne la tête à nouveau vers la fenêtre.
Madame s’assied à la table, joviale, face à son cendrier à elle.
La table ressemble aux tables des gens qui attendent la visite du médecin : des tas d’ordonnances empilées, un ou deux dossiers cartonnés, des enveloppes, un chéquier, deux cartes vitales, quelques boîtes de médicaments.
Il est difficile d’expliquer à quelle vitesse et sur quels indices on se fait une idée des choses et des situations.
Ça fait deux minutes que je suis là et j’ai déjà mon schéma en tête : lui, AOMI qui emmerde les médecins et que les médecins emmerdent, stade « du lit au fauteuil » , proche du stade « et puis du lit au lit », peut-être cancer.
Elle, au moins aussi malade que lui mais ne peut pas se permettre de boiter.
Tous les deux mal et peu suivis.
L’historique brouillonne que j’arrive à reconstituer avec Madame me confirme mes préjugés. Suivis par le Dr Carotte depuis très peu, puisqu’ils viennent d’arriver ici et qu’ils avaient un autre médecin là-bas.
Sur l’ordonnance de monsieur, du Symbicort qu’il ne prend pas, du Doliprane qu’il ne prend pas parce que « Ça ou rien c’est deux fois rien » , du Renutryl qu’il prend quand Madame le force, « parce qu’en dehors de ça il mange rien Docteur. »
C’est une ordonnance bien courte au vu de la gueule de Monsieur.
Bien courte aussi au vu de la gueule de ses dernières analyses biologiques, avec notamment une Hb glyquée à deux chiffres.
« Ah oui, il a été diabétique un moment, me dit Madame, il prenait du Glucor mais là il en prend plus le médecin avait dit que c’était plus la peine. Moi je suis diabétique, mais lui il l’était plus normalement. C’est moi, le diabète. »
Monsieur se laisse examiner de mauvaise grâce et répond monosyllabiquement à une question sur deux, me permettant de confirmer au moins l’AOMI, la BPCO et le rythme très espacé des toilettes.
La tension est correcte, parce qu’il faut bien sauver quelque chose.
Quand je retourne m’asseoir à la place qui m’a été attribuée autour de la table, il se tourne à nouveau vers la fenêtre et rallume une gitane. Ok. Marchons sur des œufs.
Parce que j’ai besoin de plus de temps pour décider de ce que je vais essayer de faire de tout ça, je passe à Madame.
Les analyses de Madame sont du même acabit, avec un diabète super déséquilibré, un cholestérol indécent.
Une ordonnance plus traditionnelle néanmoins, avec un peu plus de lignes. Elle fait ses piqûres d’insuline toute seule, mais le Glucophage elle a arrêté parce que ça lui chamboulait tout là d’dans.
Je lui demande si elle m’a fait venir uniquement pour le renouvellement, si tout va bien par ailleurs, si elle ne se plaint de rien.
« Ah si jvoulais vous montrer quelque chose » , elle dit.
Elle m’entraîne dans la chambre, elle s’allonge, elle remonte sa robe, elle baisse sa couche. Elle m’explique au passage qu’elle a des fuites depuis un moment, alors elle a acheté des couches. Ça ne semble pas lui poser de gros problème. Elle a des fuites, elle mets des couches, histoire réglée.
« Ça fait un moment, j’ai comme un abcès à l’aine, j’avais déjà eu ça mais là ça revient pis jme suis dit que ça allait partir mais ça part pas » , dit-elle en soulevant les fesses et en tirant la couche à ses chevilles.
L’odeur de la gitane ne masque pas celle du pus et de la macération. Effectivement, oui, y a comme un abcès.
Ça ressemble à une maladie de Verneuil, tellement y a comme un abcès. (Note aux lecteurs non médecins qui s’apprêtent à taper « Maladie de Verneuil » dans Google Image : attention ces images peuvent choquer.) C’est fistulisé de partout, ça s’étend sur tout le pli inguinal, ça suinte, c’est gonflé, c’est rouge, ça sent terriblement mauvais.
« Alors j’ai mis du Dakin pour désinfecter mais j’ai pas l’impression que ça s’arrange beaucoup. »
Tu m’étonnes qu’elle boite.
La résistance de la machine humaine et la tolérance des gens face aux transformations de leurs corps ne laissent pas de m’impressionner.
Bon. Donc, c’est Beyrouth.
On pourrait les hospitaliser quatre fois chacun.
Il faudrait tout reprendre, lancer des tas de médicaments pour monsieur, faire des tonnes d’examens, ré-adapter tout le traitement de madame, probablement l’opérer.
Bin j’ai fait rien.
Quasi rien. Un peu bougé le traitement de Madame, lancé des antibios et des soins locaux, renouvelé le Renutryl de Monsieur, serré les mains et suis partie.
Parce que je me méfie du syndrome de Wonder Woman.
La jeune médecin qui débarque, tourbillonne dans une jolie tornade, sort son lasso doré pour taper sur les doigts de Monsieur parce qu’il faut absolument arrêter de fumer parce que c’est pas possible et que ça lui pourrit les artères, et qu’il faut prendre des médicaments pour le diabète, et qu’il faut prendre son Symbicort parce que c’est pas bien de pas le prendre et que d’ailleurs depuis combien de temps il a pas vu un pneumologue pour ses poumons et qu’il a pas fait un doppler.
Parce que je ne comprenais pas tout de la situation, qui existait bien avant que je ne vienne poser ma mini-jupe rouge sur cette chaise sale.
Parce que peut-être, par exemple, que Monsieur a aussi un cancer du poumon et que les précédents médecins ont jugé préférable de lui foutre la paix.
Parce qu’un type qui a fumé trois gitanes sous mon nez pendant les 50 minutes de ma présence chez lui n’a probablement pas attendu que je surgisse dans sa vie pour lui apprendre que fumer c’est trop mal.
Parce que ce type-là, il va sans doute falloir négocier en douceur le moindre médicament supplémentaire sur son ordonnance si on veut avoir une toute petite chance qu’il le prenne.
Parce qu’il y a forcément une raison à cette sous-médicalisation à outrance, qu’il va falloir la comprendre pour essayer de rouler avec.
Parce qu’on n’est pas à une semaine près, parce qu’on ne change pas les choses d’un coup de baguette magique aussi enthousiaste soit-il.
Parce que ces gens ne me demandaient rien et ne se plaignaient de rien.
J’ai fait mon Under Woman.
J’ai cru lire dans l’œil de Monsieur un poil d’intérêt et un poil de respect quand il a vu que je ne poussais pas des hauts cris et que je ne le sermonnais pas. J’ai eu l’impression de partir en ayant posé de bonnes bases pour pouvoir peut-être commencer à faire un peu de médecine à la visite suivante.
Et le bon équilibre, ce qu’il aurait fallu faire, jusqu’où il aurait fallu bousculer les choses, franchement, je ne sais pas.
Peut-être que j’ai pris cette décision aussi un peu parce qu’elle était plus facile et plus confortable pour moi.
Peut-être j’ai voulu faire ma frimeuse à la je-vais-vous-montrer-que-je-suis-pas-comme-les-autres-médecins-et-que-moi-je-vous-respecte-et-vous-allez-voir-un-peu-comme-je-suis-la-reine-de-l’établissement-du-lien-de-confiance.
Peut-être que je me suis trouvé de bonnes raisons de ne pas savoir quoi faire, que j’ai collé un alibi à mes couettes.
Peut-être que l’argument « Oui non mais je sais qu’il est mort Msieur l’Juge, mais vous comprenez j’ai pas voulu le bousculer avec sa gueule de non-compliant… » n’est pas super solide.
La semaine dernière, j’ai réussi à ajouter un antidiabétique, de l’aspirine et un antalgique sur l’ordonnance de monsieur, avec moultes précautions oratoires.
A un moment, quand j’expliquais ce que je proposais d’ajouter et pourquoi, il a brandi sa canne pour me menacer avec, mais son œil souriait. On verra bien comment ça va se passer.
Elle, son pli inguinal ne s’était pas franchement amélioré. Elle m’a appris entre deux phrases sur autre chose qu’on lui avait « enlevé un naevus à cet endroit-là il y a quelques années ». Je n’aime pas bien ça.
A la prochaine étape, il va sans doute falloir quand même finir par hospitaliser Madame, et gérer la situation de Monsieur qui ne peut pas rester seul à la maison.
Ils m’ont demandé si ça pouvait attendre leur retour de vacances, ils partent dans le sud pour voir leurs enfants et leur nouveau petit-fils.
J’ai dit oui.
Je ne sais pas si j’ai bien fait et j’ai la frousse.
Même pas mal. Merci.
17 mai, 2011
Alors on va essayer de pas tomber dans le gnan-gnan, mais je préviens d’avance que ça va être dur.
Donc, il y a un mois et des, il m’est arrivé ce braquage. Rien de cassé, rien de si grave, mais quand même un petit séisme dans une vie bien rangée. Un peu comme si, sans que j’aie rien demandé à personne, on m’avait bazardée d’un coup dans un monde parallèle, tout semblable au mien, mais en un peu plus gris, en un peu plus moche, en un peu plus effrayant.
Dans ce monde là, y avait dans la poche de mon sac un Iphone qui ressemblait à ça, et qui marchait plus trop bien.
Et même si ça n’a rien à voir avec le braquage, sur le mur de mon salon y avait une magnifique lampe en papier Ikéa à 6 euros 50. Qui ressemblait à ça :
Et puis, sans que j’aie rien demandé à personne encore, vous êtes arrivés avec vos mots et vos messages et vos Jaddothons.
Grâce au Jaddothon, mon Iphone y ressemble à ça et il contient l’intégralité intégrale de toute ma musique et même qu’y reste encore plein de place dessus.
Grâce au Jaddothon encore, le mur de mon salon il ressemble à ça :
Même pas vous avez idée comme cette plante est belle.
Je vous la mets en plus grand pour que vous imaginiez un peu mieux.
Un peu comme si on m’avait rebazardée dans un monde parallèle-parallèle, qui ressemble à celui du début, mais en un peu plus doux, un peu plus lumineux et un peu plus chaud.
Grâce à vos mots, (et puis aussi un peu grâce à mes parents qui visiblement ont fait du joli taf côté apprenons la résilience à notre fille), je peux le dire avec maintenant plus d’un mois de recul : même pas mal.
Allez, en cherchant vraiment, l’honnêteté m’oblige à dire que :
– j’ai pas trop bien dormi deux ou trois nuits de deux semaines après, mais en même temps je partais en vacances et il fallait faire MA VALISE. Dans le royaume des trucs qui m’angoissent, faire ma valise est quand même assez rudement bien placé pour que je ne sois pas sûre de pouvoir attribuer mes insomnies à autre chose.
– j’ai eu deux fois une petite tachycardie de rien du tout, en ouvrant la porte à un type que je n’attendais pas chez le Dr Carotte une fois, et en croisant un type avec un casque de moto dans la rue une autre fois. Genre ça a duré une demie seconde et c’était vraiment à peine un petit oups.
Voilà le bilan pour le moment.
J’en suis pas revenue moi-même de morfler si peu, de pas avoir au moins quelques moments d’angoisse surgis hors de la nuit certains soirs de consult au cabinet.
C’était quand même assez inespéré d’aller si bien.
Et, aucun doute à ce sujet, c’est grâce à vous.
Voilà, c’est pour dire merci.