De 7 à 77 ans.

1 août, 2009

Ils ont 179 ans à eux deux.
Elle était veuve, il était veuf, ils habitaient la même rue. Alors un matin il a pris son baluchon et il est venu emménager.
« Mais on couche pas ensemble ! » m’avait-elle dit, quatre minutes environ après que j’ai franchi leur seuil lors de ma première visite, alors que j’avais encore ma sacoche sur l’épaule et ma main dans la sienne.

Si on la dépliait un peu, elle m’arriverait probablement à l’épaule.
Mais son dos commençant à fléchir sous le poids des années, c’est à mes seins qu’elle avait annoncé sa chasteté. Entrée en matière, les présentations sont faites.
Lui est aussi profond qu’elle est haute.
Autour de sa paire de bretelles, à hauteur de mamelons, il a tendu un élastique. Comme ça ça tient mieux. Ça dessine un X improbable sur son torse, comme un super-héros nonagénaire.
Chez eux, ça ne sent ni le thym, ni le propre, ni la lavande. A la rigueur le verbe d’antan, mais c’est tout ce que je peux leur accorder.

La première fois que j’y étais allée, c’était pour le renouvellement d’ordonnance.
Le Dr Carotte y était allé neuf jours avant, pour la même raison, mais ça n’avait pas l’air de les avoir marqués tant que ça. Mais regardez ! que je leur disais, vous voyez bien qu’elle date du 12 novembre, là, l’ordonnance ! On est le 21 !
Elle avait râlé, qu’il lui fallait ses médicaments, puis elle avait dit ok, qu’elle avait dû oublier, puis elle avait re-râlé parce qu’entre-temps elle avait oublié qu’elle avait oublié.

Les fois suivantes, je n’y étais pas allée.
Parce que je ne pouvais pas y être avant 11h30, mais 11h30, c’est l’heure à laquelle ils vont déjeuner à la brasserie d’en bas, tous les midis. Alors ils avaient remis la visite à plus tard.

Cette fois-là, c’était donc ma deuxième visite.
La même dame voûtée frêle et souriante qui me crie que c’est ouvert depuis la fenêtre, le même bonhomme derrière le même ventre à la même place derrière la table, la même odeur, le même sol qui colle aux pieds, les mêmes boîtes de médicaments alignées sur la table à côté du chéquier et des deux cartes vitales.

Je commence par elle. Je  l’examine assise à la table, je fais soulever la robe, je regarde le dos et les jambes, je prends la tension, j’écoute le cœur et les poumons, je prends des nouvelles. Ça va, ça va. Comme des ptits vieux ! dit-elle, tout sourire, à mes seins.
Je regarde l’ordonnance trop longue de tout ce qu’elle s’enfile chaque jour.
Le cœur la tension le cholestérol la thyroïde la constipation (4 médicaments rien que pour elle, ça doit être de la constipation de concours) le médicament qui lui fait du bien pour ses jambes le stilnox pour dormir le soir, le demi-xanax du midi.

Entendez-vous au loin les sabots de mon cheval de bataille ?
Cataclap cataclap :

– Mmm, et le stilnox, vous le prenez tous les soirs ? Ou seulement de temps en temps ?
– Le quoi ?
– Le stilnox.
– Aaaaaaah ! Le Stilmox ! Ah oui oui tous les soirs je le prends, tous les soirs, sinon je dors pas. Des fois même j’en prends deux parce que j’arrive pas à dormir alors je me lève et puis j’en prends un deuxième.
– Et vous n’avez pas essayé d’en prendre un demi, comme on avait dit la fois dernière ?
– Ah si ! Ah si ! J’en prends qu’un demi de Stilmox, comme vous avez dit ! Et encore, pas tout le temps ! Non non non j’en prends pas tout le temps !
– Bon, et le xanax, vous le prenez ?
– Le quoi ?
– Le xanax ?
– C’est quoi ça ?
– Mmm c’est un peu comme le stilnox, c’est pour calmer, c’est celui-là, c’est marqué que vous en prenez la moitié d’un le midi…
– Ah, bin oui jle prends, si c’est marqué c’est que je le prends.
– …
– …

Je décide de la jouer sournoise. Méthode Knock à contre-emploi.
– D’accord d’accord, très bien. Mmm dites-moi, ça vous arrive parfois d’avoir un peu la tête qui tourne, le matin ?
– Ah non, ah non, jamais !
– D’accord, tant mieux. Et par moments, est-ce que vous sentez que vos jambes sont un peu faibles, est-ce que vous vous sentez parfois un peu fatiguée ?
– Ah bah ça, oui, mais pourquoi vous me demandez ça ?
– Non non, pour rien, c’est juste que parfois, quand on prend du stilnox et du xanax en même temps, on peut se sentir un peu fatigué…  Même des fois, il y a des gens qui perdent l’équilibre et qui tombent…
– Ah vous croyez ? Mais, peut-être que je peux ne pas le prendre, le xanax ?
– Oui, peut-être, on peut essayer…

Je savoure ma victoire.
– Bon, écoutez, on fait comme vous avez dit alors : vous ne prenez plus le xanax le midi, comme ça vous ne risquez pas de vous casser la figure, et puis le stilnox de temps en temps vous essaierez d’en prendre juste un demi, pour voir.
– D’accord ! D’accord, je prends plus le xanax et je prends un demi-Stilmox le soir !

On déroule la suite de l’ordonnance. On essaie de voir ensemble ce qu’il lui faut dans la liste, mais c’est compliqué. Elle me dit que le levothyrox, c’est plus la peine de lui mettre parce qu’elle en a encore un peu. Mais elle sait plus si c’est des 50 ou des 100, qu’elle a encore. Et puis le movicol elle croit aussi qu’elle en a encore mais elle est pas trop sûre. Alors, elle m’invite à la suivre pour faire l’état des lieux des stocks. Elle m’entraîne à sa suite, me fait rentrer dans les toilettes.

C’est pas des toilettes, c’est l’arrière-boutique d’une mercerie de contrebande par temps de guerre.
Derrière les toilettes, un mur complet de boîtes de médicaments.
12 kilos de Movicol, 156 cm³ de Levothyrox de tous les dosages, 15 livres de Lasilix, 3 boîtes de Stilnox : du sol au plafond, des médicaments à perte de vue.
Une fraction de seconde, j’ai l’image de la dame, inconsciente sur ses toilettes, la culotte aux chevilles, ensevelie sous les boîtes de médicaments et les débris de l’étagère, le coin d’une boîte d’Amlor fichée dans la boîte crânienne.

– Bon…
C’est ce que j’ai trouvé à dire au bout de 45 secondes de silence ébahi.

– Bon. Bin écoutez Madame, la prochaine fois que je viendrai, on prendra le temps de faire un peu le tri, d’accord ? Vous avez trop de médicaments qui s’entassent, ça va être périmé, ça sert à rien de continuer à les prendre à la pharmacie avec tout ce que vous avez… Pour cette fois-ci, le movicol vous en avez assez, hein, je vous le remets pas.
– D’accord, d’accord !
– Et puis le lansoyl, vous en avez assez aussi.
– Ah non ! Remettez-m’en une boîte ! Ou deux !
– Non non, regardez : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept boîtes. Vous en avez déjà trop pour le prochain mois, largement, je vous le remets pas.
– Bon, d’accord…
– Et le Stilnox, vous en avez assez aussi.
– Ah non ! Non le Stilmox vous me le remettez ! Au moins quatre boîtes ! J’ai besoin de quatre boîtes !
– Non non non. Il y a 14 comprimés dans une boîte, vous avez 3 boîtes, même si vous prenez un comprimé le soir vous avez largement assez avec ça.
– Mais non ! Des fois j’en prends deux le soir, si je dors pas, et même des fois j’en prends trois, alors j’ai pas assez ! Il faut que vous me remettiez quatre boîtes !

Elle se jette sur une boîte de Stilnox, la saisit à pleine main et la cache derrière son dos.
– Vous l’avez pas vue ! Vous l’avez pas vue ! Menteuse ! Menteuse ! Méchante ! Vous l’avez pas vue, j’aurais pas dû vous amener ici !
– Madame Bainso, si vous n’avez pas assez de trois boîtes de Stilnox, c’est que vous en prenez trop. Deux tous les soirs, c’est déjà beaucoup, beaucoup trop. Si je vous en re-prescris et que demain matin vous vous cassez la figure, je me sentirai responsable.
– Mais j’en prends pas deux ! J’en prends un demi ! Et encore pas tout le temps ! Et lui il en prend aussi ! Pour nous deux, il faut que vous me remettiez au moins deux boîtes !

La négociation continue sur le chemin du retour vers la salle à manger.
– Je suis désolée mais je ne le ferai pas. Vous avez assez avec ce que vous avez ici.
– Bon, bon… Mais vous êtes méchante, lache-t-elle en se rasseyant à sa place.

Je coupe court, je m’assois, je rédige mon ordonnance dans un silence voulu, et je me tourne lâchement vers lui l’air de rien.  Je fais semblant de ne pas la voir relire suspicieusement mon ordonnance à l’autre bout de la table.
Je  l’examine assis à la table, je fais écarter les bretelles, je regarde le dos et les jambes, je prends la tension, j’écoute le coeur et les poumons, je prends des nouvelles. Ca va, ça va, je ne tousse plus !
Je lui demande son ancienne ordonnance, il soulève la toile cirée. Entre le bois et le plastique, de vieux papiers, des enveloppes, et une demi-fortune en liquide, de liasses soigneusement alignées comme dans une boîte de Monopoly.
Pendant que je suis penchée sur ses poumons, j’entends glapir du bout de la table :

– Mais ! Mais elle m’a rien mis du tout ! Elle m’a même pas mis le Movicol et le Stilmox !