Le petit prince a dit…

26 décembre, 2008

« Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il préfère ? Est-ce qu’il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J’ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J’ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s’écrient : « Comme c’est joli ! »  » (1)

Et mes patients sont des grandes personnes. Aucun doute à ce sujet.

« Alors, comment allez-vous Mme Adulte, depuis la fois dernière ? »
– Ah bah c’est vous qui allez me le dire docteur, regardez ma prise de sang.
– Pas bien ! J’étais à 1,8 de dextro toute la semaine.
– Bah je suis repassée à 4 xanax par jour, vous savez.

Et, parmi tous ces chiffres, entre les culpabilisants LDL, les devins charlatans des « bilans complets », les dodelinants INR, il y a les chiffres rois, les vénérés, les incontournables chiffres de la TENSION.

– « Parfait ! » , j’annonce. Je tente toujours le coup.
– « Combien ? » , on me demande. Ça rate à chaque fois.
– Treizesept, c’est parfait.
– Treizesept ? J’avais quatorzhuit la fois dernière
– C’est pareil, c’est parfait.

Je ne sais pas d’où vient ce culte de la tension.
Pourquoi, de siècle en siècle, de déguisements de docteur en déguisements d’infirmières, d’images en Epinal, le tensiomètre triomphe, indétrôné symbole du médecin.
Les médecins, ils ont un stéthoscope, une sacoche en cuir et un tensiomètre. Et pas de couettes.
C’est comme ça.

La fille, elle vient pour sa tendinite, faut y prendre la tension.
Elle vient pour son rhume qui passe pas, faut y prendre la tension.
Elle vient pour sa cystite bi-annuelle, faut y prendre la tension.
Toujours, partout.
« Y m’a même pas pris ma tension !! », sinon.
« Et ma tension, docteur ? »

Dans ton cul, ta tension. Merde.
C’est idiot.
Ça n’a aucun sens de prendre la tension d’un adulte en bonne santé, dont on a déjà pris la tension quatre mois avant.
Médicalement, ça n’a aucun sens. Ça ne sert à rien. Quand on le fait, on le fait pour l’image. On ne le fait pas pour la médecine.
Ça ne sert à rien du tout.
Ça sert à me faire perdre 5 minutes sur un bout de bras inutile.
Ça sert à m’empêcher de dépenser ces cinq minutes intelligemment.

Et, je vais l’avouer, juste après les roulements de tambours et juste avant les huées du public : des fois, je MENS.
Quand on est dans ces cas typiques et certains de tension-qui-sert-à-rien.

– « Parfait ! » , j’annonce.
– « Combien ? » , on me demande.
– « Treize-sept » , j’invente.

Je l’ai pas entendue, ta tension.
Comment tu veux que de toute  façon elle ait voulu dire quoi que ce soit avec mon brassard posé au dessus des treize couches de manches qui te garrottent déjà le bras comme deux tensiomètres ?
Comment tu veux que de toute façon j’aie entendu quoi que ce soit en posant mon stéthoscope au dessus des quatre couches restantes que tu n’as pas pu remonter ?
Je l’ai pas entendue, ta tension, et je m’en cogne.
Parce que de toute façon elle sera parfaite.

Je te dis treizesept pour que tu sois contente.
La prochaine fois, je te dirai douzesixédemi pour varier les plaisirs.
Tu me diras :  » Oh ? J’avais treizesept la fois dernière ! »

(1) Le petit Prince, St Exupéry