Le lundi, je travaille sur rendez-vous dans le cabinet du Dr Carotte.
Mais entre celui qui se pointe toujours avec 35 min d’avance, celui qui est en retard, celui qui vient pour prendre rendez-vous, celui qui vient parce qu’il ne sait pas, et le bon, le prochain, qui a vraiment rendez-vous à la bonne heure, il y a toujours deux ou trois personnes dans la salle d’attente.
Je fais un tour de salle, pour savoir qui est là pour quoi.

Elle, elle n’a pas rendez-vous.

–  Vous avez rendez-vous, Madame ?
– Non, mais ma fille qui travaille au garage m’a dit de venir. C’est pour ma bouche, dit-elle en pointant un index potelé sur son menton, c’est juste pour un antibiotique.

C’est « juste pour un antibiotique ».
J’adore.
L’autre jour, un gars m’a fait le même coup, c’était « juste pour un arrêt de travail ».
Je ne sais pas pourquoi on se casse le cul à voir les gens. On mettrait un distributeur dans la salle d’attente que tout le monde serait content.
Twix, 1 euro. Coca, 1 euro 50. Arrêt de travail, 22 euros. Paquet de chips, 80 centimes. Ordonnance, 22 euros.

– Ah, je suis désolée, mais je ne prends que sur rendez-vous aujourd’hui, et je n’ai plus du tout de place cet après-midi.

– Non mais je sais, hein, ils me l’ont dit quand j’ai téléphoné au secrétariat ! (Ok. Donc, tu sais qu’il n’y a pas de place, et tu viens quand même planter tes fesses dans un fauteuil de ma salle d’attente, façon couteau sous la gorge, en parfaite connaissance de cause). Mais je vous dis que c’est juste pour un antibiotique !

– Vous savez, tout le monde vient « juste » pour quelque chose. Je suis vraiment désolée que vous vous soyez déplacée pour rien, mais je ne peux pas vous prendre entre deux rendez-vous. Si je vous prends, je décale tous mes rendez-vous, et je fais attendre tous les gens qui ont pris rendez-vous justement pour ne pas attendre.

– Mais enfin écoutez, puisque je vous dis qu’il y en a pour cinq minutes ! Ma fille travaille au garage ! (Ca doit être un code, « Ma fille travaille au garage ». Je ne sais pas ce que le Dr Carotte a comme dette d’honneur envers le garage, mais ça a l’air drôlement important)

– Ecoutez, vous pouvez venir demain en consultation libre, vous pouvez prendre rendez-vous un autre jour, et si vous pensez que ça ne peut pas attendre, vous pouvez aller voir un autre médecin, mais je ne vais pas pouvoir vous recevoir aujourd’hui.

– Un autre médecin ! Mais c’est le Dr Carotte mon médecin traitant, je ne vais pas aller en voir un autre !
– Alors passez le voir demain si vous voulez. Aujourd’hui, ce n’est pas possible.

Elle se lève, visiblement excédée. Je crois qu’elle n’a jamais vu un affront pareil. On n’est pas habitué à une telle insolence, quand on est la mère de la fille qui travaille au garage.

– Pfff. Y en avait pour cinq minutes. Depuis le temps qu’on en discute, ce serait déjà fini depuis longtemps.
– Je ne prescris pas un antibiotique en cinq minutes.

Elle n’a pas entendu la fin de ma phrase, la porte a claqué avant la fin.
Et, effectivement, maintenant, j’ai 10 minutes de retard.

IRMa

19 mai, 2008

– Je viens vous voir parce que j’ai mal au dos. Et puis, pour vous montrer les radios de genoux et la prise de sang et l’échographie que vous m’avez fait faire la fois dernière. Enfin, je veux dire, c’était la remplaçante, elle m’a prescrit des radios de genoux. Et puis je me disais que pour mon genou, je me dis, il faudrait faire une IRM, non ?

–  Qu’est ce qui se passe avec vos genoux ? Pourquoi vous voulez une IRM ?

– Bin pour un contrôle. En fait, je me suis trompé la fois dernière, j’ai demandé des radios de genoux, mais en fait, c’est une IRM qu’on avait faite quand j’étais petit, mais moi je savais plus, je croyais que c’était des radios, alors j’ai demandé des radios. Mais du coup, c’est une IRM qu’il faudrait faire pour contrôler, non ? Ca m’embête un peu, parce que bon, je vous ai fait faire des radios pour rien…

– Non mais je veux dire, vous avez un problème aux genoux ? C’était quand, cette IRM qu’on vous avait faite ?

– Ooooh, c’était y a longtemps, hein ! Quand j’avais… heu… 14 ans peut-être ? Je me souviens plus. Ils avaient rien trouvé, mais il faudrait un contrôle, non ?

– Mais je veux dire, vous avez un problème avec vos genoux ? Vous avez mal ?

– Oh nonnonnon, j’ai pas mal du tout. Je voulais contrôler, c’est tout. On ne sait jamais.

Un train en marche

19 mai, 2008

C’est rigolo, de remplacer plusieurs médecins.
Et c’est dur, d’arrêter un train en marche.
Et puis, le plus souvent, avouez que c’est même pas la peine d’essayer.

Mine de rien, on ne fait pas ce qu’on veut, quand on remplace. Un vrai exercice de style.
On s’occupe des patients d’un autre. Provisoirement.
Si on est complètement d’accord avec la prise en charge, on s’inquiète de faire moins bien.
Si on n’est pas complètement d’accord avec la prise en charge, si on trouve que c’est un peu trop, ou un peu pas assez, ou un peu à côté de la plaque, ou du grand n’importe quoi, il faut peser soigneusement le rapport bénéfice/risque de l’ouvrage de gueule.

Est-ce que ça vaut VRAIMENT le coup de risquer de gâcher une alliance thérapeutique qui se passe bien pour éviter une prescription de magnésium ?
Est-ce que ça va servir à quelque chose d’essayer de lancer un sevrage de benzos, alors qu’on ne sera plus derrière pour assurer la suite, alors qu’on sait très bien que la prescription sera reconduite à la prochaine occasion ?
Est-ce qu’on est à ce point persuadée d’être plus maligne que l’autre, juste parce qu’on n’aurait pas fait pareil ?

Alors on calque. On soigne « comme ».
On joue au docteur.

Le lundi matin, on sait qu’on va prescrire beaucoup de Doliprane, beaucoup de patience et pas mal de citron chaud.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va prescrire de la carbocystéine, reconduire des oligo-éléments et des arrêts de travail, distribuer des gougouttes pour le nez et du locabiotal.

Le lundi matin, on sait qu’on va passer plein de temps à parler et à se taire.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va passer plein de temps à écrire.

Et en définitive, c’est assez passionnant.

Ca permet d’apprendre un peu tous ces médicaments qu’on ne connaît pas parce qu’on ne les prescrit jamais, mais auxquels on sera forcément confrontés un jour ou l’autre, parce que des patients nous en parleront. Ne serait-ce que pour être capable d’argumenter tout le mal qu’on en pense au lieu de se contenter d’un haussement d’épaule peu convaincu, et peu convaincant.

Ca permet de réfléchir deux fois plus. D’aiguiser son sens critique, de comparer ce qu’on fait tout le temps, ce qu’on ne fera jamais et ce que, bon, faut voir. Ca permet de se poser des questions. Ca permet d’énerver assez pour donner l’énergie de chercher des preuves.

Ca permet de réfléchir deux fois moins. Et de se reposer un peu. Les prescriptions faciles peuvent être très reposantes, pour peu qu’on réussisse à ne pas dépenser trop d’énergie à fulminer contre.
Renouveler du Stilnox, ça prend 3 minutes et 2 neurones, et le patient repart tout content.
Discuter de la physiologie du sommeil, convaincre, écouter, rassurer, débattre, argumenter, ré-expliquer, essayer de comprendre et de s’adapter, ça prend 35 minutes-que-à-la-fin-on-a-pas-même-pas-fini et pas loin de deux hémisphères, et le patient repart une fois sur trois en tirant la gueule.
Alors, quand on peut se permettre de flemmarder un peu, parce qu’on a décidé de ne pas lutter contre le train en marche, quand on peut se permettre de facturer 220 euros horaire du neurone, en se déculpabilisant parce qu’après tout, ce n’est que la merde de l’autre, alors, disais-je donc bien plus haut, ça repose un peu. Il y a une certaine jouissance à se laisser aller au recopiage d’ordonnance.

Ca permet de se rassurer. Quand on croit qu’on ne sait rien faire, quand on croit qu’on ne pourra jamais être à la hauteur, on se rend compte que ça, on sait le faire, et que visiblement ça ne vous traîne pas forcément en prison et ça ne vous empêche pas d’avoir une patientèle. On se dit qu’au pire, on réussira toujours à faire ça.

Ca permet de relativiser. Ca permet de se découvrir dédaigneuse et méprisante, ça permet de se souvenir qu’on est en train de juger du haut de nos deux ans d’exercice et de nos deux couettes le travail d’un type qui a 30 ans d’expérience, et une prescription qui a peut-être été réfléchie et pesée dans un contexte qu’on n’a pas pris le temps de connaître, d’un patient qu’on n’a pas pris le temps d’apprivoiser.

Ca permet de se donner l’envie et le courage d’avancer. Ca permet d’avoir envie de trouver l’énergie de monter SON cabinet, avec SES patients. D’exercer comme on pense devoir le faire, sans avoir peur de faire perdre à un autre un patient qui n’est pas à nous. De se façonner une patientèle qui nous ressemble, à qui on plaira parce qu’on donne du doliprane et du citron chaud, et qu’on verra partir sans regret pour un autre qui lui convient mieux si on ne lui convient pas.
Ca permet d’avoir envie de faire sa merde à soi, qui sent toujours un peu meilleur que celle des autres.

Lézard

6 mai, 2008

Au début, on croit que la vie est simple. Binaire. Manichéenne.
Il y a les malades et les feignasses.

Dans le monde des feignasses, la vie est belle.
On fait passer un kyste synovial du poignet en accident de travail (J’vous jure Msieur l’Juge, j’étais au travail, tranquillement, à travailler, et pouf ! Rendez-vous compte !), on fait prolonger l’arrêt une première puis une deuxième fois, puis encore un peu par gourmandise, puis encore un peu pour la route, puis encore un peu mais c’est la dernière, et à la fin, on n’a pas travaillé pendant deux ans. Sept cent trente jours.
Pas parce qu’on a besoin de son poignet au quotidien, hein ! Non, on est agent de surveillance. Mais mettons qu’un jour on soit dans l’obligation de castagner un peu quelqu’un, on ferait mal son travail et on ne veut pas imposer une telle incompétence à la société…

Dans le monde des malades, la vie est une chienne.
Elle bosse tout ce qu’elle peut, parce qu’elle doit, parce qu’il faut bien, parce qu’elle n’a pas le choix. Elle enchaîne les boulots ingrats. En France depuis peu, elle n’a pas beaucoup de formation, beaucoup de courage et la certitude qu’un boulot, c’est précieux.
Oui, « Elle arrivait de Somalie, Lily », vous y êtes.
Il lui a fait des gentilles remarques au début (Bienvenue !!), puis il lui a effleuré les fesses, puis il l’a choppée dans un couloir vide. Et là, elle ne se sent pas d’y retourner. (Tu m’étonnes…)

Et en fait, il y a tout un monde, entre le monde des feignasses et le monde des malades.

Celui qui chiale parce que vous comprenez Docteur, il est étouffé par le quotidien et il aurait voulu faire autre chose, et le bilan de sa vie à son âge, hein, c’est pas ce qu’il aurait voulu, et lui il a besoin de s’épanouir, et pour s’épanouir, il a besoin de sortir et de voir des gens, et un travail comme ça ça l’aide pas à s’épanouir, et il en peut plus parce que c’est pas une vie tout ce quotidien, et là son arrêt de travail s’arrêtait ce matin mais il a pas eu la force d’y retourner parce que c’est pas tenable, voyez, rendez-vous compte…

Ah ?
Ah.
Ok alors moi on dirait que pour m’épanouir, j’aurais besoin que tu te taises pour commencer, pis j’aurais besoin de bosser deux jours par semaine en gagnant plein de sous à soigner des gens en bonne santé et de bonne humeur, pis j’aurais besoin de passer tout le reste du temps à jouer à Wow en fumant des clopes.
Comme quoi, hein…

Y a celle qui n’en peut plus d’avoir des horaires pareils, rendez-vous compte, 9h-18h TOUS LES JOURS, avec une heure seulement le midi, et même que l’autre jour ils l’ont fait travailler UN DIMANCHE, c’est pas possible des conditions pareilles,  on finit par craquer, forcément, rendez-vous compte.

Y a celle qui travaillait à la caisse et que sans crier gare ils l’ont mise au service des cartes, mais elle y connaît rien au service des cartes, elle a pas été formée, et elle était bien à la caisse, depuis 32 ans qu’elle y travaille, pensez, mais ils font ça à toutes les anciennes, pour les faire craquer et pour qu’elles partent avant la retraite, parce que forcément, elles leur reviennent plus cher que des jeunes, 32 ans rendez-vous compte, si c’est pas du harcèlement moral, pourquoi ils l’auraient changée comme ça de poste si c’était pas pour la forcer à partir, parce qu’au service des cartes c’est pas pareil et c’est exprès pour la faire craquer, pensez…

Je ne pense pas, moi. Je ne sais pas, je ne me rends pas compte de l’enfer du service des cartes.
Y a pas marqué prud’hommes.

Alors bien sûr, je suis censée convertir tout ça en médical. Chercher et trouver (ou pas) des signes tangibles d’à quel point c’est plus supportable. Des signes de surmenage, des signes d’anxiété généralisée, des signes de dépression.
Mais entre ceux qui en rajoutent des tonnes, ceux qui vous racontent une situation qui vous paraît terrible en serrant les dents et en disant que ça va, ceux qui vous racontent une histoire qui vous paraît trois fois rien en pleurant tout ce qu’ils peuvent, ceux qui mentent, ceux qui connaissent le système administratif mieux que vous, ceux qui dramatisent, ceux qui minimisent…
Allez faire la distinction entre le malade et la feignasse…
Peut-être que cette femme, ça la rend VRAIMENT malade, cette situation qui me paraît triviale ?

Elle est où, mon objectivité à moi, entre mon « sens clinique » et mon « intime conviction » ?
Quelle légitimité j’ai, moi, moi-être-humain avec mes propres limites, ma propre histoire, mes propres forces et mes propres failles, à décider de ce qui est ou pas une situation de travail intolérable ?
Parce qu’à force, c’est intenable à la fin toute cette pression permanente, voyez, c’est pas une vie à la fin, y a un moment où on craque rendez-vous compte…

« Stage chez le prat ».
Je suis encore interne, et je passe 6 mois dans le cabinet d’un médecin généraliste. J’assiste à ses consultations (facile), j’assure les consultations (ça va), il assiste à mes consultations (ça, c’est dur…).

Une mademoiselle N. vient nous voir. C’est une consultation à laquelle j’assiste. Dans le fauteuil de droite. Celui où j’ai appris à bailler en n’écartant que les narines d’un air concentré.
Je fais ça très bien.

Elle n’était pas venue depuis 2 ou 3 mois, elle a pris rendez-vous la veille. Lourde dépression dans les antécédents récents, elle est encore sous traitement. Elle s’asseoit.
« Alors, comment allez-vous ? »
Elle nous raconte. Ca va plutôt bien.
Elle raconte son job, elle raconte sa vie amoureuse, elle raconte ses enfants. Tout va plutôt mieux. Mon prat se réjouit de la voir sourire pour la première fois depuis 2 ans. Elle fait une blague, même, à un moment. Dont elle rit elle-même.
Physiquement, ça va plutôt bien aussi. On fait le tour des effets indésirables du traitement, rien à l’horizon. Elle raconte des choses anodines pendant toute la consultation. Elle donne des nouvelles de sa mère, elle demande des nouvelles du chien.
La fin de la consultation arrive, on se salue, elle signe un chèque, elle s’en va.

Elle est partie depuis 5 bonnes minutes quand je me demande « Heuuu… Et en fait, elle venait pour quoi ? »
On lui a même pas renouvelé son traitement, elle en avait encore pour deux mois.

Tu vois Marie, des fois, les gens viennent vraiment pour dire qu’ils vont bien.