J’arrive au cabinet avec un bon gros quart d’heure d’avance, mais il est déjà là, à m’attendre devant la porte.
Il n’a pas rendez-vous, mais il m’explique dans un français approximatif que le Dr Carotte lui a dit ce matin de repasser cet après-midi pour avoir « l’ordonnance pour sa radio ».
C’est un peu surprenant, étant donné que le Dr Carotte sait bien que c’est sur rendez-vous, cet après-midi, vu que c’est lui qui a fait le planning.
Bon… Entrez toujours, que je dis, on va essayer de dépatouiller ça.
Ca strouve (ça strouve !), le Dr Carotte aura vraiment laissé une ordonnance de radio sur le bureau avec un post-it : « Pour M. Rachis« …
Évidemment, ça strouve que dalle. Il faut donc repartir pour un tour, pour essayer de comprendre de quelle radio on parle, de quelle douleur, et depuis quand, et est-ce qu’il y a déjà eu des radios, et quand, et de quoi. Deux-trois bricoles après (le vaccin pour la grippe et le renouvellement des médicaments, et un ou deux autres trucs, et les vitamines pour être en forme l’hiver), j’ai déjà un petit quart d’heure de retard et pas de sous (« Ah mais je paye jamais moi !! ») (« Ah, bah ok, ça va alors ! »).

Pour le premier-déjà-deuxième quart d’heure, je reçois un jeune homme, pour une douleur intercostale banàlacon, après une séance de muscu un poil trop musclée. C’est pendant que je rédige l’ordonnance qu’il me raconte l’anecdote du moment : ça fait deux fois, à quelques semaines d’écart, qu’il perd un bout de son champ visuel. Un coup à gauche, un coup à droite, et pouf ça revient normal, alors ça l’a pas inquiété. Ah pis avec des drôles de fourmis dans le bras en même temps, sa femme avait bien raison de lui dire qu’il était hypocondriaque.
Ahah.  Si vous voulez bien, vous allez vous re-déshabiller, d’accord ?

Pour le deuxième-déjà-quatrième quart d’heure, ils sont 5 dans la salle d’attente.
Alors bon, je sais bien que j’ai une demi-heure de retard, mais ça fait beaucoup de gens quand même.
Y a celle en avance qu’est pas contente parce qu’elle va être en retard (je sais, je sais madame, je suis désolée, mais là j’ai eu des merdes…) et y a celle qui sait que c’est sur rendez-vous, parce que le secrétariat lui a dit, mais elle est venue quand même, parce que de toute façon « Y en a pas pour longtemps ». (Y en a jamais pour longtemps pour personne, mais je ferai ce que je peux pour vous, attendez si vous voulez, on verra si quelqu’un a du retard, mais je ne peux rien vous promettre, sauf la place à 19h30 ce soir… C’est vous qui voyez…)

Ma deuxième-déjà-quatrième-et-quart, donc, elle a sa sciatique qui revient. Et qui ne passe pas. Et, me dit-elle d’emblée, tout au bout de sa phrase sans avoir respiré : « Maintenant ça suffit je veux la piqûre ».
J’hésite un quart de seconde à partir sur le mode « Non mais je sais bien que vous avez mal, mais on va pas vous piquer tout de suite, quand même, vous pouvez encore servir ahahahahah », mais l’air revêche du mari, haut comme deux rames de métro et solidement planté sur la chaise d’à côté, m’en dissuade.
L’espèce de guerre des tranchées qui s’est déclenchée après, c’était probablement de ma faute.
Au moins en partie. J’ai dû mal attaquer le coup. J’ai dû mal sentir, j’ai dû mal aborder les choses, j’ai dû ne pas piger un truc.
Ca n’a pourtant pas l’air d’être une insulte si grave, de dire que c’est aussi efficace par la bouche qu’en piqûre, même si on croit souvent l’inverse. J’ai dû mal l’amener.
J’ai sincèrement cru, à un moment, que le type allait me cogner, de tous ses poings d’un demi-mètre cube pièce. Il s’est mis à parler, très vite, très fort, sans s’arrêter, sans respirer. Ça devait être un truc de couple à eux, de parler sans respirer. Qu’il ne mettait pas mes compétences en cause (effectivement, il devait SUPER PAS les remettre en cause, étant donné qu’il l’a dit six ou sept bonnes fois), mais qu’il ne savait pas ce qu’on avait « nous les jeunes » avec les piqûres, et que si ça avait été le Dr Carotte, il l’aurait déjà faite, et on en serait pas là, et que sa femme savait quand même mieux que moi ce qui était bon pour elle. Comme j’ai sincèrement cru qu’il allait me frapper, comme j’étais fatiguée, comme j’étais lâche, j’ai cédé. M’en fous, moi, que tu préfères te cogner 4 séances de piqûres douloureuses dans le cul. C’est ton cul.
Juste, moi, j’ai envie d’aller far far away m’enterrer avec mes couettes.

Du coup, la personne suivante est mon troisième-déjà-sixième quart d’heure.
Et là, ils sont sept, dans la salle d’attente.
A avoir entendu l’autre demi-tonne qui s’époumonait sur mon incompétence.
Les quatre normaux de mon planning en retard, la fille qui est venue quand même pour qui y en a VRAIMENT pas pour longtemps, et les deux autres qui n’ont pas rendez-vous non plus.
La première se met à gueuler parce qu’avant c’était pas sur rendez-vous, le vendredi, et que le Dr Carotte l’aurait prise entre deux, lui, et que c’était quand même un comble de devoir choisir quand on tombait malade ; la deuxième me jure que c’est pour une urgence, de tout son teint rose et de toutes ses dents blanches. Celle qui est venue quand même et pour qui il n’y en a vraiment pas pour longtemps regarde fixement ses pieds quand la n°6 et la n°7 sortent en claquant la porte.

Mon troisième-déjà-septième veut un arrêt de travail parce que sa boîte va couler et qu’il lui faut du temps pour retrouver un emploi.
Mon quatrième-déjà-huitième veut un arrêt de travail parce qu’elle a quitté son fiancé et qu’elle ne peut pas aller travailler avec des yeux pareils.
Mon cinquiète-déjà-neuvième veut un arrêt parce qu’elle vomit tous les matins depuis sept mois, et que son allergologue lui a fait passer une radio de l’estomac pour voir si c’est pas une allergie au céleri. (Je n’invente rien) (Et je n’invente pas non plus le « cinquiète« , que je découvre, que je n’avais pas prévu, qui est sorti comme ça et que je ne peux pas me résoudre à corriger. Il y a des lapsus précieux.)
Mon sixième-déjà-dixième est amené par sa mère pour son rhume et son vaccin. A la fin de la consultation de la fille, la mère me demande si je peux lui faire un arrêt de deux jours parce que le Dr Carotte lui avait dit il y a deux jours que si ça allait pas mieux dans deux jours il lui referait un arrêt de deux jours.

Mon septième-déjà-onzième quart d’heure est la fille qui est venue quand même et pour qui il n’y en a vraiment pas pour longtemps. Elle s’assied, elle se met à pleurer, elle me dit que sa grand-mère vient de mourir et que depuis elle ne mange plus et qu’elle ne dort plus et qu’il lui faut quelque chose pour dormir. C’était évidemment ça qui n’allait pas prendre longtemps. C’est toujours ça, qui ne va pas prendre longtemps. C’est toujours ça, ce pour quoi « on ne va quand même pas déranger le docteur ». Alors que pour un rhume, on a le droit. Mais pas quand on va trop mal pour manger et pour dormir.
Ça, ce c’est rien, ce n’est pas vraiment être malade. Et donner un truc pour dormir, ça prend moins de temps que donner un truc pour moucher son nez. Forcément.

Mon huitième-déjà-treizième râle à cause de l’heure et quart de retard, et que quand on prend rendez-vous, c’est pas pour être pris avec une heure et quart de retard. (Oui, c’est très très vrai. Et je suis vraiment désolée. D’autant que le Dr Carotte fait payer un dépassement pour les rendez-vous, précisément pour le confort supplémentaire de ne pas attendre. Vraiment, vraiment désolée.)
Lui, il n’aime pas ça, attendre. La preuve, il vient TOUJOURS sur rendez-vous, c’est bien qu’il n’aime pas ça. Il a la CMU, il ne les paye pas, les 3 euros de dépassement du rendez-vous, et il n’aime pas attendre.
Lui, il a un rhume, et il veut un bilan et une prise de sang « complète » parce qu’il est encore malade, que ça lui fait ça tous les hivers et que c’est quand même pas normal d’être malade TOUS les hivers.

Mon neuvième-déjà-quatorzième voulait des antibiotiques, mon dixième-déjà-quinzième aussi.

A la fin de mon dernier et dix-septième-déjà-vingt-troisième, j’ai fermé la porte, j’ai fermé les volets, je me suis assise et j’ai pleuré.
Et puis après, je suis rentrée chez moi jouer à Wow.

Premier jour de vrai remplacement.
Je suis grande. Je suis forte. J’ai presque pas de couettes.

Je passe le matin pour me familiariser avec le cabinet.
La toise est là, les feuilles d’AT sont là, les gants XL sont là, les gants à ma taille sont à la fabrique de gants. Bon, ok, ça devrait rouler.
Le Dr Cerise me montre comment on allume l’ordinateur, comment on accède aux dossiers, comment on transfère et comment on reprend la ligne téléphonique.
Ok ok ok.
Parée.

Début d’après-midi, les rênes sont à moi.
Quand j’arrive, il y a déjà pas mal de monde dans le hall. J’enfourne le tout dans la salle d’attente, et c’est parti mon kiki.
J’allume l’ordinateur, je ne me trompe que deux fois dans le mot de passe, je reprends la ligne de téléphone, ok, tout roule.

Première consultation.
Le téléphone sonne.
Une seule sonnerie, pas le temps de décrocher.
Après quelques minutes, le téléphone resonne.
Une seule sonnerie, pas le temps de décrocher.
Après quelques minutes, le téléphone reresonne.
Oui, toujours une seule sonnerie, chut, laisse moi tranquille maintenant.

Avant le deuxième patient, je jette un oeil à l’engin.
Il y a un « 15 » qui clignote, avec une petite enveloppe qui clignote aussi. Je bidouille quelques trucs, j’appuie sur des touches avec des téléphones verts, des enveloppes et des téléphones rouges dessus, j’essaie d’écouter les vraisemblables quinze messages, je n’entends rien, mais bon, l’enveloppe a l’air de s’arrêter de clignoter.
Et le téléphone me laisse tranquille pendant la deuxième consultation.
Ok, je suis trop forte. Tout roule.

Pendant le troisième patient, le téléphone rereresonne. Deux fois une seule sonnerie.
Je peste : « Raaah, je ne sais pas ce qu’il a, ce téléphone, à sonner toutes les 5 minutes, je n’arrive pas à le faire taire, je suis vraiment désolée ».

La gentille mère de famille en face de moi se tait quelques secondes.
Elle prend une brève inspiration, et, très gentiment, me dit :
« Ça, je crois que c’est l’interphone mademoiselle ».

Ahahahah.
Ok.
Tout roule.

J’ai rencontré Mme Pouteau pendant un remplacement qui vient de se finir.

Un solide petit bout de femme, de 85 ans, avec ce qu’il est d’usage d’appeler « un caractère trempé ».
Pleine de médicaments pour le coeur, pleine de facteurs de risque pour un infarctus qui finira peut-être (sans doute ?) par arriver. C’est encore assez rare, ces femmes âgées qui ont le profil typique de « l’homme à risque cardio-vasculaire ».
On en a toute une fournée en préparation, mais aujourd’hui c’est toujours, encore, un profil plutôt masculin.
Elle s’est arrêtée de fumer sur le tard, mais elle s’est arrêtée. Et pour le moment, elle vit sa vie avec ses patchs de trinitrine et ses trois anti-hypertenseurs.

On s’est rencontrées, donc. Un peu de pleine face. Un peu, oserais-je le dire, comme un coup de foudre.
La première fois, elle m’a dit que je-ne-sais-plus quel médicament idiot lui donnait des effets secondaires pas possible, et qu’elle ne le prenait pas. Sur un ton presque de défi, genre « Et si vous n’êtes pas contente c’est la même chose ».
« Je suis bien d’accord avec vous », je lui ai dit.
Ca l’a surprise de ne pas se faire engueuler, je crois.
Mine de rien, elle s’est mise à venir les jours où je remplaçais.

Avec elle, tout était simple.
Elle me reposait. Je pouvais lui dire le fond de ma pensée, brute, sans l’enrober de politiquement correct, de diplomatie et de sucreries. Pas besoin de l’amadouer. On parle, je donne mon avis, elle donne le sien, j’explique les plus, les moins, et elle décide.
Et je suis souvent d’accord avec sa décision, mais il faut bien dire que c’est souvent la même que la mienne ; alors ça aide, forcément.

Je crois que je la reposais aussi.
Et, avec nos bagages différents, nos compétences différentes et nos vies différentes, on partageait la même vision des choses. Et du même coup, la même médecine.

Et du coup, la médecine était simple, et nous laissait un peu de temps pour le reste.
Nous avons eu beaucoup de sourires en coin, beaucoup de sous-entendus, beaucoup de clins d’oeil. Elle avait une malice et une pétillance increvables.

Une fois, elle m’a dit que, de temps à autre, elle se disait qu’un jour, peut-être, dans quelques années, elle refumerait.
Qu’à son âge, il fallait bien mourir de quelque chose, et qu’elle préférait que ce soit d’un infarctus propre et bien rangé plutôt que d’un cancer qui s’éternise.
Je crois que j’ai dit quelque chose comme « Ce ne serait pas très professionnel de ma part de vous dire que je suis d’accord, n’est-ce pas ? »
Elle a souri. Elle a dit : « Non, pas très. Ne le dites pas. »

Effectivement, ce n’était pas très professionnel. Que voulez-vous ? A elle, je ne pouvais pas dire autre chose. Et j’aurais dit n’importe quoi d’autre à n’importe qui d’autre.

L’autre jour, mon dernier après-midi dans ce cabinet, elle était dans la salle d’attente.
Elle ne savait pas que c’était mon dernier jour.
Je ne savais pas que ça faisait déjà un mois que je lui avais fait son ordonnance pour un mois.

Elle savait que je n’allais pas tarder à partir, néanmoins, et elle a glissé la question, sur le ton de la conversation : « Vous comptez ouvrir un cabinet dans le coin ? »
Hélas non, Mme Pouteau, mais vous me manquerez aussi. Que j’ai dit. Dans ma tête. Parce que des fois, je peux AUSSI être professionnelle, je vous signale.

Et puis, au moment de partir, elle a dit qu’elle revenait dans 10 jours pour son vaccin contre la grippe.
Je lui ai dit qu’elle verrait l’autre médecin, dans 10 jours, parce que c’était mon dernier jour aujourd’hui.

On s’est serré la main longuement, et en partant, elle m’a dit cette phrase fabuleuse :

« Bien sûr je ne peux pas vraiment, mais… J’aurais presque envie de dire qu’on s’est bien amusées toutes les deux ».

A une malabaraise

30 septembre, 2008

Entre, je me souviens de toi.
Bien sûr que je me souviens de toi.

Tu étais venue me voir la semaine dernière, toi qu’on avait jamais vue dans ce cabinet.
C’est que tu arrivais d’Afrique, et que tu n’étais là  que pour quelques mois, en vacances. Toute douce, très attentive, jeune, jolie. Tu venais d’une grande ville d’Afrique, j’ai oublié laquelle, pardonne moi. En tout cas, j’avais noté ton français impeccable et ton allure très européenne. Tu n’avais pas de carte vitale, du coup, bien sûr, et pas de couverture sociale, mais tu allais payer ta consultation de ta poche sans problème.
Tu venais me voir pour tes problèmes de sommeil.
Tu m’a raconté calmement, de ta voix joliment lointaine, joliment détachée, ta rupture récente, douloureuse, ton départ en vacances qui avait tout l’air d’une fuite, et puis, depuis, l’impossibilité de t’endormir le soir.
Tu m’as servi l’insomnie transitoire aiguë la plus belle de toute ma (certes jeune) carrière.
La même chose qu’à la mort de ton père il y a plusieurs années. Tu avais pris 3 ou 4 semaines un Stilnox avant de te coucher, et puis c’était passé, et tu n’en avait plus jamais repris depuis.

Elle était belle ton histoire.
Moi, j’étais vaguement mal à l’aise, mais elle était belle.
J’ai beaucoup pensé à toi après ton départ.
Bien sûr, j’avais pensé à la possibilité que tu me mentes. On voit des tas de gens inconnus qui ont de belles histoires qui débouchent sur une demande de prescription de benzos. Rarement aussi belles que la tienne, mais on en voit plein.
Je n’étais pas sûre que tu ne me mentes pas, mais je me méfiais de ma méfiance. On a vite fait de se méfier trop des gens. Et puis, comme on ne peut pas reprocher aux gens leurs trop jolies histoires, et comme on ne peut pas se fier seulement à son malaise, à son instinct, à ses antennes qui frémissent, je t’avais accordé le bénéfice du doute.
Pour tout ça, et aussi parce que derrière quelqu’un qui ment pour avoir ses stilox, il y a une personne malade. D’une autre maladie, mais malade. Et cette personne là, il faut essayer aussi de faire ce qu’on peut pour elle, la dénicher, l’accrocher comme on peut, la faire revenir et travailler avec elle. Et pour la faire revenir, parfois, on fait des concessions.
Tu étais partie en évoquant un « bilan » que tu voulais profiter de ton séjour en France pour faire, et tu m’avais dit que tu reviendrais.
Et tu es revenue.

Tu es revenue, mais pas pour le bilan. Tu voulais revenir avant, mais comme je n’étais pas là, et que c’était vraiment moi que tu voulais voir, te voilà aujourd’hui.
Parce qu’on t’a volé ton sac, et, c’est ballot, quand même, ton ordonnance avec.
Merci pour l’eau à mon moulin, merci d’avoir transformé mon vague instinct en conviction intime, ça va m’aider.
Le rideau est levé, début de l’acte II, on va pouvoir bosser maintenant.

Mais ça cloche. Le voile est levé, mais ça cloche toujours.
Tu es toujours aussi jolie, toujours aussi calme, toujours aussi parfaite, et moi, je suis toujours aussi mal à l’aise. Ca sonne toujours du côté de mon alarme intérieure, et je ne sais pas pourquoi. A croire que c’est ni du lard, ni du cochon. Je sais que je suis en train de passer à côté de quelque chose dans les grandes largeurs, mais je ne sais toujours pas à côté de quoi.
Ton discours est toujours aussi parfait, et toi toujours aussi poliment distante, toujours aussi attentive à ce que je dis, toujours aussi agréable.
Tu connais ton texte, mais tu joues mal.
Alors, comme je sais quelle pièce on joue,  même si je n’arrive pas à discerner l’envers du décor, je te donne la réplique.
Je joue mal aussi. Et j’ai l’impression qu’on le sait toutes les deux.

– « Mmmm, on va essayer de changer de molécule, d’accord ?  »
Tu me vois venir, avec mes gros sabots, et tu me liste très calmement toutes les molécules qui ne te font aucun effet, toi qui es « très résistante aux médicaments ». Tu essaies même de me servir quelques crises d’angoisses bien typiques, au cas où ça pourrait faire pencher la balance, mais tu abandonnes vite.

On se donne encore un peu le change pendant un moment.
On fait semblant de parler de ton bilan, je fais semblant de faire les choses bien. Je fais semblant de te faire parler, et de m’intéresser à ce que tu dis. Je fais semblant de te ré-expliquer le sommeil, les médicaments, tu fais semblant de m’écouter toujours aussi attentivement. Je te donne l’adresse de quelques psychologues, en faisant semblant d’insister, et tu fais semblant d’acquiescer. On se quitte chaleureusement, pleines de sourires toutes les deux.

J’ai compris après que tu sois partie.
Tes stilnox, ma douce, je crois que tu les vends.
Tu ne les boulotte pas, tu les fais boulotter à d’autres.

Sous cet éclairage là, la pièce prend forme, soudain.
Voilà ce qui clochait, voilà ce qui sonnait.
Je cherchais ta souffrance, alors que tu ne souffres pas.
Je t’ai cherché dépendante, je t’ai cherchée toxico, je t’ai cherchée folle d’angoisse, je t’ai cherchée partout et tu n’étais nulle part.

Ca explique pourquoi tu étais tellement lisse.
Ca explique pourquoi tu étais tellement polie.
Ca explique pourquoi tu étaits tellement jolie.

Ca explique pourquoi j’étais tellement mal à l’aise, du malaise du manipulé, alors que je n’aurais plus dû l’être dès le lever de rideau de l’acte II.
Ca explique ton absence totale d’affolement quand je t’ai refusé les benzos. C’est souvent à ce moment de la consultation que le vrai dépendant flanche. On voit une lueur de panique dans ses yeux, on entend un début de tremblement dans sa voix, on le voit se débattre avec de nouveaux mensonges mal cousus pour essayer encore, pour essayer quand même.
Ca explique ton grand numéro de séduction. Les dépendants sont manipulateurs, mais ils sont rarement séduisants.
Ca explique pourquoi tu voulais nous revoir exclusivement nous, moi et mes couettes.

Je sais qu’il n’y aura pas d’acte III, que tu iras le jouer dans un autre cabinet, et ça me soulage.
Je n’aurais pas su m’occuper de toi.

Misogynie à part

24 septembre, 2008

Septembre, le temps béni des certificats.

Elle est jeune, vue sept ou huit fois au cabinet, sans soucis de santé particuliers.
– Bonjour, je viens parce que j’aurais besoin d’un certificat pour faire de la musculation.
– Bon, très bien, on va voir ça. Il n’y a rien d’autre ? C’est la seule raison de votre consultation ?
– Oui oui, il n’y a que ça.
– Bon, ça va aller vite, si il n’y a que ça. Tant mieux, on va en profiter pour compléter votre dossier médical, alors.

Texto, ça a commencé comme ça.
Mot pour mot.
La passionnée des interrogatoires et des petites cases bien rangées qui sommeille en moi en jubilait d’avance. Je te lui ai fait un dossier aux petits oignons que même les formulaires d’assurance ont jamais vu ça. Ça a largement rempli les 20 minutes de la consultation, mais ça valait le coup ; c’était nickel.
Pour ça, j’aime bien les certificats sportifs. Ça donne l’occasion de mettre au propre toutes les petites choses essentielles qu’on est souvent frustré de devoir laisser en vrac.
C’est donc avec toute la béatitude du travailleur satisfait accrochée sur mon visage que je lui demande 22 euros s’il vous plaît mademoiselle. (Dur apprentissage, au passage, demander des sous à la fin d’une consultation. Je ne m’y suis toujours pas tout à fait faite…)

– Ah alors oui, aussi, me glisse-t-elle à ce moment précis, pleine de dédain pour ma béatitude qu’elle est, je pars en Asie dans quatre jours, alors il faudrait voir pour mes vaccins, c’est trop bête que j’ai oublié mon carnet de santé, et puis pour les médicaments pour le palu et puis les autres médicaments.

Bien sûr.
Normal.
Affligeant de banalité.
Tu te souviens, gentille abrutie, que je t’ai posé la question, clairement, tout à l’heure, il y a 19 longues minutes, avec des mots et tout ? Oui, probablement que tu te souviens.
Alors sans doute que tu ne sais pas que « juste les vaccins et juste les médicaments », ça va entraîner plein de nouvelles questions, et que ça va prendre plein de nouvelles minutes.
Et figure-toi que c’est précisément parce que je sais que tu ne sais pas que j’ai FUCKING POSE LA QUESTION TOUT A L’HEURE.

La « consultation de seuil », ça s’appelle.
Le terrible « Ah et oui docteur aussi, je voulais vous dire… » qui nous hérisse systématiquement tout ce qu’on a de système pileux parce que la fin de la phrase est systématiquement tout sauf un détail, et qu’elle survient systématiquement quand l’ordonnance est faite, le patient rhabillé, le chèque signé et la carte vitale vitalisée.

Il y a plusieurs espèces de consultation de seuil. Globalement, on peut les classer en trois grandes catégories, que Brassens avait très justement décrites dès 1969 : les emmerdantes, les emmerdeuses, et les emmerderesses.

Les emmerdantes, ce sont celles dont on aurait effectivement pu s’occuper pendant la consultation qui vient de s’achever, en plus du reste, pour peu qu’on nous ait seulement appris leur existence 20 minutes avant. On aurait raccourci un peu les politesses, on aurait rogné quelques secondes de-ci de-là, on aurait remis à plus tard le truc pas urgent qu’on a justement fait parce qu’on pensait naïvement que c’était l’occasion de le faire.
Exemples d’emmerdantes : « J’ai quelque chose sur le pied depuis un moment, un genre de bouton ou je sais pas quoi, je pensais que ça allait partir mais ça part pas » OU « Je voulais vous montrer un grain de beauté que je trouve bizarre » OU « Sinon, de temps en temps, j’ai un peu mal aux genoux » ET quand le patient vient tout juste de descendre de la table d’examen, de remettre son jean, de relacer ses chaussures et de reboutonner minutieusement sa chemise.

Dans ces cas-là, on peut expliquer gentiment, que, ah, là, ça va pas être possible, qu’on n’a plus trop le temps, mais qu’on verra ça la fois prochaine.
Des fois, le patient se fâche et dit qu’il va porter plainte au conseil de l’ordre parce que c’est pas normal un médecin qui refuse d’examiner un patient. Ça arrive préférentiellement quand la consultation comportait déjà 4 ou 5 motifs différents, le bouton sur le pied étant le numéro bonus.
Dans ces cas-là, j’ai tendance à sourire de toutes mes dents et à encourager vivement la démarche.

Les emmerdeuses sont, sans surprise, un peu plus raffinées. Elles présentent deux caractéristiques principales : d’abord, et c’est obligatoire pour atteindre le rang d’emmerdeuse, elles nécessiteraient à elles seules une ou plusieurs consultations rien que pour elles.
Ensuite, et c’est souvent un corollaire, ce sont les vrais motifs de la consultation un peu bateau qui les précède. De celles qui ne se dévoilent que pudiquement, une fois le dialogue et le climat de confiance installés. L’air de rien (comme si c’était ça, le détail, et pas la rhino ou la tension à contrôler), on nous glisse sur le ton de la conversation mondaine : « Ah, et puis je dors terriblement mal la nuit depuis deux semaines, mais j’ai pas trop le moral en ce moment alors je suppose que c’est pour ça » OU « Vous pourriez me mettre quelque chose pour l’appétit et pour la fatigue ?« , OU « Oh, c’est pas très gai à la maison en ce moment avec ma femme qui s’est remise à boire« .

Regarde docteur, regarde ce qu’il y a sous le voile. Tu vois, c’est là, c’est moi, c’est ça que je voulais te dire, c’est ça qui me pèse, mais déjà que je me l’avoue à peine à moi… Et puis c’est pas une vraie maladie, je voulais pas te déranger rien que pour ça…

Les emmerdeuses sont difficiles à gérer. Il faut réussir à dire : « Non, je ne vais pas m’en occuper maintenant, je ne vous écouterai pas. Ce n’est pas parce que ça ne m’intéresse pas, c’est parce que ça m’intéresse trop, et qu’il faut qu’on prenne vraiment du temps pour en parler, du vrai temps, pas du temps au rabais d’entre deux portes. »
Il faut réussir à les faire revenir pour ça alors que justement ils cherchaient à venir pour autre chose.
Ou alors, il faut s’en occuper tout de suite pendant que c’est là, ce qui implique de réussir à avoir une salle d’attente vide un lundi après-midi.

Les emmerderesses, ce sont toutes les consultations de seuil qu’on ne peut pas se permettre de le laisser franchir. Celles qu’il va quand même falloir voir, là maintenant, même si les probabilités veulent qu’elles ne seront sûrement que des emmerdantes.
Exemple d’emmerderesses : « Oh, et puis mettez-moi quelque chose pour la tête, j’ai terriblement mal à la tête depuis deux jours, ça m’a pris d’un coup« , OU « Ah et par contre j’ai très mal au ventre« , OU « Et sinon, je voulais vous dire, je trouve ça bizarre, je ne vois plus très bien du côté gauche de mon œil« .

Pour celles-là, on sait qu’on va se rasseoir, faire re-déboutonner la chemise, re-poser des questions, re-faire un examen, re-commencer depuis le début.
De toute façon, le chèque de 22 euros est déjà prêt.

Nouvelles, bonnes nouvelles.

17 septembre, 2008

Quelques nouvelles de la mère de ma patiente.
Celle qui avait l’outrecuidance de mourir d’autre chose que d’un bon vieux cancer bien de chez nous.

J’ai trouvé un réseau.
J’ai eu comme interlocutrice une infirmière dont la voix m’a paru pleine d’énergie, pleine de douceur, pleine de détermination. Et qui ne trouvait pas honteux d’avoir un coeur qui s’épuise.
J’ai enfin réussi à l’avoir, après beaucoup de coups de fils aoûtesques infructeux, un beau jour J.

A J+2, elle est passée voir la dame pour une première visite à domicile.
A J+4, elle avait ré-organisé les aides ménagères, parce qu’elle trouvait que bon, 15h par semaine pour faire uniquement le ménage, et laisser les courses, les carreaux et la cuisine à la fille, c’était limite.
A J+5, le médecin du réseau est passé pour évaluer le problème de douleur.
Entre J+5 et J+20, il y a dû avoir, je suppose, quelques épines en moins dans la vie de ces deux femmes. 
Parce qu’à J+20, on m’a livré un bouquet de roses au cabinet, au beau milieu de ma consultation.

Bonheur :)

A notre santé

7 septembre, 2008

Les patients qui fument, qui boivent et qui mangent n’importe quoi, ils sont bêtes.
Ils auront un cancer du poumon, une cirrhose et un infarctus.
Ils sont bêtes, et en plus ils sont méchants.
Ils se fichent bien de tous les efforts qu’on fait pour qu’ils soient en bonne santé.

Alors, une partie de notre travail, c’est de faire en sorte qu’ils ne fument pas, qu’ils ne boivent pas et qu’ils mangent des haricots verts.
Et, pour cette partie là de mon travail, je suis particulièrement nulle.

Ce n’est sans doute pas tout à fait étranger au fait que je fume, que je bois trop, que je me nourris essentiellement de pâtes, de crême fraiche et de burgers, et que le seul sport que je pratique, c’est mes 10 heures hebdomadaires de raid dans WoW.
Mais ce n’est pas que ça non plus. Je ne crois pas. Je ne sais pas.

J’ai eu un prof dont c’était le dada.
Ses yeux pétillaient à chaque fois qu’il disait les mots « prévention » ou « motivation ».
Les patients, il fallait leur faire comprendre.

Leur faire comprendre que c’est mal de manger du saucisson ; leur faire comprendre que c’est mauvais pour la santé, la bière ; leur faire comprendre que pas fumer, c’est super vachement chouette.
Leur faire comprendre.
Il était plein de bonne volonté, à nous raconter comment on fait comprendre aux gens. Et qu’il faut pas culpabiliser, et qu’il faut pas menacer, et que ouhlala les entretiens motivationnels c’est trop bien.
Il nous expliquait en long et en large qu’il ne faut surtout pas se mettre dans la position du sage détenteur du savoir qui regarde d’en haut le pauvre pêcheur en brandissant l’index et en fronçant les sourcils de l’air mécontent et déçu du bon paternaliste.
Et, à côté de ça, il disait qu’il fallait leur « faire comprendre ».

« Ah mais pourtant on y fait comprendre, hein, docteur, au petit, qu’il faut bien travailler à l’école !« …
Sic.
Je ne sais pas trop ce qu’il arrivait à faire comprendre à ses patients, mais moi, de l’écouter 10 min, ça me donnait sauvagement envie d’allumer une clope.
Ou comment expliquer qu’il ne faut pas être paternaliste tout en suant le paternalisme à grosses gouttes.

J’en ai eu un autre aussi, qui disait à ses patients qu’arrêter de fumer, c’était vraiment pas la mer à boire. Que tout ce qu’il fallait, c’était de la VO-LON-TÉ, de celles qui séparent les syllabes. Il refusait de donner des substituts, même quand le patient le demandait, parce qu’il suffisait de la vo-lon-té, et que les patchs, c’était jamais qu’une cigarette plate qu’on se colle sur le bras pour engraisser les laboratoires. (lui qui prescrivait de l’Acomplia et de l’Art 50 à tout va, sic-again…)
Parce que, ajoutait-il : « Arrêter de fumer, c’est vraiment pas compliqué quand on compare à d’autres choses. Vous vous rendez compte qu’il y a des gens qui font le tour du monde à vélo ? A-VÉ-LO ! Vous vous rendez compte de la vo-lon-té qu’il faut pour faire ça ? » (Ai-je déjà dit « Sic… » ?)

Ok, n’empêche que moi, après toutes ces heures de cours et de démonstrations de haute volée, je ne sais toujours pas comment on fait comprendre aux gens.

Quand je m’écoute prescrire un régime (« Prescrire un régime »… Une formulation presque aussi belle que « Faire comprendre »…), la part de moi qui m’observe hésite entre ricaner et me foutre une paire de baffes. Histoire de me faire comprendre…
« Hé bin ma jolie, si avec ça il se met à faire le moindre effort, ce sera vraiment parce qu’il l’aura décidé tout seul, hein… »

Je fais tout ce qu’il ne faut pas faire.
Déjà, j’explique mal, parce que la nutrition, ça me gave et je n’y connais rien. Je saurais comment y mettre de la bonne volonté que je ne saurais pas quoi dire.
J’ai bien cru comprendre qu’en théorie, y a le régime pour les diabétiques, celui pour les triglycéridiens, celui pour les mauvais cholestéroliens. En pratique, quand je lis dans mes bouquins les différents régimes, à la fin du chapitre, je me dis « Ouais, bon, moins de sucres, moins de gras, pis plus de légumes. Un régime, quoi… ».
Dans ma tête, les régimes alimentaires sont aux dyslipidémies ce que les dermocorticoïdes sont à la dermato : de toute façon, ça finit toujours pareil.

Ensuite…
Bin ensuite je ne sais pas trop.
Quand j’explique les « règles hygiéno diététiques » (voui, on appelle ça comme ça, faire la morale, en médecine. On dit Règles hygiéno diététiques. Je ne sais pas vous, mais moi, une formulation avec « règles » et « hygiénique » dedans, je trouve pas ça super sexy.), je n’arrive pas à rentrer dedans.
Je n’y crois pas.
Le type, en face, il a pas attendu 50 ans qu’une fille avec des couettes viennent lui expliquer que c’est mieux de manger des haricots verts que des pizzas, et que fumer ça donne le cancer du poumon.
A la rigueur, je veux bien lui donner des chiffres et des faits. En toute neutralité. Lui raconter que le mauvais cholestérol, ça augmente le risque d’accidents cardio-vasculaires, et que c’est lié en partie à l’alimentation, et que tels ou tels types d’aliments augmentent, ou pas, ce damné LDL.
Lui mettre en main les clés de l’équation.
A lui de savoir s’il veut essayer de la résoudre ou pas.

Peut-être que je deviendrai meilleure avec l’âge.
Peut-être que je deviendrai meilleure quand j’arrêterai de fumer.

Burodiotie

28 août, 2008

Allez, un troisième, parce que je suis vraiment fâchée.

Régulièrement, je reçois en consultation des gens pour des formalités certificatoires en vue d’un nouvel emploi. A la mairie, ou à l’hôpital, le plus souvent.

Certifier que les vaccins sont à jour et/ou les remettre à jour le cas échéant ? Je veux bien.
Certifier que M. Truc ne m’a pas l’air d’être un psychopathe qui va descendre tous ses collègues le premier jour à grands coups de tronçonneuse dans la tête ? Pourquoi pas.
Donner les dates des trois premières injections de vaccin anti-hépatite-B, bon, allez, ça ne mange pas de pain.
Donner la date du dernier rappel anti-hépatite B (*), ça commence à me faire doucement marrer. (Surtout quand c’est écrit « Bureau du personnel des hôpitaux de Ville » en en-tête.)
Prescrire une radio de thorax de dépistage, comme ça, pour le fun, ça commence à me faire sérieusement grincer des dents.

Le gars, il va faire le ménage à la mairie.
Il n’a aucune raison valable d’avoir la tuberculose, d’ailleurs il est né à l’époque où on vaccinait tout le monde, il n’est pas originaire d’un pays à risque, il n’a aucun fucking signe clinique, il n’a personne qui tousse dans son entourage, il se porte comme un charme.
Et M. Administratifdemescouilles a décidé que quand-même, on allait lui faire une radio de thorax.

Je veux dire, si ça servait à quelque chose de faire une radio de thorax comme ça sans raison apparente à un adulte jeune, on ferait des radios de thorax comme ça sans raison apparente à tous les adultes jeunes.
Mais non. Ca sert à rien.
Et si encore ça ne servait qu’à rien…
Faire un examen qui ne sert à rien, ça ne sert pas qu’à rien, c’est dangereux.
Ca irradie pour rien, pour le cas de la radio (bon, ok, ça irradie pas grand chose, mais quand c’est pour rien, c’est quand même dommage…), et ça fait courir le risque de trouver un truc à la con, qui ne veut rien dire, qui n’aurait jamais fait parler de lui si on ne l’avait pas cherché, et qui va déboucher sur des kilotonnes d’examens en plus qui ne serviront à rien (et hop, pour chacun, on re-crée le risque de tomber sur une fausse-anomalie, on boucle la boucle, et vas-y que j’exponentielle) et sur des kilotonnes d’anxiété pour un patient qui se croyait – à juste titre – en parfaite santé.

Pardonnez moi, mais ils se prennent pour qui, au juste, ces merdeux dans leurs bureaux, à m’expliquer à qui je dois faire passer quel examen ?
Est-ce que je leur demande, moi, avant de les autoriser à me déclarer médecin traitant, la photocopie de leur carnet de famille ou la taille de soutif de leur soeur ?

Je bous, j’enrage, et je prends mon ordonnancier pour prescrire la radio de thorax.
Je l’ai fait au début, prendre mon ordonnancier pour écrire :
« Je soussignée Dr Rrr, certifie que M. Boulot ne présente aucune indication à la réalisation d’une radiographie de thorax »,
mais ce faisant, c’est mon patient que je mets dans la merde.
Le connard dans son bureau, là-haut, il s’en contre-fiche que M. Radio ait besoin ou pas d’une radio. Entre deux postulants, il prendra pour le poste le premier qui présente sa radio de thorax.
Et c’est M. Radio qui jouera le rôle de la balle de tennis dans la partie que je m’apprête à engager avec le merdeux.  C’est lui qui joue son poste.
Alors, la mort dans l’âme, je fais l’ordonnance.
En précisant au radiologue à grands coups de point de suspension tout le bien que je pense de l’examen que je suis en train de prescrire.

Un de ces jours, je les appelerai.
Je tomberai sur une gentille administrateuse qui n’y sera pour rien, et qui m’expliquera que c’est comme ça, que c’est la loi, et qu’elle n’y peut rien, mais que si le monsieur ne ramène pas sa radio, on ne pourra pas valider le formulaire B37, et que ça va empêcher sa postulation de nettoyeur de mairie.
Je serai sans doute encore plus énervée en raccrochant.
Mais il faut bien faire quelque chose, non… ?  

 

(*) Ca fait plein d’années, qu’on en fait plus, des rappels. C’est trois piqûres et basta.

A un moment donné de sa consultation, M. Jeune, la trentaine, parle de « check up ». (Le fameux « check up », vaste sujet s’il en est…)

Vaccins à jour, aucun antécédent particulier si ce n’est un peu de cholestérol dans la famille et quelques crises d’asthmes pour lui, qui se sont tassées d’elles-mêmes vers ses 7-8 ans.
On cause dépistage, sérologies & co : pas de soucis de ce côté-là non plus, il est en couple depuis longtemps, sans conduites à risque, tout roule.
Et puis d’ailleurs, il a fait un dépistage il y a quelques mois, hépatites et sida, parce qu’il a acheté un appartement avec son amoureuse.
Moi, du haut de ma grande naïveté, je demande quelques précisions d’un posé : « Heuuuuu… Quoi ?? »

Bin oui, il a acheté un appartement, alors il a dû faire un prêt, alors l’assurance de la banque lui a demandé de prouver qu’il avait pas le sida.
Normal.
Tout va bien.
Ah, et d’ailleurs, son prêt, il l’a payé 1,5% plus cher à cause de « son asthme ».

Voui voui voui, « son asthme« .
L’antécédent qui n’existe plus, qui a toutes les chances de ne plus jamais refaire surface et qu’il partage avec un bon 13% de ses contemporains.

Je n’ai pas demandé quels autres antécédents on avait rentré dans la calculatrice, ou pire, quels autres examens pertinents on lui avait fait passer ; j’étais suffisamment de mauvaise humeur.
Je ne me suis pas demandé ce que j’aurais conseillé, moi, s’il était venu me voir avant avec le questionnaire de l’assurance pour me demander mon avis sur les antécédents à signaler ; j’étais suffisamment de mauvaise humeur.
J’ai préféré ne pas me poser la question.
J’ai rentré ma tête bien profondément dans le sable.
La prochaine fois, peut-être, je choisirai d’en jeter quelques grains dans les rouages administratifs vicieux de l’assurance de la banque.

Et tenez-vous bien (tenez-vous mieux), j’ai mieux.

Quand j’étais externe, j’avais vu une vielle dame mal en point aux urgences.
Elle ne va vraiment pas bien. Hospitalisation, bilan, bataclan.
Son fils, la cinquantaine, qui l’accompagne, vient me voir une fois les questions médicales gérées. Il me demande de remplir le questionnaire de l’assurance, pour l’annulation de son safari en afrique, dont le départ est prévu dans quelques jours.

Ce truc, j’aurais dû le photocopier pour m’en servir de guide pour tous les dossiers à venir.
Antécédents médicaux, chirurgicaux, familiaux.
Traitement en cours.
Plaintes du patient.
Examen clinique.
Hypothèses diagnostiques, examens complémentaires prévus, diagnostic retenu.
Et, je vous jure, du haut de toute ma mémoire :

– « Les antécédents médicaux ont-ils un rapport direct ou indirect avec une consommation excessive d’alcool ou de drogues ? »
– « La pathologie actuelle a-t-elle un rapport direct ou indirect avec une consommation excessive d’alcool ou de drogues ? »

Parce que bon, on veut bien vous annuler votre voyage au Kenya si votre mère s’est pété le fémur dans un tremblement de terre ou si elle s’est noyée dans l’innondation de sa maison, mais sa rupture de varices oesophagiennes, on pourra pas dire qu’elle l’a pas méritée, cette sale alcoolique.

J’ai pris une vieille ordonnance, et j’ai écrit :
« Je soussignée Dr Rrr, certifie que l’état de santé de Mme Salealcoolique nécessite une hospitalisation en urgence et la présence de son fils M. Futuralcoolique à ses côtés« .
Ca n’allait probabement pas passer.
Mais je n’allais quand même pas remplir leur machin.

En même temps, quand on voit comme c’est dur d’obtenir des renseignements médicaux sur quelqu’un…
Il suffit d’appeler le secrétariat du Dr Spécialiste (de préférence un hospitalier) et de dire : « Bonjour, Dr Rrr à l’appareil. Je suis interne aux urgences de (la ville d’à côté) et nous venons de recevoir Mme Salealcoolique. J’ai un peu de mal à faire le point sur ses antécédents, pourriez-vous me faxer ses derniers comptes-rendus au (numéro de fax) s’il vous plaît ?« , et l’affaire est dans le sac.
Si vous n’avez pas de fax sous la main, vous pouvez demander qu’on vous les lise par téléphone, ça marche aussi.

Si j’étais agent d’assurance, moi, c’est ce que je ferais.
Et m’est avis qu’ils ne se gênent pas.

Merci de mourir en règle

12 juillet, 2008

En ce moment, je m’occupe d’une patiente dont la mère est en train de mourir.
Comme elle ne veut pas mourir à l’hôpital, elle meurt chez elle, et les enfants se relaient à son chevet.

Elle (la mère), a le coeur qui flanche. Sérieusement.
Elle ne quitte plus sa chaise. Elle y vit, elle y mange (de moins en moins), elle y dort, aussi, parce que se coucher l’étouffe.
Elle a des jambes énormes, pleines d’eau qui finit par faire craqueler la peau. Régulièrement, sous la chaise, il faut passer la serpillère à cause de ces jambes qui ne sont plus étanches.

Elle (la fille), a le coeur qui flanche. Métaphoriquement.
Bizarrement, elle non plus ne dort plus très bien. Elle s’en veut de ne pas en faire plus, elle s’en veut de ne plus être assez disponible pour sa fille à elle, elle s’en veut de finir par espérer la mort. Et puis elle fatigue d’essayer de trouver une solution pour que sa mère arrête d’avoir si mal. Le cardiologue ne veut pas mettre les médicaments anti-douleur qui ne sont pas bon pour le coeur (sic), le généraliste renvoie à l’hôpital, l’hôpital renvoie au cardiologue.

Moi, la mère, je ne l’ai jamais vue, mais mon boulot c’est de m’occuper de sa fille.
Et je vois mal comment m’occuper de la fille sans m’occuper de la mère.
J’essaie donc de trouver un réseau de soins palliatifs à mettre sur le coup. Des médecins, des infirmiers, des assistantes sociales, des psychologues dont c’est précisément le boulot : permettre aux gens de mourir chez eux le plus tranquillement possible, sans douleur même si ça risque de déplaire au coeur qui flanche, parce que le coeur n’est justement plus au coeur du problème, et soutenir la famille qui flanche aussi.

J’appelle donc le réseau avec lequel j’ai l’habitude de travailler : c’est super pas leur secteur géographique, ils sont à l’autre bout du monde. Ils me donnent les coordonnées de leurs collègues du bon bout de monde.
J’appelle le réseau qui va bien, ils me disent que oui oui, c’est leur secteur, pas de problème. J’explique un peu ce que je sais de la situation, de la fille, des professionnels sur le coup, de la mère.

Aaaaaaaaaaaah mais oui mais non.
Insuffisance cardiaque terminale, vous dites ? Ah, non, eux ils font que les cancers. Pas eu les subventions pour se payer le luxe des autres maladies.
Ah mais j’appelle qui, alors, pour ma dame qui se meurt ?
Aaaaaaaaah, ils savent pas du tout. Truc ils font pas cet endroit là, Machin ils font que l’hôpital et Chose c’est pas le secteur non plus.

Donc j’ai rien, j’ai personne.
La dame, elle avait qu’à mourir d’un cancer comme tout le monde.