Toinette et Argan

22 novembre, 2010

Je vous avais déjà parlé de la prise rituelle de la tension artérielle, ce truc inutile sept fois sur dix mais auquel il faut quand même faire semblant de s’intéresser, sinon le docteur « il m’a même pas pris la tension ».
Et bien sachez que son équivalent pédiatrique existe. Pardon si je fais un peu monomaniaque de la pédiatrie en ce moment, mais il fallait que j’en parle.

Chez les petits, on est dispensé de tension, soit, mais il faut s’occuper DES DENTS.
Semblerait que les Dents, c’est le truc qui réveille les parents la nuit. J’imagine que c’est la compet’ à la sortie de la crèche. « Moi il vient de faire sa quatrième. Et le vôtre ? »
Les Dents, c’est l’explication ultime de tout et n’importe quoi, et c’est l’obsession des mamans.
J’ai deux problèmes principaux avec les dents.

Le premier, c’est que ça passionne les parents, et que moi, ça m’intéresse à peu près comme un sketch d’Elie Kakou.
Que les choses soient claires et nettes dès le début : je ne sais pas prédire l’éclosion d’une Dent deux semaines et demi avant. Pire que ça : je n’ai pas envie d’apprendre. Je m’en cogne. On s’en cogne de savoir si votre petit a une, deux, quatre ou six Dents en préparation. Vous avez déjà vu un adulte chez qui les Dents n’ont jamais poussé ? Bin voilà, moi non plus. Elles vont pousser, ses Dents. Il va finir par en avoir un nombre honorable, comme tout un chacun.

Quand une mère me dit : « J’ai l’impression qu’il fait une Dent, au milieu en haut y a un petit point blanc, vous pourrez vérifier ? » ou « Il est grognon en ce moment, la nounou m’a dit qu’il devait faire une Dent, vous me direz ? », je me transforme illico en homme politique qui essaie de vous expliquer pourquoi vous croyez que vous payez deux fois plus d’impôts que l’année dernière mais qu’en fait non.
« Ouiiiiiiiiiiii, effectivemeeeeeeeent, il y a un petit quelque chose, mais bon on ne sait pas quand ça va sortir, hein, parfois c’est trompeur, ça peut être dans deux jours comme ça peut être dans deux semaines ou deux mois… Ça varie beaucoup d’un bébé à l’autre vous savez… »
J’ai rien senti, hein. Votre mioche, il a ouvert la bouche deux secondes trois quart, et j’étais occupée à chercher une fente palatine. Je ne saurais même pas à quel âge on est censé avoir sa première dent si ma sœur doublement mère ne m’avait pas rencardée. D’ailleurs, entre le moment où elle me l’a dit et le moment où j’écris ces mots, j’ai oublié.
J’ai bien l’impression que certains médecins savent, au demeurant. Quand je vois dans les carnets de santé « Deux dents », sérieux, je suis épatée. Je ne vois que trois hypothèses :
– soit le type a menti, comme moi, mais c’est quand même beaucoup plus gonflé de l’écrire noir sur blanc que d’embrouiller oralement les parents de circonlocutions hasardeuses et contradictoires,
– soit le type a répété ce qu’a dit la mère « Il a fait sa troisième Dent la semaine dernière ! » pour crâner devant les collègues qui liront le carnet de santé après lui,
– soit y en a vraiment qui savent compter les dents, et qui le font. Mon plus grand respect à eux.

Mon deuxième problème Dentaire, c’est les mythes et les légendes que des siècles d’incompétence relationnelle médicale ont fait fleurir autour des quenottes.
C’est trop compliqué probablement, de dire à des parents qu’on ne sait pas exactement pourquoi le petit a de la fièvre / de la diarrhée /le nez qui coule / les joues un peu rouges / les fesses un peu rouges / une tendance à être grognon depuis quelques jours. Qu’il y a des tas de virus qui donnent un peu de fièvre, que l’examen est rassurant, qu’on ne peut pas dire ce que c’est exactement mais qu’on sait tout ce que ce n’est pas, et que c’est souvent bien suffisant en médecine. Qu’il y a des tas de moments où le transit se dérègle un peu et que c’est la vie. Que l’érythème fessier du nourrisson, des fois ça vient, des fois ça part, que c’est comme ça, que ce n’est pas forcément expliqué ou causé par quelque chose.

C’est chiant, hein, de dire qu’on ne sait pas.
Alors on sait. C’est les dents.
Fastoche, implacable, rapide, efficace. Les parents vous gonflent avec une question un peu naïve au sujet d’un truc sans importance ? Y a du monde dans la salle d’attente ?
C’EST LES DENTS, vous dis-je !

Et puis moi je passe derrière, à essayer de dire aux gens que la fièvre, c’est très fréquent, que les dents, c’est à un moment ou l’autre inévitable, qu’inévitablement des phénomènes courants vont être amenés à survenir simultanément, et que la simultanéité et la causalité, c’est pas tout à fait la même chose, le tout en essayant de garder intactes l’image de – et la confiance accordée à – mon prédécesseur dentophile.

Alors oui, bien sûr, c’est pas un bien gros drame, de dire aux gens que c’est les dents. C’est un petit mensonge, c’est parfois pour la bonne cause, c’est parfois parce qu’on sait que les parents vont mieux comprendre cette explication et en être davantage rassurés qu’avec mes envolées lyriques de sauveuse du monde qui est meilleure que tout le monde sur la simultanéité et la causalité.
Moi aussi, j’ai mes petits mensonges (ne serait-ce que vingt lignes plus haut, quand je n’arrive pas à me résoudre à dire « Je sais pas compter les dents et jm’en fous »), j’ai mes petits raccourcis faciles, et je ne me permettrai pas de jeter la pierre.
Mais voilà, fallait que ça sorte, bordel : c’est pas les dents.