Un jour prochain, je planifie de vous raconter comment Twitter m’a sauvé la vie.
En attendant ce jour, je m’ennuie quelques fois, je vais vous raconter comment Twitter m’a cueillie un matin à l’aube, et m’a donné envie de tout plaquer, de tout foutre en l’air, et d’aller dresser des ours quelque part en Auvergne.

J’ouvre les yeux. Il est 10h55 du matin. Je tombe là-dessus.
« Arrêt de travail : des médecins piégés par les caméras cachées de France TV »

Morceaux choisis :
«  Après trois minutes dont 15 de consultation, un arrêt de travail de sept jours est délivré à la journaliste »
((« Après trois minutes dont quinze de consultation » …  Je sais pas vous, mais moi je sais pas ce que ça veut dire. Je retourne le truc dans tous les sens, hein, mais 3 minutes dont 15 de consultation, non, vraiment, je vois pas.))
Blablabla. « Elle se dit épuisée, le médecin la croit sur parole » .
MAIS PARDON ! Croire ses patients sur paroles ? Scandale.
Je m’excuse. Je plaide coupable. Je crois mes patients.
Je vous avais raconté il y a longtemps que c’était difficile pour moi, ces histoires d’arrêts. De juger la souffrance, sans essayer de comparer à la mienne, sans me dire que hey, bon, ça va.
D’écouter avec bienveillance et compassion une meuf qui m’explique que 8h par jour avec seulement 1h de pause déjeuner, c’est insoutenable, alors que je l’écoute à ma 11ème heure de boulot de suite sans avoir mangé ni bu ni fait pipi.
C’était difficile pour moi au début, j’étais un peu rigide. J’arrêtais deux jours pour une rhino s’il fallait vraiment, parce que hey, bon, une rhino, ça va, quoi. Je tapais du poing sur la table si on me demandait trois jours au lieu de deux.
Et puis au fur et à mesure du temps, j’ai rencontré des gens.
J’ai pris un bain de foule. J’ai cogné mes étroitesses d’esprit contre les largeurs de la réalité de la vie quotidienne de mes patients. J’ai vu que des fois, les deux jours pour une rhino, c’était pas vraiment pour une rhino, c’était aussi pour les dix ans sans arrêts et les quatre enfants à la maison et le mari absent et les humiliations quotidiennes et la sous-chef rigide et les fins de mois inbouclables et la mère malade et le fils aîné en prison.
Je tire sur la corde, là, mais c’est pour vous dire que petit à petit, j’ai mis mes principes de côté et j’ai commencé à vraiment écouter les gens.
Et si quelqu’un me dit que c’est insupportable d’aller travailler, pardon, mais je le crois.
Parce que quand un mec me dit j’ai eu la gastro et j’ai vomi et j’ai la diarrhée, figurez-vous que quand je lui palpe le ventre, c’est principalement pour vérifier que c’est pas une appendicite un peu bâtarde.
Parce que non, j’ai pas des scanners supermanesques au bout des doigts pour voir si le type a vraiment une gastro ou pas, et je lui demande pas de passer la fin de l’après-midi dans mes toilettes pour aller vérifier de visu qu’il a bien fait caca liquide.
Quand un mec me dit « J’ai vomi et j’ai eu la diarrhée », pardon, je le crois sur parole.
Quand un mec me dit « Je supporte plus d’aller au travail, je dors plus, j’ai des boules dans le ventre sur la route le matin », bah c’est pareil.
Il y a 5 ans, je voyais des menteurs partout, je me méfiais, je redoutais qu’on me prenne pour une poire.
Et puis j’ai réalisé que de toute façon, j’avais aucun scanner magique pour vérifier.
Depuis, j’ai pris un parti pris qui à la fois me simplifie la vie et à la fois est inévitable : je crois mes patients.
C’est MON PUTAIN DE JOB, de croire mes patients.
Des fois, souvent, je suis la seule personne sur terre pour les croire, pour être à côté d’eux et pas contre eux, pour les regarder avec bienveillance et pas avec méfiance, pour les prendre pour des adultes et pas pour des gamins qui cherchent à sécher l’école. La seule personne sur terre.
Dans un monde de plus en plus policier, où des mecs avec un bandeau « Contrôle Qualité Travail » sur le bras accompagnent certaines de mes patientes aux chiottes, pour vérifier qu’elles n’y passent pas plus de temps que le temps nécessaire à un pipi réglementaire. Je vous jure, hein, j’invente pas. J’ai eu deux patientes de deux entreprises différentes accompagnées aux chiottes à chaque fois, et surveillées par un mec qui pointait leur temps de miction.
Hey bin dans ce tsunami-là, des fois, je suis la seule personne sur terre à croire en leur bonne volonté.
Alors oui, je m’en cogne. Si deux ou trois fois sur cinquante on me mène en bateau, on me raconte des salades et des souffrances qui n’en sont pas, on essaie de me gratter un arrêt pas justifié, tant pis.
Il y a sept ans, j’étais terrifiée à l’idée de donner un arrêt injustifié à un mec pas vraiment malade.
Aujourd’hui, je suis terrifiée à l’idée d’en refuser un à quelqu’un qui souffre.
So sue me.
Tant pis. Tant pis, merde, si des fois je me fais prendre pour une poire. J’assume.
C’est mon rôle, de faire confiance à mes patients et de les croire et de les soutenir. Et s’il faut quelqu’un pour aller dénicher le un sur cinquante qui a menti, ce ne sera pas moi.
Et je ne vous raconte pas tous ceux qui refusent mes arrêts, inlassablement, parce qu’ils ne peuvent pas, parce qu’ils ne veulent pas, parce que ça ne se fait pas. Tous ceux qui sont au bord de la falaise et que j’essaie d’éloigner, et qui me disent non, ça va.
Dans ma pratique, on me refuse beaucoup plus d’arrêts qu’on ne m’en extorque.
Vos mères, journalistes de France TV.
Non, je n’examine pas tous mes patients qui me racontent qu’ils ne dorment plus.
Parce que leur tension, là, je m’en cogne. Parce qu’ils ne viennent pas me voir pour que je leur dose leur cholestérol. Alors oui, j’ai dû arrêter quelques fois dans ma vie des mecs qui m’ont prise pour une pomme, qui voulaient passer un week-end avec leurs potes et qui ont bien rigolé en leur racontant comme je les avais arrêtés juste en les croyant sur parole. Au nom de tous les mecs que j’ai été la seule à écouter, la seule à entendre, la seule à croire, tant pis.
Mon job, c’est d’être aux côtés de mes patients. C’est pas d’être flic, ou directeur de conscience.
Mon boulot est assez dur comme ça, je me contente d’essayer de le faire.

 

Bref, sur Twitter à l’aube, je m’énerve bien.
Caméras cachées de mes couilles, de gens qui ont pas la moindre idée de ce qu’est mon boulot et qui viennent me donner des leçons à une heure de grande écoute.
J’inspire j’expire.
Il est maintenant 10h57, et je tombe là-dessus :

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Ça, c’est un truc envoyé par Sophia, qui est genre pour faire vite une branche de la sécu qui propose aux patients diabétiques de les suivre de près et de leur envoyer des bons conseils par la poste 3 ou 4 fois par an, parce que leurs médecins sont vraiment des tanches pas capables de suivre des diabètes (en résumé).
Le bilan lipidique, je vous la fais en court aussi, mais depuis un moment, de plus en plus d’études disent qu’on s’en cogne.
En gros, l’histoire c’est qu’il vaut mieux donner des médicaments anti-cholestérol plutôt en fonction des facteurs de risques globaux, et pas en fonction du chiffre noté sur le papier. En gros, si vous êtes diabétique trop gros avec un père qui a fait une crise cardiaque à 40 ans, ça vaut sans doute le coup de vous donner une statine, même si votre chiffre de cholestérol sur le papier de la prise de sang est pas si pire, alors que si vous êtes un type mince en bonne santé qui fait du sport sans aucun antécédent, on ferait mieux de pas vous en donner même si le chiffre sur le papier est très vilain.
Je résume, hein.
Bref, perso, mes diabétiques à haut risque cardio-vasculaire qui ont déjà un médicament pour le cholestérol, j’arrête de leur doser. Parce que grosso modo, quel que soit le résultat, le médicament est indiqué pareil.
Bref, passons les considérations théoriques.
Arrêtons-nous sur le « Vos patients concernés ont reçu un courrier leur rappelant que vous êtes un gros naze qui fait pas ce qu’il faut pour leur santé. »
Je vais me permettre un AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH.
Qui es-tu, Sophia de mes fesses, qui ne connais pas mes patients, qui ne sais pas leurs frousses, leurs certitudes et leurs incertitudes, leurs représentations familiales, qui ne sais pas à quel point je bataille pour réussir à faire un bilan 1 fois par an à M. Bernard (qui en veut zéro), alors que je bataille pour faire un bilan 4 fois par an à Mme Michel (qui en veut dix), qui ne sais pas que M. Leduc prend tous les jours sa statine et des fois deux quand il a mangé un os à moelle, ni que M. Gras l’oublie un jour sur deux parce que le soir avec son travail il y pense pas, et que M. Fernand attend son bilan tous les ans comme le messie pour savoir s’il va faire sa semaine de jeûne ou non, et que Mme Bourgeois prend de la levure de riz rouge en plus parce qu’on ne sait jamais, qui es-tu, bordel de dieu, pour faire rentrer tous ces gens-là dans la même case en décidant que j’ai eu tort de ne pas leur faire un bilan inutile cette année ?

Et que vais-je dire à Mme Michel qui me réclame son cholestérol tous les deux mois, à qui je me suis échinée à dire que c’était pas la peine, quand tu lui auras envoyé ton courrier qui dit « Ahahah, ton médecin c’est rien qu’un sale mauvais qui aurait dû te doser le cholestérol  » ?
Que fais-tu de la confiance que j’ai mis un ou deux ans à tisser, péniblement, avec mes petites mains et mes petits fils de laine rabibochés ?
Tu t’assoies dessus ? Ah oui, ok, c’est bien ce qu’il me semblait.
Mais mêlez-vous de vos fesses, Marie Jésus Joseph.

À ce stade-là, en 12 minutes sur Twitter et 40 secondes dans ma vie à moi qui remonte mon fil, j’ai déjà eu deux injonctions paradoxales et je suffoque.
Ahahah, les médecins qui écoutent leurs patients et qui les croient, et qui font des arrêts de travail qui coûtent des sous à la sécu.
Ahahah, les médecins qui écoutent pas leurs patients et qui leur font pas des bilans sanguins inutiles qui coûtent des sous à la sécu.

À ce stade-là, j’ai singulièrement envie de raccrocher la blouse.
Moi, qui ne vis que pour mon métier.
Il était 10h59, et je sentais de gros muscles verts poindre sous ma chemise de nuit et la déchirer. (C’est une image, j’ai pas de chemise de nuit.)

Du coup, j’ai repensé en arrière.

J’ai repensé à ma collègue, qui va fermer sa porte, parce que les statistiques de la sécu lui ont dit qu’elle faisait trop d’arrêts de travail.
Que je vous raconte un peu comment ça marche, les contrôles de la sécu.
Ils prennent une moyenne (genre combien de jours d’arrêt pour X patients par médecin), et ils prennent les 10% du dessus, et ils leur tombent dessus. « Vous faites plus d’arrêts que la moyenne de vos collègues » .
Si t’essaies d’expliquer que tu vis dans une zone défavorisée, pleine d’ouvriers qui se pètent le dos dans des usines malveillantes qui te surveillent quand tu vas pisser, ils te répondent : « Oui mais vous faites plus d’arrêts que la moyenne de vos collègues » .
Si t’essaies d’expliquer que tu vois 70% de gens de plus de 68 ans, contrairement à tes collègues, ils te répondent : « Oui mais vous faites plus d’arrêts que la moyenne de vos collègues » .
Et on cause en pourcentage, hein.
C’est-à-dire que le mec qui voit 85 patients par jour sans sourciller, qui fait des consults de 5 minutes, qui facture des trucs que toi tu fais 8 fois par jour en acte gratuit (l’ordonnance de semelles orthopédiques pour une petite de 6 ans aux pieds plats, le renouvellement de passage infirmier pour 6 mois pour un patient grabataire, le renouvellement d’INR pour ton patient sous AVK, juste un vaccin entre deux parce que tu l’as déjà vu et examiné il y a quatre jours et que tu fais juste l’injection et que con comme tu es tu fais pas payer, l’ordonnance de Doliprane pour la mère que tu connais et qui en a besoin sur la consultation de la fille, je m’arrête là parce que vous voyez mais j’en fais bien 6 à 10 par jour), bref, le mec qui fait 85 consultations par jour dont 10 actes qui devraient être gratuits qu’il fait payer parce que hey, en passant juste la carte vitale personne ne voit rien, bin son ratio d’arrêts de travail sera vachement meilleur que le tien, pauvre con qui a expliqué aux gens qu’il ne sert à rien de consulter pour un rhume, qui a fait des vaccins et lu des bilans biologiques et des IDR entre deux sans faire payer, qui a appelé deux ou trois patients inquiets pour leur donner des conseils gratuits au téléphone et expliqué que la consultation en urgence aujourd’hui c’était pas la peine.
Ce mec-là sera jamais emmerdé par la sécu. Parce que son ratio est super bon. Parce qu’il reconvoque les otites à J3 pour vérifier.
Parce qu’il renvoie à d’autres les patients un peu trop chiants, un peu trop lourds, un peu trop malades, un peu trop pas rentables.
Il a des chiffres fabuleux, pour la sécu. Voilà un médecin comme il faut. Voilà un médecin qui n’arrête pas trop.
Et ma consœur, on lui tombe dessus. On lui explique qu’elle fait mal. On lui explique que statistiquement elle est pire que les autres. STATISTIQUEMENT, hein. C’est-à-dire qu’elle est dans la tranche du haut. Donc on lui explique qu’elle est le dernier wagon du train, celui où il y a le plus de morts, et que pour bien faire on va supprimer le dernier wagon. Une fois le dernier wagon supprimé, l’avant dernier deviendra le dernier, et on lui tombera dessus parce qu’il est le dernier.
Elle va partir.
Alors qu’elle est le médecin que vous voudriez tous avoir.

 

J’ai repensé aussi et j’ai la flemme de vous chercher le lien à cet article sur les infirmiers libéraux qui coûtent trop cher.
Les énarques, sur leurs petits sièges en velours, ont vu des chiffres. Ohlala les dépenses de soins infirmiers en ville augmentent trop beaucoup. Ils coûtent trop cher. Il y a sans doute des abus. Contrôlons-les, réduisons-les, assommons-les.
Qu’on soit très clairs, on parle des tarifs des infirmiers à domicile. Genre 3 euros pour une prise de sang et 7 euros pour un pansement difficile de 20 minutes. REMBOURSÉS.
Les chiffres sont limpides : ça augmente !! SCANDALE !
Alors qu’on fait des plans de réduction des coûts hospitaliers, qu’on fait sortir les gens de l’hôpital de plus en plus tôt après une opération pour économiser des sous, qu’on les balance à domicile 48h après leur chirurgie parce que hey, l’hôpital c’est pas l’hôtel, que les gens vieillissent et vivent à la maison de plus en plus vieux, figurez-vous que c’est pas dieu possible les coûts des infirmiers à domicile augmentent !
Alors la solution est simple, c’est qu’ils sont trop payés ou trop nombreux et qu’il faut diminuer l’offre.
Idem pour les transports, sur un autre article que j’ai re la flemme de vous chercher. Le coût des transports augmente, il y a fraude. Les médecins font des bons de transports de complaisance, je ne vois que ça.
Mon lapin. On a de plus en plus de vieux, on a de plus en plus de pauvres, on a de plus en plus de mis de côté de la société qui ne veut plus d’eux, on a de plus en plus de gens sortis manu militari de l’hôpital parce qu’ils coûtent trop cher, et la seule explication que tu vois au coût des soins infirmiers à domicile et des transports qui augmente c’est que les gens abusent et que les médecins sont complaisants ?
Et je te paye avec mes impôts pour mobiliser tes trois neurones pour arriver à ces conclusions-là ?

Je m’emporte, pardon.
J’ai atteint le point « Et c’est avec mes impôts ! », c’est le signe que je dois sans doute arrêter de parler.
Mais tu vois, je suis la fille qui ne vit que pour son métier, qui ne se définit que par ça, qui ne serait rien sans lui, et à qui tu as donné envie, en 12 minutes sur twitter, de tout plaquer et d’aller dresser des ours en Auvergne.
Alors que je connais même pas l’Auvergne et que si ça s’trouve c’est moche et y a pas l’ADSL.

Demandez-vous.

21 septembre, 2015

J’ai connu Mme B. au tout début de mon remplacement chez le Dr Cerise.
Je l’ai très vite pas aimée du tout.
Au bout de ma troisième consult avec elle, j’écrivais dans son dossier : « Moi je trouve surtout qu’elle consulte beaucoup trop souvent pour une femme de 32 ans » . Et la fois d’après :  « Il faut arrêter les examens complémentaires ».
Elle était INSUPPORTABLE.
Il fallait l’arrêter trois fois de suite pour une sinusite à la con.
Elle avait encore trooooop mal. Et elle se sentait encore troooop pas bien.
Moi on était en février, et je fumais deux paquets par jour et je crachais un demi-poumon entre chaque deux patients, en me tenant pas sur mes jambes et en étant obligée de m’asseoir par terre parce que tousser me prenait toute la force que j’avais en moi et dépassait celle de tenir juste debout sur mes jambes, et elle il fallait que elle je l’arrête parce qu’elle avait encore trop mal au sinus droit sous l’œil, et puis la tête comme du coton aaaaah ça n’allait pas du tout elle pouvait pas aller travailler comme ça. Ça me rendait folle.
Elle avait obtenu haut la main le record de lapins sur la plus petite durée de temps envisageable.
J’veux dire, la meuf était capable de te poser trois lapins sur la même matinée.
Elle venait pas à son rendez-vous de 8h.
J’appelais, à 9h30, elle avait pas pu venir, elle s’était pas réveillée, vaguement pardon, elle reprenait rendez-vous à 11h45.
À 11h43 elle appelait pour dire qu’elle annulait le rendez-vous de 11h45 et elle en reprenait un à 12h30.
Et puis elle arrivait à 13H12, en disant : « Oui mais on a dû habiller sa Barbie » .
Moi je pétais un plomb. « On a dû habiller sa Barbie » ,  sur le TROISIÈME rendez-vous de la journée, je me sentais pousser des veines sur mes tempes dont je ne soupçonnais pas l’existence.
Au 12ème lapin, du haut de ma troisième année d’exercice et de mes 30 ans, j’ai tapé du poing sur la table.
Je l’aurais peut-être pas fait pour une autre, mais elle m’agaçait tellement, avec ses bajoues vides et son regard bovin et son « On a dû habiller la Barbie »  l’air de s’en foutre totalement, sans dire pardon ou désolée ou mes couilles, j’ai craqué. J’ai demandé son aval à mon chef, et je lui ai dit que les prochaines fois, ce serait 40€ la consult. Voilà. AHAH ! Toc !
J’ai pris mon air docte, je lui ai dit que maintenant ça suffisait, et que pour tous les retards, ce serait 40€.
Je l’aurais fait sans doute pour personne d’autre, mais elle, vraiment, elle me sortait par les yeux.
Elle a hoché la tête et elle a payé 40€ et je me suis dit que j’avais rudement bien fait.
Parce que comme ça JE LUI APPRENAIS, voyez ?

 

J’ai connu Mme G. au tout début de mon remplacement chez le Dr Carotte. Et je l’ai très vite pas aimée du tout.
Elle arrivait toujours en retard, toujours, elle aussi.
Avec l’air de s’en foutre et des excuses pourries, des j’ai pas trouvé de place pour me garer, et presque à l’entendre c’était de ma faute.
Elle venait toujours pour des trucs qui existent pas, des vertiges qui n’en étaient pas, des douleurs thoraciques merdiques, des gênes respiratoires de mes fesses. Elle exigeait toujours un scanner de tout le corps « pour voir ce qui n’allait pas », parce que c’était quand même pas normal et que dans la tête dans la tête quand même elle voulait bien mais que c’était pas dans la tête de pas pouvoir respirer à ce point-là. Elle voulait qu’on lui dose son magnésium et « tous les acides aminés » pour voir si elle avait pas des carences. Elle arrivait avec 12 minutes de retard en disant que c’était pas grave parce que c’était même pas pour une consultation c’était pour une prise de sang.
Et son arrêt de travail qui n’en finissait pas, qui partait sur une sciatique, qu’on prolongeait pour une sinusite et qu’on re-prolongeait pour une tendinite de la moitié gauche du corps (??).
Quand j’avais réussi à la calmer sur la respiration, elle revenait avec des fourmis dans la moitié du corps et que c’était quand même peut-être une sclérose en plaques parce qu’elle avait lu sur Internet que les fourmis c’était peut-être la sclérose en plaques.
Dans la salle d’attente elle criait et elle apitoyait tout le monde de à quel point elle devait passer avant tous les autres.
Ses enfants faisaient un bruit qui existe même pas sur l’échelle de Richter du bruit ; du coup ça m’allait bien qu’elle passe avant tout le monde même si c’était pas justifié du tout, ça faisait du bien à ma tête.
Les patients avant elle me glissaient en fin de consultation : « Heu, je sais que ça me regarde pas, mais la dame après moi, elle parle pas à son enfant. Enfin j’veux dire pas du tout. En deux heures. Je… je sais pas, je me dis que c’est bien que vous le sachiez, je sais pas, au cas où. »
Et puis elle arrivait sur ses grands chevaux et sur  ses plaintes incompréhensibles, ses reproches sur ce que j’avais pas fait alors que sa cousine qui avait la même chose elle avait eu une IRM, et je l’aimais pas.

Et pourtant, ça fait un moment que je vous le raconte, j’aime tout le monde.
J’aime tous mes patients, depuis mes tripes.
J’aime les gros, les moches, les qui sentent mauvais (je crois que j’aime ENCORE PLUS ceux qui sentent mauvais), et allez savoir pourquoi aussi les méchants, les racistes, les homophobes.
Je pardonne des trucs à mes patients que je ne pardonnerais jamais au reste du monde dans le reste de ma vie.
J’ai un puits d’amour à peu près sans réserve.
Et elles deux (et là encore je dis elles deux parce que je vous ai parlé d’elles, mais il y en a beaucoup d’autres que sans savoir pourquoi, sans vraie raison, j’ai haïes), elles deux je les détestais.

 

Le temps  a un peu passé.
J’ai arrêté d’écrire « Elle consulte beaucoup trop ! » et « Elle est agressive sans raison… » dans mes dossiers.
J’écrivais « Plaintes multiples habituelles », et je faisais des tours de passe-passe avec du Spasfon et du Laroxyl.

 

Et puis, quatre ans après, en les revoyant, j’ai vu des notes.
Pas de moi, des notes de l’autre médecin que je remplace, ou de celui qui remplace le même médecin que moi.

Mme B. était cognée par son mari. Tous les jours. Fort.
Quand elle arrivait en retard, elle disait « On devait habiller la Barbie  » , parce que si elle partait avec la Barbie à moitié nue, elle s’en prenait une, ou deux. Ou trois, sans raison. Parce que la Barbie était nue. Et que ça elle pouvait pas le dire.
Mme G. a été violée par son beau-père, de ses 6 à 16 ans, dans le silence assourdissant de sa famille.

Moi, Mme B. je lui ai fait payer 40€ ses violences, parce que ça se faisait pas.
Mme G. , je l’ai pourrie, parce qu’elle était incorrecte.
Et toutes les deux, j’avais un truc au fond du ventre qui me faisait les haïr, alors que j’aimais d’amour vrai des gens bien pires sur le papier qu’elles.

Entre deux, j’étais allée sur Twitter. J’avais rencontré des gens, des victimes ou des médecins sensibles, qui m’avaient appris un peu que quand tu détestes une patiente super reloue, peut-être ça vaut le coup de poser la question.
J’ai relu en vitesse mes consultations d’il y a 5 ans, mes réactions du moment, et j’ai eu un peu, beaucoup, à la folie honte.

J’ai revu Mme B.
J’ai lu les violences dans son dossier.

J’ai regardé mon pied gauche, et puis mon pied droit, et je me suis dit qu’il fallait le dire.
J’ai dit : « Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais il y a quatre ans, j’ai été un peu dure avec vous, parce que vous étiez toujours en retard… »
Elle a dit « Oui, je me souviens. »
J’ai dit : « Je m’excuse. J’aurais dû me rendre compte, j’aurais dû poser la question, je ne l’ai pas fait. »
Elle a dit, avec toujours son œil impassible : « Oui, vous auriez dû. »
J’ai dit « Je suis désolée. »
Elle a dit « C’est pas grave, merci. Personne ne l’a fait. »

Voilà.
Tout ça pour dire : posez la question. Demandez-vous.
On m’a dit un jour dans une formation « Un gamin que tu as envie de taper, c’est peut-être qu’il est tapé. »
Bin une patiente que vous détestez, c’est peut-être qu’elle est détestée.

Arrêtez-vous.
Demandez-vous pourquoi vous avez envie de la taper.
Demandez-lui si elle est tapée.

Ce sera oui. Souvent.
Préparez-vous.

 

 

PS : si vous êtes paumés, comme moi, que vous voudriez bien mais que vous savez pas, dites à vos patientes de faire le 3919. Ça aidera.

PS : et puis là j’ai parlé des patientes que je détestais, mais y a aussi des patientes parfaites et lumineuses et des bêtement normales pour qui c’est la même chose, hein. Le mieux c’est encore de poser la question à tout le monde. Et aux hommes aussi. Dans le dossier, tabac alcool drogues allergies violences. Si, vraiment. Forcez-vous. J’y reviendrai.

I] Introduction

Je crois vous avoir déjà parlé de mon amour des cases.
Et je l’ai déjà évoqué aussi, entre les cases de la fac et les cas de la vie, il y a un monde.
Un super-génial monde : un monde de vrais gens et de cas particuliers, un monde d’exceptions et d’individus individuels, un monde de cas qui refusent de se laisser mettre en case.
C’est la richesse de ce monde-là qui fait toute la richesse de la médecine générale.
Parce que ok j’aime les cases d’un amour complètement immodéré, mais quand même, si tout le monde rentrait sagement dedans, nous serions rapidement (comme pensent l’ARS et la sécu que nous le sommes) remplaçables par des algorithmes et par des ordinateurs, et on se ferait gravement chier.

Mais re mais quand même*, certes on se ferait gravement chier mais il faut bien dire que c’est quand même tout un apprentissage à refaire, quand on sort fraîchement émoulu de la fac, qu’on n’a pas encore tout à fait coupé ses couettes et qu’on part à l’assaut de la vraie vie avec notre épée en bois et nos moulins à vent.

 

II] Les cases manquantes

Je passe une partie pas assez négligeable de mon temps à me bagarrer contre l’idée trop fréquemment reçue que la médecine générale, c’est bien sympa, mais c’est quand même que des gastros et des grippes.
Parce que la médecine générale, figurez-vous que c’est vraiment pas que des gastros et des grippes.  Y a des rhumes aussi .
Mais quand même **, il faut bien l’avouer : OK BON DES FOIS ON VOIT DES GRIPPES QUAND MÊME.

Et bin mine de rien, lors de mes premières passes en cabinet, mon angoisse, ma terreur, mon « mais au secours je sais pas quoi faire », c’était la rhino.
Une appendicite, une cholécystite, un diabète déséquilibré, un Pouteau-Colles, j’avais le bagage.
La rhino, j’avais aucune idée. On m’avait jamais appris cette case-là.
Ma première rhino, j’ai dû appeler ma maître de stage pour lui dire « Heuuuu y a Monsieur Machin qui demande un pschit pour le nez, et heu, qu’est-ce qu’on met, comme pschit pour le nez ? » . J’ai bien vu à l’œil désabusé du patient qu’un médecin qui connaît pas les pschits pour le nez, c’était encore pire qu’un médecin qui prend pas la tension ; j’ai bien vu à l’air ahuri de mon maître de stage que je venais de poser pas loin de la pire question que de tout temps l’Homme ait jamais posée depuis l’invention de la question, mais vraiment, sincèrement, je n’avais aucun nom d’aucun pschit pour le nez en tête.
Je savais grâce à Prescrire les pschits pour le nez mauvais pour le cerveau pleins de pseudoéphédrine qu’il faut éviter à tout prix, j’avais du coup bien en tête les noms des vilains pschits caca pour le nez, mais des gentils qu’on peut mettre quand même même si au fond on sait bien que ça sert à rien, que dalle.

Le premier niveau d’apprentissage a donc été les noms des pschits pour le nez qu’on a quand même un peu le droit de prescrire.
(« J’ai été confronté au problème mais j’estime que je n’ai pas suffisamment d’expérience pour pouvoir le gérer correctement une autre fois »)
Et ça se passait pas si bien, mes rhinos.
Je voyais bien que les gens étaient pas contents dans l’ensemble en repartant. (Et avec le recul, bon, la fille qui tourne frénétiquement les pages de son Dorosz à la fin d’une consult pour rhino J2, j’avoue volontiers que ça puisse inspirer moyen confiance sur une échelle des frères Bogdanov à Irène Frachon.)

Le deuxième niveau d’apprentissage a été de trouver où mettre savamment le curseur, pour signifier à la fois au patient que sa rhino est la chose la plus passionnante qui nous soit arrivée de la journée, qu’on compatit terriblement à son monstrueux nez qui coule (VERT !), que la vie est sacrément injuste de coller des rhinos comme ça à des gens gentils qui ont rien fait pour mériter un truc pareil ET que quand même c’est pas assez grave pour justifier des antibiotiques, que ça va passer tout seul même s’il faudra être très courageux en attendant, et que allez, à la rigueur, la prochaine fois, peut-être même que ce sera pas la peine de consulter.
(« J’ai été confronté au problème plusieurs fois et j’estime maintenant pouvoir le gérer »)

Je suis devenue une grande, grande, grande pro.
La dernière fois qu’on est parti en râlant que quand même pour se faire prescrire du Doliprane et du sérum phy c’était pas la peine de payer 23€ était en 2012.
Et mon taux de patient qui proteste quand même vaguement parce qu’il aimerait quand même mieux des antibiotiques est tombé sur les bronches à quelque chose comme un par an, alors qu’il frisait les 85% au début.

 

III] Les cases inventées

Je ferai vite : d’abord parce qu’elles sont un des corollaires directs de l’exemple rhinal du point II.
Ensuite et surtout parce que Borée les a déjà magistralement décrites ici. (Si vous ne devez cliquer que sur un lien de ce post, cliquez sur celui-là. Les autres ne sont jusqu’à présent que des renvois un peu monomaniaques et égocentriques à moi-même.)

Des fois, pour placer savamment le curseur, on sent quand même*** que le patient ne va pas réussir à se contenter d’un « Bah vous êtes malade, quoi, vous avez un rhume ».
Et, sans qu’on comprenne bien pourquoi, emporté par la fougue de la commisération et de l’empathie, on entend notre bouche déposer sur l’autel de la souffrance le diagnostic magistral de « rhino-pharyngo-stomatite ».
C’est rigolo et déclinable à l’infini.
Essayez : vous prenez à peu près n’importe quelle partie anatomique entre la base du cou et la ligne supérieure des sourcils, vous en choisissez 2, 3, voire 4 en fonction de la théâtralisation nécessaire à l’apaisement du patient, vous mettez des « o » à la fin des n-1 premiers termes, un « ite » à la fin du dernier, et vous sortez un superbe diagnostic pontifiant du fond de votre chapeau à compassion.

(Image de Harry Bliss)

 

IV] Les cases ethnologiques

J’ai décrit avec un peu d’incertitude au départ et une conviction de plus en plus profonde à mesure que j’en rencontrais l’hémichauderie corporelle gauche.
Je ne l’ai pas dit dans mon post d’origine, je ne sais plus pourquoi, sans doute par peur de faire trop long, mais j’ai fini par me poser sincèrement des questions d’ethnomédecine. Ma tête ne pouvait pas s’empêcher de faire un lien entre les pathologies propres et rangées dans des belles cases occidentales et les expressions consacrées du pays correspondant.
« En avoir plein le dos » et les lombalgies mécaniques banales.
« Faire chier » et les colopathies fonctionnelles.
À force de voir des femmes arabes de 50 ans qui avaient chaud à gauche, à force de voir en elles le reflet en miroir autour de la Méditerranée de mes blanches lombalgiques de 50 ans, j’ai demandé à Twitter s’il existait des locutions, des expressions arabes exprimant la fatigue et/ou la dépression qui tourneraient autour d’une moitié de corps.
À ma première demande en 2012, on m’avait conseillé la lecture d’une thèse passionnante qui a très malheureusement disparu dans les tréfonds du net, mais je n’avais pas eu de réponses précises, avec des locutions arabes explicites.
À ma deuxième demande, en 2014 (je suis obstinée), j’en ai eu.
– « tah meni noss » mais ça exprime un effondrement physique et psychique suite à un choc émotionnel, littéralement « ma moitié s’est effondrée »  (@bisoutherapeute)
– J’en ai une autre. « Kelbi kighrak »= mon cœur se noie. (@Perpinette)
– il y’a aussi « nessi n’chel » : ma moitié s’est paralysée en apprenant une mauvaise nouvelle par exemple. (@benamara)

Je suis TELLEMENT convaincue qu’il y a plein de réponses à plein de nos cases-qu’on-comprend-pas en fouillant un peu dans le langage / la culture / l’histoire des pays.

 

V] Les cases floues

Au départ, ce post ne devait aborder que ce point. Mais vous voyez ce que c’est : on cause, on cause, et on s’emballe.
Mais vraiment, s’il y a bien un point où il y a les cases de la fac et les cas de la vie, c’est bien sur les cases floues. Parfois aussi appelées les cases-valises. Comme rien ne vaut un bon steak autant qu’un bon exemple, plongeons-nous directement et sans tarder dans leur monde infini et inlassant :

 

1) La cysphrite

La cysphrite est l’exemple-roi de la case floue, aussi commencerons-nous par elle.
Dans la cysphrite, le patient type est une jeune femme sans antécédents de 18 à 38 ans.
Elle a une dysurie assez franche, avec des brûlures mictionnelles, une pollakiurie, un peu de sang dans les urines et aucun facteur de risque de quoi que ce soit.
Mais quand même***, au fil de votre interrogatoire de bon élève policier,  elle a eu 38° avant-hier mais plus de fièvre depuis, et une vague douleur un peu floue en fosse lombaire droite.
À l’examen, elle est fraîche comme la rosée du matin, elle à 37,1°, un ventre souple, une BU positive, et elle grimace vaguement à la percussion des fosses lombaires, en vous expliquant que c’est pas vraiment une douleur mais que ça fait un peu mal quand même.

>> C’est une cysphrite.

La cysphrite n’est décrite dans aucun livre de médecine du monde. J’en dépose le nom ici même, et nourris l’espoir secret que dans quelques années  la réalité de la cysphrite explose aux yeux du monde médical qui lui donnera avec une reconnaissance toute méritée à mon égard et une humilité assumée sur son aveuglement depuis des années, dans tous les livres médicaux, mon nom. La cysphrite ™Jaddo.
La cysphrite est une putain de réalité. Que celui qui n’en a jamais vu une me jette le premier copyright.

Du coup, en l’absence de case, un peu honteusement, un peu reconnaissant d’être seul dans votre cabinet sans un maître de stage ou un externe pour vous observer, un peu en ayant bien conscience de faire vaguement de la merde mais en ne pouvant décemment pas coller 14 jours d’antibio à la rosée du matin ni 1 sachet de Monuril à une fille qui a eu 38 et une douleur lombaire, vous épongez les gouttes perlant à votre front, et vous notez sur l’ordonnance 5 jours d’Oflocet.
Une ordonnance entre chien et loup.
Vous vous sentez vaguement sale.
C’est le signal contre-transférentiel de la case floue.

2) La bronchonie

Je pense que vous avez saisi le concept : la bronchonie survient typiquement chez un patient obèse de 68 ans, diabétique et tabagique, sans BPCO.
Il a de la fièvre depuis un tout petit peu trop longtemps pour être serein comme par exemple 4 jours et demi, aucun foyer à l’auscultation mais il ronchise fort de partout, il crache un peu plus vert que d’habitude mais seulement le matin, il a un bon état général c’est-à-dire qu’il est aussi essoufflé que d’habitude mais peut-être un peu plus, et il tousse vraiment beaucoup.
Ce serait le même tableau clinique chez un type de 20 ans, vous lui diriez de boire du citron chaud en lui expliquant néanmoins**** à quel point la vie est cruelle avec lui.

Mais là, quand même, vous fouillez dans vos poches, vous sortez un stylo, et en regardant autour de vous, bon : personne : 3 grammes d’amox discrètement sorties de derrière les fagots.
Vous vous sentez vaguement sale.
C’est le signal contre-transférentiel de la case floue.

3)  La cystose

La cystose arrive dans le même cadre que la cysphrite. Une patiente jeune, sans facteurs de risques, avec une dysurie assez franche, des brûlures mictionnelles, une pollakiurie, un peu de sang dans les urines, et, au fil de votre interrogatoire de bon élève policier, ça gratte franchement dans le vagin et sur les lèvres, et elle a des pertes heu pas vraiment anormales-anormales mais pas comme d’habitude non plus, un peu épaisses oui docteur, heu comme du lait caillé oui oui mais vous lisez dans ses yeux qu’en 2015 et à 19 ans elle n’a jamais vu de lait caillé de sa vie.
Vous insistez : mais ça gratte vraiment ? Oui.
Mais en faisant pipi, ça brûle sur tout le sexe, ou seulement au niveau du trou pour faire pipi ?  Ça brûle uniquement au niveau du trou.
Mais ça gratte vraiment ? Tout le temps ? Oui.
Mais les pertes sont vraiment anormales ? Bin un peu mais pas trop, enfin normalement anormales, quoi.

Au début, devant votre première cystose, vous vous rappelez qu’on a le droit d’avoir la syphilis et un bureau de tabac.
Vous vous dites que bon, une cystite et une mycose à la fois, dans une tranche d’âge où les deux sont fréquentes, pourquoi pas.
Et c’est en ayant l’impression un peu honteuse de n’avoir pas de diagnostic vraiment tranché que vous écrivez sur la même ordonnance du Monuril et du Gynopévaryl, en priant intérieurement le pharmacien de ne pas vous juger.

Et puis, à votre sixième cystose, vous commencez à vous dire que la syphilis et le bureau de tabac c’est certes possible, mais quand même pas si fréquent.
Que peut-être vous passez à côté de quelque chose.
Que peut-être vous ne savez plus vraiment les critères diagnostiques de la cystite.
Que peut-être il y a un facteur déclenchant commun. Vous vous retrouvez au petit matin devant les résultats PubMed de votre recherche « Sodomie + mycose vaginale ».

Vous ne trouvez rien de concluant.
Vous faites encore 2 ou 3 ordonnances par an de Monuril + Gynopévaryl, en vous disant que le pharmacien a dû s’habituer entre-temps.
Vous vous sentez vaguement sale.
C’est le signal contre-transférentiel de la case floue.

4) Bon je pense que vous avez compris.

Je ne vous détaillerai pas l’otalgite, la rhinusite, le rhumasaki (c’est un rhume fébrile qui dure depuis 10j, cc @UnDruide).

5) Les limites

C’est joli, de rajouter des cases au cases décrites.
Ça semble coller à la réalité, au terrain. Ça semble faire un pied de nez  salutaire aux cases et aux livres, à la fac et aux cours, et aux recos HAS et parfois même (Dieu me pardonne) à Prescrire qui eux semblent parfois oublier la vraie vie, les tableaux cliniques atypiques et le patient à qui le Paracétamol ne suffit plus et qui gerbe sa Codéine alors que le Tramadol est caca mais que voulez-vous qu’on fasse.

Néanmoins, entre mes jolies cases de traité imaginaire de médecine réelle et votre vieux maître de stage aux belles tempes argentées qui vous propose une conduite à tenir à se taper la tête contre les murs et à hurler de désespoir sur l’épaule trop large du Formindep, sous prétexte que dans son expérience c’est pas comme dans les livres et que pour lui et ses patients ça a toujours très bien marché, il n’y a qu’un pas.

Méfions-nous un peu des cases, méfions-nous beaucoup des pas.
J’ai fini par accepter la cysphrite comme une entité à part entière, j’ai fini par me convaincre que j’avais mis le doigt sur un vrai truc ™Jaddo, et j’ai fini par avoir de moins en moins honte devant mes ordonnances bancales d’Oflocet 5 jours.
De moi à mon maître de stage décrié qui inventait la médecine à mesure des visiteurs médicaux et de son expérience personnelle, de l’EBM (evidence based medecine) à l’MFBM (mes fesses based medecine), il n’y a qu’un pas.

La réalité nous pousse à avoir envie de le passer.
Mais quand il suffit de passer le pas, c’est tout de suite l’aventure.

 

 

*J’ai un petit côté passif-agressif avec les cases, en fait.
** Un post à thème « mais quand même » , donc.
*** Sérieusement, il faudra que je compte le nombre de quand même à la fin de ce billet.
**** Youhou, un « quand même » de moins !

La faute à Ève

28 mars, 2015

Qu’il faut que les femmes aient le même salaire que les hommes pour le même travail, ça me paraît évident.
Qu’elles puissent avoir le droit de vote, le droit d’avorter, qu’elles soient traitées en égales, c’est la putain de moindre des choses. Évidemment, il faut se bagarrer pour.
Nos ancêtres (merci à elles) se sont déjà bien bagarrées, et elles ont fait un énorme boulot. On est quand même pas si mal loties que ça en France au vingt et unième siècle grâce à elles, même s’il y a encore des combats à mener.
J’ai un respect infini pour les féministes des dernières décennies. (J’ai même été élevée par une, c’est vous dire…)
Mais quand même, pardon de le dire, à l’heure actuelle, aujourd’hui, je crois que s’il y a un truc qui me gonfle encore plus que les machos, c’est bien les féministes.
Y a des trucs essentiels, le salaire, le travail, tout ça. Mais le coup des jouets un peu trop roses, des blagues drôles mais un peu sexistes, ou de la petite case sur un formulaire, un « madame » ou un « mademoiselle », mais SÉRIEUSEMENT, y en a qui ont de l’énergie et du temps à dépenser là-dessus ? On en a quoi à carrer, au juste, de cocher madame ou mademoiselle ? C’est insultant ? C’est une offense ? Sérieux ?
Y a pas des combats plus importants ?
Qui est assez con pour penser que puisque les jouets sont roses ça veut dire qu’on est obligées de se mettre à aimer le rose ? Mais vous avez qu’à pas les acheter !
Vous êtes pas assez tranquilles dans votre tête pour ne pas passer au-dessus de ça ?
Attends, l’autre jour en cours d’histoire, le prof arrive, il nous dit « Alors les garçons, vous avez pensé quoi du match de foot ce week-end ? », et là y a Mélanie Lercier qui se met debout, limite elle monte sur la table, pour dire « Ouiiiiii, c’est dégueulaaaaassse, les filles aussi ont le droit d’aimer le foooooooot », patati patata.
Mais ÇA VA, quoi ! Je me sens suffisamment l’égale des hommes, j’ai assez confiance en moi pour pas avoir besoin de monter sur la table et d’enfoncer des portes ouvertes dès que quelqu’un fait une généralité un peu débile. Le mec a pas dit que les filles avaient pas le droit d’aimer le foot, il a juste fait une généralité un peu con, qui correspond quand même à un fait statistique….

 

Voilà. Ça, c’est le discours que j’ai tenu pendant longtemps.
Vraiment longtemps. Jusqu’à mes 20, 21 ans peut-être. Et j’étais super-fière de dire que les féministes me gonflaient.
Jusqu’à il y a encore quelques années, je divisais les filles en deux clans. Y avait les vraies filles, qui hochaient leur coupe au carré de gauche à droite en ricanant avec « Tu m’étonnes ! » ou « C’est clair » pour 90% de vocabulaire, et qui avaient pour but ultime d’assortir leur vernis à ongles et leur sac à main, et qui m’ennuyaient profondément.
Et puis y avait les fausses filles, dont je faisais bien sûr partie, qui avaient de l’humour, du répondant, des choses à dire et des jeux vidéo, et qui s’en cognaient pas mal des sacs à main. On était tout un clan de fausses filles, avec mes copines, et on se moquait bien des vraies.

J’ai eu ça dans la tête pendant vraiment longtemps. En un poil moins caricatural avec les années, mais quand même. Au moins un schéma un peu comme ça jusqu’à mes 28-29 ans.

Et puis un soir, il m’est arrivé un truc moche. Vraiment moche.
Que j’hésite presque à vous dire, mais qu’il va bien falloir que je raconte pour continuer à dire ce que je vais essayer de dire.

Je me lance… :
Un dimanche soir, à 21h52, j’ai découvert que j’étais raciste.
Moi.
MOI, BORDEL.
Moi qui ai été élevée par deux parents aimants et tendres et très ouverts et très de gauche, moi qui ai appris à 7 ans qu’on avait « jamais le droit d’être intolérant, sauf peut-être avec l’intolérance ».
Moi qui ai manifesté une seule fois dans ma vie, par honte, par désespoir, en avril 2002, alors que jamais aucun autre combat n’avait réussi à me faire lever mes fesses de mon canapé un dimanche de grasse mat.

J’étais sur Twitter, et j’ai cliqué sur une vidéo. Ambiance « Caméra cachée dans la rue aux États-Unis, pour dénoncer les préjugés ambiants ».
Le truc, c’était de montrer un môme de 19 ans qui découpe à la pince l’antivol d’un vélo, en pleine rue et en plein jour. L’idée c’était de montrer un gamin blanc, et puis un gamin noir, dans la même mise en scène, et de comparer la réaction des gens.
La vidéo commence, avec le blanc, et faut bien avouer que je me serais pas retournée plus que ça non plus. Il avait une bonne bouille, et surtout un côté tellement décomplexé et normal, à pas se cacher, en pleine rue, en plein jour, comme ça, que ça donnait vraiment l’impression qu’il avait paumé ses clés comme tout un chacun et qu’il essayait de se débrouiller comme il pouvait pour récupérer son vélo.
Et la voix off s’offusquait : regardez comme personne ne dit rien ! regardez comme tout le monde passe à côté comme si de rien n’était !
Et je me disais que bon, ouais, c’était quand même un peu gros.
Et puis ils ont montré la même scène, avec le gamin noir.
Et là, vraiment, SINCÈREMENT, je vous jure, ça rendait pas pareil. Là mon bide a crié : « Aaaah, oui, là ok, oui ! Là on dirait un voleur ! », avant que j’aie eu le temps de réagir.
Ma tête s’est cabrée un peu. Elle a cherché pourquoi ça avait l’air d’une scène de vol alors que celle d’avant avait l’air d’une scène d’étourderie touchante.
Ma tête a protesté : « Ouais mais attends, c’est normal, t’as vu comment ils l’ont habillé en racaille, aussi… », parce que le gamin avait une casquette à l’envers et un T-Shirt large.
Et, je vous jure que c’est strictement vrai et pas une espèce de manœuvre de style, à la SECONDE où ma tête terminait sa phrase de justification, la voix off disait « Et nous les avons habillés exactement pareil », en remettant côte à côte les deux images. Les deux gamins, la même rue, le même vélo, la même casquette à l’envers.
Malaise, malaise, malaise.
J’ai continué à grommeler un peu. Ils avaient peut-être trié les gens, ils avaient peut-être fait un montage, forcément quand on veut prouver un truc on peut trouver des façons de présenter les choses qui…
Mais n’empêche qu’on pouvait dire tout ce qu’on voulait, retourner le truc dans tous les sens, il fallait bien affronter la réalité : mon ventre avait crié au vol devant le gamin noir et s’était attendri devant le gamin blanc.

MOI.

J’ai eu l’impression d’être Ellen Ripley.
J’ai eu le sentiment physique, palpable, que quelqu’un avait mis un truc dans mon ventre sans mon consentement et sans même que je m’en rende compte. Un fœtus gluant et sordide qui n’était pas moi, qui ne m’appartenait pas, et que pourtant je laissais grandir en moi, en le nourrissant sans même y penser.
Et j’ai cherché qui m’avait fait ça.
Et j’ai trouvé. Ce n’était pas mes parents : ça ne pouvait pas être mon éducation primaire puisque c’en était l’opposé absolu. Ça ne pouvait pas non plus être un discours réel, posé, que j’aurais entendu avec mes oreilles et auquel j’aurais adhéré ; je ne m’étais jamais jamais jamais laissée convaincre, même un tout petit peu, même d’un demi-degré par les quelques argumentaires racistes que j’avais pu entendre dans ma vie.
C’était forcément secondaire, et c’était forcément insidieux. Un truc rentré en moi, et, puisque je n’avais jamais laissé les mots entrer, forcément rentré en moi par syllabes, par lettres, par atomes. Un truc glissé en intraveineuse au goutte-à-goutte.
C’était la télé, c’était les films, les clichés un peu trop vus mais tellement faciles et presque rassurants, c’était le discours ambiant, c’était les préjugés idiots qu’on entend en n’étant pas d’accord au fond en théorie mais qu’on entend quand même huit fois, dix fois, quatre-vingt-seize fois par jour et qui filtrent, petit à petit, et qui laissent une humidité à peine visible mais qui se transforme quand même en moisissure.
J’avais écrit la même chose sans le savoir, pourtant, des années avant, en parlant d’autre chose, en parlant de perversion. J’avais écrit que c’était plus facile de lutter contre un mec qui hurle « Je vais te tuer salope » que contre un mec qui fait de tout petits pas insidieux. Et bin c’est vachement facile d’être pas d’accord avec un mec qui dit « Les Arabes c’est rien que tous des voleurs », et vachement plus dur de se révolter contre des images subliminales dans un film ou des habitudes innocentes de langage.

Et j’ai réalisé d’un coup.
Moi qui passais mon temps à me face-palmer des médecins qui reçoivent les visiteurs médicaux en jurant que ça ne les influence pas, j’avais eu exactement le même aveuglement.
« Non mais j’entends mais j’écoute pas. »
Dans tes rêves.
Moi qui passais mon temps à brailler contre les biais dans les études et les stats à la con qui font dire aux journalistes que le chocolat ça rend heureux et que éjaculer une fois par semaine ça fait vivre plus longtemps, j’ai réalisé des années après que c’est sans doute pas PARCE QUE les garçons aiment le foot qu’on parle de foot aux garçons, mais peut-être bien l’inverse.
J’ai touché du doigt à quel point ce sont les putains de petits cailloux qui font les putains de grandes rivières.

J’ai avalé la pilule rouge, sans préavis.
J’ai revu les livres pour enfants, les cartables roses, les stylos pour filles, les déguisements d’infirmières et les déguisements de médecins, les espionnes en talons aiguilles de mes séries, les profs qui demandent aux mecs ce qu’ils ont pensé du match, les cases mademoiselle et madame, et je les ai lues autrement.
J’ai compris, enfin, l’histoire de ma mère qui, quand je lui avais raconté mon exaspération face au débat du mademoiselle, m’avait raconté sa concierge qui s’était mise à la regarder dans les yeux et à lui sourire quand elle (ma mère, pas la concierge) avait enfin pu troquer son mademoiselle en madame, quand elle avait enfin cessé de vivre dans le péché.

Depuis j’essaie d’apprendre. C’est difficile, c’est beaucoup de choses très ancrées à aller chercher et détricoter, pas à pas.
J’essaie d’arrêter de dire « avoir des couilles » pour dire « être courageux ». Parce que oui, c’est un pauvre putain de détail, mais c’est un détail essentiel.
J’essaie d’arrêter de dire aux petits garçons que je mesure contre le mur de se tenir « très droit, comme un petit soldat » et de dire aux filles « la tête bien droite, comme une danseuse étoile ».
J’essaie d’arrêter de dire « c’est pas un steak de PD », ou « allez bien tous vous faire enculer ».
C’est difficile pour moi, parce que j’aime bien dire des gros mots et j’aime bien dire des trucs avec couilles.
Comme vous pouvez le constater, j’ai pas encore tout à fait réussi à arrêter de dire putain.

Et des fois, quand j’essaie d’expliquer un peu tout ça à des gens, je les écoute me répondre ce que j’ai dit moi-même pendant tellement d’années que je ne peux pas vraiment leur en vouloir, même si j’ai envie de leur fracasser la boîte crânienne à grands coups de pilule rouge.

Voilà.
Du coup, j’en suis à penser que c’est peut-être au fond tout l’inverse de ce que je pensais.
Que peut-être, quand on dit que le vrai truc important c’est l’égalité des salaires, et qu’il faut commencer par ça, peut-être que justement il faut commencer par l’autre bout des choses. Peut-être que le jour où on arrêtera d’apprendre à nos gosses qu’il y a des couleurs, des jeux, des métiers pour filles et des pour garçons, peut-être que quand on commencera à accepter les féminins de mots traditionnellement masculins, peut-être que quand on arrêtera de rire grassement à la blague d’un pote qui commente pas méchamment pour rire les cuisses d’une fille qui passe dans la rue, peut-être que quand on aura mené ces combats ô combien dérisoires, d’eux-mêmes, sans révolution, les gens se mettront à payer les femmes du même salaire que les hommes.

 

 

J’étais petite. Peut-être en fin d’école primaire, ou peut-être au début du collège.
Une copine m’avait dit avec des grelots de désapprobation dans la voix :  « Nan mais elle, elle ferait n’importe quoi pour que les gens l’aiment » .
J’avais ricané, j’avais dit Ahah, la naze.
Et puis en fait je m’étais demandé. Est-ce que c’est si mal ? En fait est-ce qu’il y a au monde un objectif plus noble ?

C’est quoi, en définitive, faire n’importe quoi pour que les gens nous aiment ?
Être gentille ? Être bienveillante ? Être drôle, être attentive, être généreuse ? Est-ce que ce serait pas un peu au fond comme Dieu ? Avec un objectif un peu illusoire, mais un chemin qui fait du bien, et au fond, même si on n’est pas d’accord avec la barbe qu’il y a au bout, la vache, des moyens qui comptent davantage que la fin ?

Bref, j’ai été convaincue très tôt que tout faire pour qu’on vous aime, c’était un putain de bel objectif. Pas honteux. Qui permettrait peut-être une jolie route. J’ai tout imaginé, tout détricoté dans ma tête, et je n’ai pas trouvé un exemple dont découlerait un truc pas bien.
Faire tout pour que les gens m’aiment est même devenu mon objectif. Parce que même si c’était paumé d’avance, ça ferait de moi quelqu’un de pas si mal. (Si l’éternel existe, en fin de compte il voit… oui, voilà, un peu cette idée-là.)(Cliquez vraiment sur le lien, il est extraordinaire.)

Et bêtement j’ai continué avec mes patients.
La « décision partagée », c’est joli sur le papier. Dans ma vraie vie, la décision c’est celle de mes patients.
Trop, et trop souvent.
Non mais non, je peux quand même pas vous demander d’arrêter COMPLÈTEMENT le fromage. (Ce serait trop méchant)
Oui bon, ce serait pas si mal d’essayer de descendre à quatre verres par jour. (Si vous pouvez ?)
Alors quand même je pense que là ce serait pas une erreur de vous hospitaliser. (Si vous êtes d’accord ?)

Et puis les gens peuvent pas aller à l’hôpital parce que vous comprenez ils ont des choses à faire. Et s’ils y vont, qui va s’occuper de leur mère, ou de leur fille, ou de leur chien ? Parce que bon, on peut peut-être essayer les mêmes antibiotiques que la fois dernière ?
Alors moi je dis ok, oui, bon, d’accord, on peut peut-être essayer les mêmes antibiotiques que la dernière fois.
Comme ça les gens sont contents. Ils m’aiment, parce que j’ai été gentille. Et puis je reçois un courrier du mec de l’hôpital qui dit que mon patient est passé à deux doigts de l’amputation, et que j’aurais dû l’envoyer il y a trois mois. Et puis je reçois sa femme entre deux qui a besoin d’un papier quelconque, et qui me dit « Vous savez mon mari il est à l’hôpital, et puis ils ont failli lui couper le pied parce qu’ils ont dit que vous auriez dû l’envoyer plus tôt ».

Et j’ai un neurone qui cabre et qui rue, et qui dit que je lui avais dit qu’il fallait aller à l’hôpital, et que c’est lui qui a pas voulu.
Et puis je me ré-entends. Avec mes « quand même » et mes « peut-être », avec mes conditionnels, avec mon ton de voix qui dit de toutes ses forces « Non mais c’est vous qui décidez, personne peut décider à votre place, dites-moi. ».

Le mec, j’aurais pu taper du poing sur la table. J’aurais pu dire « Non mais là on n’a plus le choix, sinon peut-être on vous coupe le pied ».
J’ai dit « Ouiiiiiiiiiii, bon, il faut vous occuper de votre mère, je comprends bien, mais quand même vous voudriez pas ? »
Il a dit non, j’ai dit bon ok, non.

J’ai eu tort. J’ai eu super tort.
J’ai pas voulu l’embêter, et j’ai pas voulu le déranger, et j’ai pensé à sa mère dont personne ne s’occuperait.
J’ai dit « Bon ok, on va essayer les mêmes antibiotiques que la dernière fois. »

Et bien sûr Voltaire et la médecine me donnent raison.
Y a neuf fois sur dix où il se trouve que le mec a guéri tout seul, ou un peu avec moi, où ça s’est pas fini si mal que ça.
Mais mon boulot, bordel, c’est d’être sûre. De peut-être hospitaliser neuf types qui en ont pas besoin, (et pardon à eux, et pardon à l’équipe hospitalière qui va s’en occuper pour pas grand-chose pendant sept jours), pour un type à qui ça va sauver la vie.
Et je le fais pas. Je m’endors sur les statistiques, je me love dans la couette de la vie qui continue malgré moi. Pour qu’on m’aime. Pour qu’on trouve que j’ai été gentille.

Un peu par réaction aussi. Parce que je suis si entourée de médecins autoritaires et paternalistes, parce que j’ai une idéologie un peu idiote et surtout lâche en définitive, je me mets tout à l’autre bout de la balançoire, comme si ça allait changer les médecins autoritaires.
Sur l’autel de mon militantisme, je sacrifie des patients que j’aurais dû secouer davantage.
Je confonds Jaddo (qui doit prêcher la bonne parole générique) et le DocteurMonNomMonPrénom (qui doit faire ce qu’il y a de mieux pour son patient là maintenant). Je milite pour le choix du patient, et je les laisse faire des bêtises au lieu de taper du poing.

Un jour, sur Twitter, quelqu’un avait dit qu’il y avait pire que les médecins méchants : les médecins gentils et incompétents. Que c’était les plus dangereux.
Je pense qu’il a horriblement raison et que je ne suis pas loin de faire partie de ceux-là.
Parce que je sais que c’est pas terrible une grossesse à 46 ans avec du diabète et de l’hypertension et de l’hypothyroïdie, mais je sais pas les chiffres. Je ne sais pas, par un défaut bête et technique de compétences et de connaissances, à quel point il y a un risque sérieux pour l’enfant et pour la mère. Je sais que c’est pas terrible, je sais que c’est risqué, je sais surtout que tout le monde va la pourrir pour ça et par réaction je la soutiens, les yeux et l’antenne fermés. Je tire le fil de « ça arrive que ça se passe bien » et j’encourage avec toutes les œillères que Dieu fait.
Je pourrais encourager en donnant les cartes. En donnant les chiffres. En disant je sais que vous avez arrêté votre contraception, je vous suivrai et je serai avec vous tout le long de votre grossesse si vous le décidez, mais voilà les chiffres des risques.
Comme je ne connais pas les chiffres des risques et comme je veux que mes patientes soient heureuses de leur grossesse qui peut bien se passer, comme je sais qu’elles vont se faire pourrir pendant 8 mois par des gens qui vont les juger inconscientes, je dis Hourra et je leur serre la main très fort et je tais tout le reste.

Et après, je viens le dire ici, pour qu’on me dise « Tu as eu raison », pour m’endormir de vos soutiens, pour me dire que c’est pas grave et que je suis gentille et que si je suis mauvaise on me pardonne et j’apprendrai plus tard.
Et je vais me coucher en pensant que je suis gentille. Et un jour on amputera mon patient à cause de ma gentillesse.