Beyrouth.

26 septembre, 2009

En fait, j’aime pas les malades.

J’aime bien les gens en bonne santé. J’aime bien les jeunes de 32 ans avec leurs biceps et leurs sourires et leurs certificats de Taekwondo. J’aime bien les femmes enceintes qui viennent parce qu’elles sortent de leur tête à tête avec leurs deux lignes roses dans la salle de bains, et qui m’écoutent à peine, parce qu’elles sont pleines d’images d’avenir. J’aime bien les certificats de bonne santé, j’aime bien les jeunes, j’aime bien les vaccins.
J’aime bien donner des conseils pour moucher le petit et passer vingt minutes à expliquer qu’il faut s’essuyer d’avant en arrière pour éviter les cystites.

Les malades sont nuls. Ils puent la souffrance et la peur, ils me vident de mon énergie, ils m’aspirent, ils m’effraient.
Ils sont un trou noir. Comme d’effroyables petits Shadoks : ils pompent, ils pompent, ils pompent, alors que j’ai si peu d’énergie à moi.
Ils ont mal et je ne suis pas une fée, ils veulent vivre alors qu’ils vont mourir, ils veulent comprendre et ils ne comprennent rien, ils ont peur et j’ai peur avec eux, ils ont mal et j’ai mal avec eux. Je n’ai pas tant d’énergie à donner, je n’ai pas assez de force vitale pour tous, et j’en crève.

Sauf les bons malades, que je peux supporter.
Le bon malade est poli. Il arrive à l’heure à son rendez-vous, il me dit bonjour Docteur avec un D majuscule. Il a mal avec le sourire, il affronte sa maladie le dos droit. Il m’écoute avec des grandes oreilles, il hoche la tête et il me fait des compliments sur ma façon d’expliquer les choses. Il pose des questions auxquelles je sais répondre, et il comprend les réponses. Il sait bien que je ne suis pas une fée, il me donne du Docteur à chaque coin de phrase et il m’écoute en silence.  Il ne se plaint pas. Il est reconnaissant du peu que je fais pour lui, il accepte les examens, il accepte les incertitudes. Quand je lui propose un traitement, ça marche bien. Il n’a pas d’effets secondaires et le traitement fonctionne. Ou, si ça ne fonctionne pas, il me le cache parce qu’il sait qu’il me doit bien ça.
Le bon malade guérit. Il a une maladie bien propre, bien carrée, que je comprends et que je connais, et pour laquelle j’ai des médicaments qui marchent dans mes tiroirs à médicaments.

La mauvaise malade débarque à 19h sans rendez-vous, avec ses yeux de cocker battu et sa souffrance qui empeste  ma salle d’attente. Elle a huit maladies graves en même temps qui se battent pour savoir qui aura raison de ce corps chétif, elle est idiote, elle me fixe de ses yeux hagards et elle se fait frapper par son fils. Elle n’a pas pris les médicaments parce qu’elle n’avait pas de sous, elle n’a pas le compte rendu de l’hôpital de sa dernière hospitalisation, elle ne comprend rien et elle a mal partout. Elle ne pose pas de questions parce qu’elle est trop bête pour en poser, elle ne sait pas répondre aux miennes, elle est sale et elle a les dents grises, elle boite sans que je sache pourquoi, avec sa béquille qu’aucun des antécédents notés dans les jolies cases de son dossier ne justifie.

Et alors que je suis capable de passer 35 minutes avec une jeune fille belle et enceinte, je raccourcis tout ce que je peux la consultation avec elle. Je botte en touche, j’envoie au diabéto, j’envoie au cardio, j’envoie au centre anti-douleur. Je lui parle mal, je l’engueule parce qu’elle devrait bien savoir que le vendredi c’est sur rendez-vous, je secoue la tête en soupirant quand elle ne sait plus quel médicament on lui a donné à l’hôpital, je rédige la lettre pour le diabéto en quatre longues minutes de silence. Je ne souris pas, jamais. Je ne demande pas si son fils a arrêté de la cogner parce que j’ai trop peur de la réponse.

Je suis médecin depuis deux jours et demi, j’ai vingt-huit ans, et je ne supporte déjà plus les gens malades.

Quand j’étais petite, je voulais être dresseuse d’ours.
Pas « fée ».

Qu’on ne se méprenne pas, je n’ai rien contre les fées. C’est une catégorie socio-professionnelle comme une autre, et il n’y a pas de sot métier. Même si, pour les connaisseurs, il y a des métiers avec un seau.

Et pourtant, parfois, les gens me prennent pour une fée. 

Quand ils ne peuvent VRAIMENT pas se permettre d’être malades. 
Mais aussi parfois sans raison valable évidente.
L’autre jour, une patiente, la soixantaine, qui ne pouvait pas venir la veille voir le docteur Carotte parce qu’il n’y avait personne pour garder Bichon, m’explique les affres de son panaris. Une gangrène gazeuse, à l’entendre.
Elle me raconte les cris d’horreur du médecin qui l’a vue en vacances, le traitement « de cheval » qu’il a jugé indispensable de mettre en route immédiatement et l’évolution des choses depuis.
Bonne, l’évolution, visiblement, si j’en crois l’index qu’elle me brandit sous le nez. C’est encore vaguement rose foncé sur le côté, là où une écharde grosse comme une poutre et acérée comme une dague a bondi pour s’y planter violemment il y a trois semaines, et c’est encore un peu sensible quand elle appuie. Pour ce que j’en dis, l’a qu’à pas appuyer.
Bref, elle m’annonce solennellement :  « Tout ce que je demande, Docteur, c’est qu’il n’y ait plus rien dans deux semaines. »
Je me gratte le menton. Je décide de ne pas lui mentir : « Si vous voulez être absolument certaine qu’il n’y ait plus rien DU TOUT dans deux semaines, il faut couper ».
Comme je le pensais, le second degré de Madame est resté à la maison avec Bichon. Ses traits se durcissent, et elle me précise : « C’est que je dois partir en vacances en Corse. Et vous connaissez l’état du service de soin en Corse, je suppose ? Il est hors de question que j’y parte dans cet état-là, il faudrait que j’annule mon voyage. »
Elle part pas au Congo avec une cholecystite, hein, elle part en Corse avec une fin de panaris.

Je lui ai dit de poursuivre les soins locaux. Une semaine plus tard, le secrétariat laissait au Dr Carotte le message suivant : 
Mme X. A rappelé. Souhaite un rdv ce 18/08. A annulé son voyage. Précise que son doigt est très enflé et douloureux. Précise que le traitement n’a fait aucun effet. Nous l’avons informée que vous ne rajoutez plus de rdv ce jour, 18/08. Ne souhaite pas prendre de rdv avec Dr Rrr. Par ailleurs demande que vous lui établissiez une ordonnance pour faire une radiographie.

 Dans les épisodes suivants, si vous êtes sages, je vous raconterai les fois où je me sens coupable de ne pas être une fée.

A la demande générale…

8 septembre, 2009

Je suis la remplaçante.
J’attends dans mon bureau, devant mon emploi du temps vide.
Hier, c’était le Docteur Carotte, et c’était plein.
Demain, ce sera le Docteur Carotte, et c’est déjà plein.

Moi, j’ai mes 6 pauvres créneaux de rendez-vous sur le matinée, 6 parce que j’ai une matinée de deux heures, et que là où le Docteur Carotte prend 4 rendez-vous à l’heure, on m’en a prévu 3.
On a bien fait, cela dit, parce que à bientôt un an de remplacement, je culmine à 20 min la consultation. Qu’il vente qu’il pleuge ou qu’il neige, veaux vaches cochons, à la fin de ma journée, je divise le temps de travail par le nombre de patients et j’arrive à 20 minutes. Dix-huit dans mes meilleurs (ou plus mauvais) jours. Y compris les « Je n’en ai pas pour longtemps, c’est juste pour un certificat » et les « Oh moi ça va aller vite, c’est juste pour un renouvellement ».
Bref, je suis dans mon bureau vide, derrière mon pc qui malheureusement ne fait pas tourner Wow mais qui me permet au moins de passer le temps sur wowhead et sur mon forum de guilde.
J’ai un autre rendez-vous dans quarante minutes, le deuxième de la matinée, j’ai le temps d’aller bosser la strat de Yogg.

Et puis, on tape à la fenêtre.
A la fenêtre, alors que j’ai un interphone qui fonctionne et que, ici, je ne confonds pas avec la sonnerie du téléphone.
Et, bêtement, je vais ouvrir.
Scène improbable de dialogue entre moi et mon futur-patient, lui dans la rue et moi dans mon bureau, les deux mains sur les fenêtres que je viens d’ouvrir, les bras écartés, avec ce demi-mur idiot qui séparent nos jambes.
Il me dit qu’il veut une consultation, je lui dis que Heuu, il doit faire le tour de la rue et venir sonner à la porte.
Et en ouvrant les fenêtres, en découvrant mon patient de la rue, il y a déjà seize bonnes secondes de ça, quelque chose a dit dans mon crâne : « Oh toi mon coco, tu veux du Subutex ».

Je ne sais pas encore pourquoi, mais ça a sonné tout de suite du côté de mon alame intérieure.
Le côté incongru de notre première rencontre a sans doute joué, mais, en ouvrant la fenêtre et en découvrant mon patient, je me suis dit que je n’avais pas envie de cette consultation.

Il a fait le tour, il a sonné gentiment à l’interphone, et je n’ai pas pu faire autrement que de lui ouvrir.
Une fois assis en face de moi, quand nos jambes ont retrouvé leurs positions légitimes, il m’explique qu’il vient de déménager, et qu’il veut changer de médecin, et que justement il avait un problème en cours avec son dernier médecin d’il y a à peine quatre jours.
« Subutex, subutex, subutex » ânnone mon cerveau pétrifié.

Mais pas de Subutex.
Il  avait un truc, des symptômes bizarres, il allait faire pipi souvent la nuit, et son médecin lui a fait un test d’urines, dont il n’a pas les résultats sur lui mais qui était normal, paraît-il, et il avait une sorte de poids dans le bas-ventre, et son médecin a fait faire l’analyse d’urines qu’il n’a pas mais qui était normale et lui a dit qu’il fallait en faire plus.
Mmmm, dis-je.
Je dis souvent Mmmm quand je me sens dépassée. Ca fait gagner du temps.
Mmmm, dis-je, donc.
Son médecin lui a donné un traitement dont il a oublié le nom, malgré les analyses normales, il a dit qu’il fallait attendre un peu, mais le traitement ne marche pas et ça ne passe pas et il a déménagé et le voilà chez-moi. Sans ses analyses, sans l’ordonnance du traitement-qui-ne-marche-pas, mais avec ses drôles des symptômes qui durent.
Il n’a pas de fièvre, il n’a pas d’écoulements, il n’a pas d’autres symptômes que ce poids dans le bas-ventre et ces analyses normales, et il attend de moi que je résolve son problème.
Mmmm, dis-je, encore un peu embrumée par mon cerveau qui crie « Subutex ! Subutex ! »
Mon patient, gentil qu’il est, essaie de m’aiguiller un peu, devant mes « Mmmmm » peu décisifs.
– « Il a dit que c’était peut-être une mmmmm, heuuu, « prostatite » ??? »

« Mmmm« , dis-je encore, fidèle à moi-même, « Oui, ça fait partie des choses à éliminer, passons à côté, je vais jeter un oeil sur votre ventre.  »

Sur le chemin qui sépare mon bureau-bureau de la salle d’examen, pendant que déjà, une certitude se grave en moi (Je m’en fous, je ne lui ferai pas de TR),  il ajoute :  « Mais en fait je dois vous dire, je n’ai pas ma carte vitale et je n’ai pas de quoi payer, j’ai laissé mon chéquier à la maison ».
L’occasion est là, et je bondis.
– Ecoutez, que je lui dis, trop contente d’avoir un prétexte pour écouter mon alarme qui hurle sans que je sache pourquoi, ça devient un peu compliqué. Vous n’avez pas les analyses, vous n’avez pas le nom du médicament qu’on vous a donné, vous n’avez pas votre carte vitale, vous n’avez pas de quoi payer… C’est un peu compliqué pour moi d’arriver au milieu d’une histoire que je ne connais pas, je vous propose de revenir demain avec tout ce qu’il faut, et nous verrons comment nous pouvons avancer.

Et je vois le patient prendre le contrôle de la consultation, à peu près comme à chaque fois que mon alarme sonne. Maintenant, je sais bien que cette alarme qui beugle, c’est le signe que je suis manipulée et que je perds le contrôle des choses, mais à l’époque, je n’entendais que « Subutex ! Subutex ! Ou alors, heuuu non, mais quoi ? Que se passe-t-il ? Je n’aime pas ce patient et je veux qu’il parte.  »
– Mais, qu’il me dit, mon médecin m’avait parlé de prostatite ?
– Hmmm, hmmm, oui, c’est possible, dis-je, c’est justement pour ça qu’il faudrait que vous reveniez demain avec tous les éléments…
– Mais, dit-il, il ne faudrait pas refaire l’examen ?
– Si ! Si ! m’entends-je hurler, justement ! Je vais vous refaire-faire un examen d’urines, vous allez le faire, et vous reviendrez avec les résultats du premier examen, l’ordonnance du traitement qui n’a pas marché et les résultats du deuxième examen, et votre carte vitale, comme ça on pourra avancer.
C’est tout ce que je trouve à dire devant mon cerveau qui me hurle : « Ruuuun ! You fools » sans que je comprenne pourquoi.
– Mais, si le premier examen était normal, ajoute-t-il, le deuxième va peut-être l’être aussi ?

A ce stade de la non-consultation, j’essaie tout ce que je peux et je n’ai plus qu’un seul but : le mettre dehors, vite et bien, et le faire revenir sur les consultations du Dr Carotte.
– Oui, peut-être, nous ne pouvons pas savoir, il faut vérifier qu’il n’y a pas une infection, il faut refaire l’examen.
Je dis n’importe quoi. Je le sais. Mais j’ai cette alarme, qui est maintenant devenue « Pas Subutex  ! Pas Subutex ! Je sais pas quoi mais Run you fools ! » qui m’empêche d’entendre quoi que ce soit d’autre, et je ne suis plus médecin.
Je suis une fille à couettes abasourdie par son alarme.
Le patient voit que je patauge, et, gentiment, me guide :
– Mais mon médecin, il a dit que comme les examens ils étaient normaux, il faudrait faire un autre examen plus poussé pour voir s’il y a une infection que le premier examen n’a pas vu ?

Là, en vrai, je ne vois pas de quoi il parle. Et je lui dis :
– Mmmmm, je ne vois pas ce que ça peut-être.

L’homme qui murmurait à l’oreille des consultations ne se laisse pas désarçonner. Il continue à m’aider :
– Il a dit qu’il fallait faire quelque chose pour que l’examen puisse voir l’infection plus facilement ?

Je ne vois toujours pas. Je suis curieuse, je me sens soudain bête de ne pas savoir, je sens mes couettes prendre des proportions imprévues, avec l’engrais supplémentaire de la culpabilité imbécile de vouloir me débarrasser de ce patient sans savoir au juste pourquoi,  mais vraiment, je ne vois pas.

– Ecoutez, je ne sais pas ce que votre médecin voulait faire comme examen, mais déjà, puisque moi je n’ai rien comme éléments pour me guider, on va refaire l’examen de base et vous reviendrez avec toutes les pièces du dossier, ok ?

Je sens des racines pousser entre ses fesses et le fauteuil.
Il n’est pas content du tour que prennent les choses, c’est palpable. Visiblement, je le pousse dans ses derniers retranchements.
– Mon médecin, il a dit que si le premier examen il était normal, il fallait, heuuuu, comment il a appelé ça, déjà, un massage prostatique ?

Et voilà. Et voilà, ton Subutex, fool toi-même, que je ne savais pas pointer.
Merci. Le voilà, ce truc qui pressait le doigt sur mon interrupteur à alarme.
Je sais pas ce que c’est, un massage prostatique, j’ai un bout de couette en moi qui suggère que peut-être je ne sais pas ce que c’est alors que je devrais savoir, peut-être que c’est moi qui suis nulle et qui ne connait pas le massage prostatique comme étape importante du diagnostic de prostatite, peut-être que ça existe vraiment,  mais tant pis, je sais au moins, même si c’est de la faute de mon incompétence médicale, pourquoi ça carillonne comme ça depuis le début.

Je peux reprendre pied, et même si j’ai tort, même si le doute subsiste, même si peut-être tu n’es pas un gros pervers, même si peut-être le masage prostatique est une pratique répandue chez tous les urologues du coin, au moins, je sais ce qui m’arrive, et je peux te mettre à la porte gentiment.
Non, je ne pratique pas cet examen. Non, je ne sais pas ce que c’est, ni qui peut vous le faire, ni si des kiné le font. Non, ça ne fait pas partie des gestes que je fais quand je suspecte une prostatite, et peut-être vous devriez aller revoir ça avec votre médecin qui semble s’y connaître infiniment plus que moi en geste de sensibilisation à l’ECBU.

Une fois que je l’ai mis dehors, au bout de 35 minutes non rémunérées à part cet infini sentiment de soulagement, je suis allée taper sur Google « Massage prostatique ».
Comme il m’a fallu aller jusqu’à la page 6 pour trouver un semblant de lien médical qui ne parlait pas de point G masculin, de gods et d’orgasmes, je me suis dit que sans doute, mon alarme avait eu raison de mes couettes.