Demandez-vous.

21 septembre, 2015

J’ai connu Mme B. au tout début de mon remplacement chez le Dr Cerise.
Je l’ai très vite pas aimée du tout.
Au bout de ma troisième consult avec elle, j’écrivais dans son dossier : « Moi je trouve surtout qu’elle consulte beaucoup trop souvent pour une femme de 32 ans » . Et la fois d’après :  « Il faut arrêter les examens complémentaires ».
Elle était INSUPPORTABLE.
Il fallait l’arrêter trois fois de suite pour une sinusite à la con.
Elle avait encore trooooop mal. Et elle se sentait encore troooop pas bien.
Moi on était en février, et je fumais deux paquets par jour et je crachais un demi-poumon entre chaque deux patients, en me tenant pas sur mes jambes et en étant obligée de m’asseoir par terre parce que tousser me prenait toute la force que j’avais en moi et dépassait celle de tenir juste debout sur mes jambes, et elle il fallait que elle je l’arrête parce qu’elle avait encore trop mal au sinus droit sous l’œil, et puis la tête comme du coton aaaaah ça n’allait pas du tout elle pouvait pas aller travailler comme ça. Ça me rendait folle.
Elle avait obtenu haut la main le record de lapins sur la plus petite durée de temps envisageable.
J’veux dire, la meuf était capable de te poser trois lapins sur la même matinée.
Elle venait pas à son rendez-vous de 8h.
J’appelais, à 9h30, elle avait pas pu venir, elle s’était pas réveillée, vaguement pardon, elle reprenait rendez-vous à 11h45.
À 11h43 elle appelait pour dire qu’elle annulait le rendez-vous de 11h45 et elle en reprenait un à 12h30.
Et puis elle arrivait à 13H12, en disant : « Oui mais on a dû habiller sa Barbie » .
Moi je pétais un plomb. « On a dû habiller sa Barbie » ,  sur le TROISIÈME rendez-vous de la journée, je me sentais pousser des veines sur mes tempes dont je ne soupçonnais pas l’existence.
Au 12ème lapin, du haut de ma troisième année d’exercice et de mes 30 ans, j’ai tapé du poing sur la table.
Je l’aurais peut-être pas fait pour une autre, mais elle m’agaçait tellement, avec ses bajoues vides et son regard bovin et son « On a dû habiller la Barbie »  l’air de s’en foutre totalement, sans dire pardon ou désolée ou mes couilles, j’ai craqué. J’ai demandé son aval à mon chef, et je lui ai dit que les prochaines fois, ce serait 40€ la consult. Voilà. AHAH ! Toc !
J’ai pris mon air docte, je lui ai dit que maintenant ça suffisait, et que pour tous les retards, ce serait 40€.
Je l’aurais fait sans doute pour personne d’autre, mais elle, vraiment, elle me sortait par les yeux.
Elle a hoché la tête et elle a payé 40€ et je me suis dit que j’avais rudement bien fait.
Parce que comme ça JE LUI APPRENAIS, voyez ?

 

J’ai connu Mme G. au tout début de mon remplacement chez le Dr Carotte. Et je l’ai très vite pas aimée du tout.
Elle arrivait toujours en retard, toujours, elle aussi.
Avec l’air de s’en foutre et des excuses pourries, des j’ai pas trouvé de place pour me garer, et presque à l’entendre c’était de ma faute.
Elle venait toujours pour des trucs qui existent pas, des vertiges qui n’en étaient pas, des douleurs thoraciques merdiques, des gênes respiratoires de mes fesses. Elle exigeait toujours un scanner de tout le corps « pour voir ce qui n’allait pas », parce que c’était quand même pas normal et que dans la tête dans la tête quand même elle voulait bien mais que c’était pas dans la tête de pas pouvoir respirer à ce point-là. Elle voulait qu’on lui dose son magnésium et « tous les acides aminés » pour voir si elle avait pas des carences. Elle arrivait avec 12 minutes de retard en disant que c’était pas grave parce que c’était même pas pour une consultation c’était pour une prise de sang.
Et son arrêt de travail qui n’en finissait pas, qui partait sur une sciatique, qu’on prolongeait pour une sinusite et qu’on re-prolongeait pour une tendinite de la moitié gauche du corps (??).
Quand j’avais réussi à la calmer sur la respiration, elle revenait avec des fourmis dans la moitié du corps et que c’était quand même peut-être une sclérose en plaques parce qu’elle avait lu sur Internet que les fourmis c’était peut-être la sclérose en plaques.
Dans la salle d’attente elle criait et elle apitoyait tout le monde de à quel point elle devait passer avant tous les autres.
Ses enfants faisaient un bruit qui existe même pas sur l’échelle de Richter du bruit ; du coup ça m’allait bien qu’elle passe avant tout le monde même si c’était pas justifié du tout, ça faisait du bien à ma tête.
Les patients avant elle me glissaient en fin de consultation : « Heu, je sais que ça me regarde pas, mais la dame après moi, elle parle pas à son enfant. Enfin j’veux dire pas du tout. En deux heures. Je… je sais pas, je me dis que c’est bien que vous le sachiez, je sais pas, au cas où. »
Et puis elle arrivait sur ses grands chevaux et sur  ses plaintes incompréhensibles, ses reproches sur ce que j’avais pas fait alors que sa cousine qui avait la même chose elle avait eu une IRM, et je l’aimais pas.

Et pourtant, ça fait un moment que je vous le raconte, j’aime tout le monde.
J’aime tous mes patients, depuis mes tripes.
J’aime les gros, les moches, les qui sentent mauvais (je crois que j’aime ENCORE PLUS ceux qui sentent mauvais), et allez savoir pourquoi aussi les méchants, les racistes, les homophobes.
Je pardonne des trucs à mes patients que je ne pardonnerais jamais au reste du monde dans le reste de ma vie.
J’ai un puits d’amour à peu près sans réserve.
Et elles deux (et là encore je dis elles deux parce que je vous ai parlé d’elles, mais il y en a beaucoup d’autres que sans savoir pourquoi, sans vraie raison, j’ai haïes), elles deux je les détestais.

 

Le temps  a un peu passé.
J’ai arrêté d’écrire « Elle consulte beaucoup trop ! » et « Elle est agressive sans raison… » dans mes dossiers.
J’écrivais « Plaintes multiples habituelles », et je faisais des tours de passe-passe avec du Spasfon et du Laroxyl.

 

Et puis, quatre ans après, en les revoyant, j’ai vu des notes.
Pas de moi, des notes de l’autre médecin que je remplace, ou de celui qui remplace le même médecin que moi.

Mme B. était cognée par son mari. Tous les jours. Fort.
Quand elle arrivait en retard, elle disait « On devait habiller la Barbie  » , parce que si elle partait avec la Barbie à moitié nue, elle s’en prenait une, ou deux. Ou trois, sans raison. Parce que la Barbie était nue. Et que ça elle pouvait pas le dire.
Mme G. a été violée par son beau-père, de ses 6 à 16 ans, dans le silence assourdissant de sa famille.

Moi, Mme B. je lui ai fait payer 40€ ses violences, parce que ça se faisait pas.
Mme G. , je l’ai pourrie, parce qu’elle était incorrecte.
Et toutes les deux, j’avais un truc au fond du ventre qui me faisait les haïr, alors que j’aimais d’amour vrai des gens bien pires sur le papier qu’elles.

Entre deux, j’étais allée sur Twitter. J’avais rencontré des gens, des victimes ou des médecins sensibles, qui m’avaient appris un peu que quand tu détestes une patiente super reloue, peut-être ça vaut le coup de poser la question.
J’ai relu en vitesse mes consultations d’il y a 5 ans, mes réactions du moment, et j’ai eu un peu, beaucoup, à la folie honte.

J’ai revu Mme B.
J’ai lu les violences dans son dossier.

J’ai regardé mon pied gauche, et puis mon pied droit, et je me suis dit qu’il fallait le dire.
J’ai dit : « Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais il y a quatre ans, j’ai été un peu dure avec vous, parce que vous étiez toujours en retard… »
Elle a dit « Oui, je me souviens. »
J’ai dit : « Je m’excuse. J’aurais dû me rendre compte, j’aurais dû poser la question, je ne l’ai pas fait. »
Elle a dit, avec toujours son œil impassible : « Oui, vous auriez dû. »
J’ai dit « Je suis désolée. »
Elle a dit « C’est pas grave, merci. Personne ne l’a fait. »

Voilà.
Tout ça pour dire : posez la question. Demandez-vous.
On m’a dit un jour dans une formation « Un gamin que tu as envie de taper, c’est peut-être qu’il est tapé. »
Bin une patiente que vous détestez, c’est peut-être qu’elle est détestée.

Arrêtez-vous.
Demandez-vous pourquoi vous avez envie de la taper.
Demandez-lui si elle est tapée.

Ce sera oui. Souvent.
Préparez-vous.

 

 

PS : si vous êtes paumés, comme moi, que vous voudriez bien mais que vous savez pas, dites à vos patientes de faire le 3919. Ça aidera.

PS : et puis là j’ai parlé des patientes que je détestais, mais y a aussi des patientes parfaites et lumineuses et des bêtement normales pour qui c’est la même chose, hein. Le mieux c’est encore de poser la question à tout le monde. Et aux hommes aussi. Dans le dossier, tabac alcool drogues allergies violences. Si, vraiment. Forcez-vous. J’y reviendrai.

La faute à Ève

28 mars, 2015

Qu’il faut que les femmes aient le même salaire que les hommes pour le même travail, ça me paraît évident.
Qu’elles puissent avoir le droit de vote, le droit d’avorter, qu’elles soient traitées en égales, c’est la putain de moindre des choses. Évidemment, il faut se bagarrer pour.
Nos ancêtres (merci à elles) se sont déjà bien bagarrées, et elles ont fait un énorme boulot. On est quand même pas si mal loties que ça en France au vingt et unième siècle grâce à elles, même s’il y a encore des combats à mener.
J’ai un respect infini pour les féministes des dernières décennies. (J’ai même été élevée par une, c’est vous dire…)
Mais quand même, pardon de le dire, à l’heure actuelle, aujourd’hui, je crois que s’il y a un truc qui me gonfle encore plus que les machos, c’est bien les féministes.
Y a des trucs essentiels, le salaire, le travail, tout ça. Mais le coup des jouets un peu trop roses, des blagues drôles mais un peu sexistes, ou de la petite case sur un formulaire, un « madame » ou un « mademoiselle », mais SÉRIEUSEMENT, y en a qui ont de l’énergie et du temps à dépenser là-dessus ? On en a quoi à carrer, au juste, de cocher madame ou mademoiselle ? C’est insultant ? C’est une offense ? Sérieux ?
Y a pas des combats plus importants ?
Qui est assez con pour penser que puisque les jouets sont roses ça veut dire qu’on est obligées de se mettre à aimer le rose ? Mais vous avez qu’à pas les acheter !
Vous êtes pas assez tranquilles dans votre tête pour ne pas passer au-dessus de ça ?
Attends, l’autre jour en cours d’histoire, le prof arrive, il nous dit « Alors les garçons, vous avez pensé quoi du match de foot ce week-end ? », et là y a Mélanie Lercier qui se met debout, limite elle monte sur la table, pour dire « Ouiiiiii, c’est dégueulaaaaassse, les filles aussi ont le droit d’aimer le foooooooot », patati patata.
Mais ÇA VA, quoi ! Je me sens suffisamment l’égale des hommes, j’ai assez confiance en moi pour pas avoir besoin de monter sur la table et d’enfoncer des portes ouvertes dès que quelqu’un fait une généralité un peu débile. Le mec a pas dit que les filles avaient pas le droit d’aimer le foot, il a juste fait une généralité un peu con, qui correspond quand même à un fait statistique….

 

Voilà. Ça, c’est le discours que j’ai tenu pendant longtemps.
Vraiment longtemps. Jusqu’à mes 20, 21 ans peut-être. Et j’étais super-fière de dire que les féministes me gonflaient.
Jusqu’à il y a encore quelques années, je divisais les filles en deux clans. Y avait les vraies filles, qui hochaient leur coupe au carré de gauche à droite en ricanant avec « Tu m’étonnes ! » ou « C’est clair » pour 90% de vocabulaire, et qui avaient pour but ultime d’assortir leur vernis à ongles et leur sac à main, et qui m’ennuyaient profondément.
Et puis y avait les fausses filles, dont je faisais bien sûr partie, qui avaient de l’humour, du répondant, des choses à dire et des jeux vidéo, et qui s’en cognaient pas mal des sacs à main. On était tout un clan de fausses filles, avec mes copines, et on se moquait bien des vraies.

J’ai eu ça dans la tête pendant vraiment longtemps. En un poil moins caricatural avec les années, mais quand même. Au moins un schéma un peu comme ça jusqu’à mes 28-29 ans.

Et puis un soir, il m’est arrivé un truc moche. Vraiment moche.
Que j’hésite presque à vous dire, mais qu’il va bien falloir que je raconte pour continuer à dire ce que je vais essayer de dire.

Je me lance… :
Un dimanche soir, à 21h52, j’ai découvert que j’étais raciste.
Moi.
MOI, BORDEL.
Moi qui ai été élevée par deux parents aimants et tendres et très ouverts et très de gauche, moi qui ai appris à 7 ans qu’on avait « jamais le droit d’être intolérant, sauf peut-être avec l’intolérance ».
Moi qui ai manifesté une seule fois dans ma vie, par honte, par désespoir, en avril 2002, alors que jamais aucun autre combat n’avait réussi à me faire lever mes fesses de mon canapé un dimanche de grasse mat.

J’étais sur Twitter, et j’ai cliqué sur une vidéo. Ambiance « Caméra cachée dans la rue aux États-Unis, pour dénoncer les préjugés ambiants ».
Le truc, c’était de montrer un môme de 19 ans qui découpe à la pince l’antivol d’un vélo, en pleine rue et en plein jour. L’idée c’était de montrer un gamin blanc, et puis un gamin noir, dans la même mise en scène, et de comparer la réaction des gens.
La vidéo commence, avec le blanc, et faut bien avouer que je me serais pas retournée plus que ça non plus. Il avait une bonne bouille, et surtout un côté tellement décomplexé et normal, à pas se cacher, en pleine rue, en plein jour, comme ça, que ça donnait vraiment l’impression qu’il avait paumé ses clés comme tout un chacun et qu’il essayait de se débrouiller comme il pouvait pour récupérer son vélo.
Et la voix off s’offusquait : regardez comme personne ne dit rien ! regardez comme tout le monde passe à côté comme si de rien n’était !
Et je me disais que bon, ouais, c’était quand même un peu gros.
Et puis ils ont montré la même scène, avec le gamin noir.
Et là, vraiment, SINCÈREMENT, je vous jure, ça rendait pas pareil. Là mon bide a crié : « Aaaah, oui, là ok, oui ! Là on dirait un voleur ! », avant que j’aie eu le temps de réagir.
Ma tête s’est cabrée un peu. Elle a cherché pourquoi ça avait l’air d’une scène de vol alors que celle d’avant avait l’air d’une scène d’étourderie touchante.
Ma tête a protesté : « Ouais mais attends, c’est normal, t’as vu comment ils l’ont habillé en racaille, aussi… », parce que le gamin avait une casquette à l’envers et un T-Shirt large.
Et, je vous jure que c’est strictement vrai et pas une espèce de manœuvre de style, à la SECONDE où ma tête terminait sa phrase de justification, la voix off disait « Et nous les avons habillés exactement pareil », en remettant côte à côte les deux images. Les deux gamins, la même rue, le même vélo, la même casquette à l’envers.
Malaise, malaise, malaise.
J’ai continué à grommeler un peu. Ils avaient peut-être trié les gens, ils avaient peut-être fait un montage, forcément quand on veut prouver un truc on peut trouver des façons de présenter les choses qui…
Mais n’empêche qu’on pouvait dire tout ce qu’on voulait, retourner le truc dans tous les sens, il fallait bien affronter la réalité : mon ventre avait crié au vol devant le gamin noir et s’était attendri devant le gamin blanc.

MOI.

J’ai eu l’impression d’être Ellen Ripley.
J’ai eu le sentiment physique, palpable, que quelqu’un avait mis un truc dans mon ventre sans mon consentement et sans même que je m’en rende compte. Un fœtus gluant et sordide qui n’était pas moi, qui ne m’appartenait pas, et que pourtant je laissais grandir en moi, en le nourrissant sans même y penser.
Et j’ai cherché qui m’avait fait ça.
Et j’ai trouvé. Ce n’était pas mes parents : ça ne pouvait pas être mon éducation primaire puisque c’en était l’opposé absolu. Ça ne pouvait pas non plus être un discours réel, posé, que j’aurais entendu avec mes oreilles et auquel j’aurais adhéré ; je ne m’étais jamais jamais jamais laissée convaincre, même un tout petit peu, même d’un demi-degré par les quelques argumentaires racistes que j’avais pu entendre dans ma vie.
C’était forcément secondaire, et c’était forcément insidieux. Un truc rentré en moi, et, puisque je n’avais jamais laissé les mots entrer, forcément rentré en moi par syllabes, par lettres, par atomes. Un truc glissé en intraveineuse au goutte-à-goutte.
C’était la télé, c’était les films, les clichés un peu trop vus mais tellement faciles et presque rassurants, c’était le discours ambiant, c’était les préjugés idiots qu’on entend en n’étant pas d’accord au fond en théorie mais qu’on entend quand même huit fois, dix fois, quatre-vingt-seize fois par jour et qui filtrent, petit à petit, et qui laissent une humidité à peine visible mais qui se transforme quand même en moisissure.
J’avais écrit la même chose sans le savoir, pourtant, des années avant, en parlant d’autre chose, en parlant de perversion. J’avais écrit que c’était plus facile de lutter contre un mec qui hurle « Je vais te tuer salope » que contre un mec qui fait de tout petits pas insidieux. Et bin c’est vachement facile d’être pas d’accord avec un mec qui dit « Les Arabes c’est rien que tous des voleurs », et vachement plus dur de se révolter contre des images subliminales dans un film ou des habitudes innocentes de langage.

Et j’ai réalisé d’un coup.
Moi qui passais mon temps à me face-palmer des médecins qui reçoivent les visiteurs médicaux en jurant que ça ne les influence pas, j’avais eu exactement le même aveuglement.
« Non mais j’entends mais j’écoute pas. »
Dans tes rêves.
Moi qui passais mon temps à brailler contre les biais dans les études et les stats à la con qui font dire aux journalistes que le chocolat ça rend heureux et que éjaculer une fois par semaine ça fait vivre plus longtemps, j’ai réalisé des années après que c’est sans doute pas PARCE QUE les garçons aiment le foot qu’on parle de foot aux garçons, mais peut-être bien l’inverse.
J’ai touché du doigt à quel point ce sont les putains de petits cailloux qui font les putains de grandes rivières.

J’ai avalé la pilule rouge, sans préavis.
J’ai revu les livres pour enfants, les cartables roses, les stylos pour filles, les déguisements d’infirmières et les déguisements de médecins, les espionnes en talons aiguilles de mes séries, les profs qui demandent aux mecs ce qu’ils ont pensé du match, les cases mademoiselle et madame, et je les ai lues autrement.
J’ai compris, enfin, l’histoire de ma mère qui, quand je lui avais raconté mon exaspération face au débat du mademoiselle, m’avait raconté sa concierge qui s’était mise à la regarder dans les yeux et à lui sourire quand elle (ma mère, pas la concierge) avait enfin pu troquer son mademoiselle en madame, quand elle avait enfin cessé de vivre dans le péché.

Depuis j’essaie d’apprendre. C’est difficile, c’est beaucoup de choses très ancrées à aller chercher et détricoter, pas à pas.
J’essaie d’arrêter de dire « avoir des couilles » pour dire « être courageux ». Parce que oui, c’est un pauvre putain de détail, mais c’est un détail essentiel.
J’essaie d’arrêter de dire aux petits garçons que je mesure contre le mur de se tenir « très droit, comme un petit soldat » et de dire aux filles « la tête bien droite, comme une danseuse étoile ».
J’essaie d’arrêter de dire « c’est pas un steak de PD », ou « allez bien tous vous faire enculer ».
C’est difficile pour moi, parce que j’aime bien dire des gros mots et j’aime bien dire des trucs avec couilles.
Comme vous pouvez le constater, j’ai pas encore tout à fait réussi à arrêter de dire putain.

Et des fois, quand j’essaie d’expliquer un peu tout ça à des gens, je les écoute me répondre ce que j’ai dit moi-même pendant tellement d’années que je ne peux pas vraiment leur en vouloir, même si j’ai envie de leur fracasser la boîte crânienne à grands coups de pilule rouge.

Voilà.
Du coup, j’en suis à penser que c’est peut-être au fond tout l’inverse de ce que je pensais.
Que peut-être, quand on dit que le vrai truc important c’est l’égalité des salaires, et qu’il faut commencer par ça, peut-être que justement il faut commencer par l’autre bout des choses. Peut-être que le jour où on arrêtera d’apprendre à nos gosses qu’il y a des couleurs, des jeux, des métiers pour filles et des pour garçons, peut-être que quand on commencera à accepter les féminins de mots traditionnellement masculins, peut-être que quand on arrêtera de rire grassement à la blague d’un pote qui commente pas méchamment pour rire les cuisses d’une fille qui passe dans la rue, peut-être que quand on aura mené ces combats ô combien dérisoires, d’eux-mêmes, sans révolution, les gens se mettront à payer les femmes du même salaire que les hommes.