Nous zavons les moyens….
22 juillet, 2008
Classiquement, il y a deux temps dans une démarche diagnostique classique : l’interrogatoire, d’abord, et l’examen clinique, après.
Note au passage parce que la faute va finir par m’agacer encore plus que « Elle s’est faite violer » :
Un examen, c’est un examen.
Une auscultation, c’est quand on prend le stéthoscope, et qu’on le colle quelque part pour écouter avec nos oreilles ce qui passe dans ce bout de votre corps. Donc non, le docteur ne vous a pas « ausculté l’oreille », il ne vous a pas « ausculté le pied », et il ne vous a pas parlé de votre cholestérol « la dernière fois qu’il vous a ausculté ».
Voilà, c’est dit et ça fait du bien.
J’ai toujours trouvé l’interrogatoire vachement plus important que l’examen.
Sans doute au début parce que je ne savais pas examiner, et que l’interrogatoire, c’était tout ce que je savais faire.
Alors je le faisais BIEN. Bien bien bien bien bien.
Des fois même, j’exagérais un peu.
La dame arrivait en pleine colique néphrétique, et en ressortant de son box (Note au passage : oui, on parle des « box » quand le respect de la vérité nous empêche d’appeler « chambre » le bout d’espace entre deux paravents avec un lit au milieu. Un « box », comme pour les chevaux. C’est bien ça.), je savais combien elle avait d’enfants, combien elle avait eu de fausses-couches, son métier, combien elle fumait de cigarettes par jour et depuis combien de temps, l’âge de sa grand-tante quand on lui avait diagnostiqué son cancer du sein et l’étage auquel elle habitait. Et si y avait un ascenceur.
Deux pages, front and back, de jolis antécédents bien rangés dans leurs petites cases.
J’exagérais un peu, certes.
Maintenant, j’essaie de diluer un minimum. Si, c’est important de savoir où les gens habitent et à quel étage, mais bon, c’est parfois possible de reporter un peu la question quand la dame sautille de partout rapport à son calcul qui lui fait trop mal. (Note au passage : car la colique néphrétique est frénétique, alors que la colique hépatique est pathétique. C’est joli, des fois, les moyens mnémotechniques.)
Mais n’empêche, aujourd’hui encore, quand à la fin de mon interrogatoire je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe, je sais que c’est mal barré pour la suite, et que, probablement, mon examen clinique ne m’apportera pas grand chose de plus.
Du coup, vous pensez bien que j’ai plein de choses à vous raconter concernant les interrogatoires.
Et ça commence tout de suite après.
Merci de mourir en règle
12 juillet, 2008
En ce moment, je m’occupe d’une patiente dont la mère est en train de mourir.
Comme elle ne veut pas mourir à l’hôpital, elle meurt chez elle, et les enfants se relaient à son chevet.
Elle (la mère), a le coeur qui flanche. Sérieusement.
Elle ne quitte plus sa chaise. Elle y vit, elle y mange (de moins en moins), elle y dort, aussi, parce que se coucher l’étouffe.
Elle a des jambes énormes, pleines d’eau qui finit par faire craqueler la peau. Régulièrement, sous la chaise, il faut passer la serpillère à cause de ces jambes qui ne sont plus étanches.
Elle (la fille), a le coeur qui flanche. Métaphoriquement.
Bizarrement, elle non plus ne dort plus très bien. Elle s’en veut de ne pas en faire plus, elle s’en veut de ne plus être assez disponible pour sa fille à elle, elle s’en veut de finir par espérer la mort. Et puis elle fatigue d’essayer de trouver une solution pour que sa mère arrête d’avoir si mal. Le cardiologue ne veut pas mettre les médicaments anti-douleur qui ne sont pas bon pour le coeur (sic), le généraliste renvoie à l’hôpital, l’hôpital renvoie au cardiologue.
Moi, la mère, je ne l’ai jamais vue, mais mon boulot c’est de m’occuper de sa fille.
Et je vois mal comment m’occuper de la fille sans m’occuper de la mère.
J’essaie donc de trouver un réseau de soins palliatifs à mettre sur le coup. Des médecins, des infirmiers, des assistantes sociales, des psychologues dont c’est précisément le boulot : permettre aux gens de mourir chez eux le plus tranquillement possible, sans douleur même si ça risque de déplaire au coeur qui flanche, parce que le coeur n’est justement plus au coeur du problème, et soutenir la famille qui flanche aussi.
J’appelle donc le réseau avec lequel j’ai l’habitude de travailler : c’est super pas leur secteur géographique, ils sont à l’autre bout du monde. Ils me donnent les coordonnées de leurs collègues du bon bout de monde.
J’appelle le réseau qui va bien, ils me disent que oui oui, c’est leur secteur, pas de problème. J’explique un peu ce que je sais de la situation, de la fille, des professionnels sur le coup, de la mère.
Aaaaaaaaaaaah mais oui mais non.
Insuffisance cardiaque terminale, vous dites ? Ah, non, eux ils font que les cancers. Pas eu les subventions pour se payer le luxe des autres maladies.
Ah mais j’appelle qui, alors, pour ma dame qui se meurt ?
Aaaaaaaaah, ils savent pas du tout. Truc ils font pas cet endroit là, Machin ils font que l’hôpital et Chose c’est pas le secteur non plus.
Donc j’ai rien, j’ai personne.
La dame, elle avait qu’à mourir d’un cancer comme tout le monde.
Ca vous gratouille…?
4 juillet, 2008
Il y a deux choses que je hais plus que les classes d’antibiotiques :
les classes d’anti-hypertenseurs, et la chose que je hais encore plus que les classes d’anti-hypertenseurs : la dermato.
J’exècre la dermato.
Je la vomis.
Elle me donne des boutons. (mouarf mouarf)
Je suis infoutue de faire la différence entre un psoriasis et un eczéma.
J’ai deux copains, en dermato : l’urticaire et la varicelle.
Si vous avez n’importe quoi d’autre et que vous venez me voir avec vos plaques et vos boutons, sachez bien que je vous hais.
Je me suis faite à l’idée, les dermatos de mon secteur me haïront aussi. Je vais te leur remplir leurs salles d’attente qu’ils n’auront jamais vu ça.
» Cher confrère,
Merci de recevoir en consultation Mme B, 43 ans, qui présente depuis deux semaines une éruption cutanée moche et rouge. Le tableau est probablement d’une extrême banalité, mais comme vous le constaterez très rapidement, je suis nulle en dermato.
Merci d’avance de ce que vous ferez pour elle.
Cordialement, Dr Rrr »
Ne croyez pas que je n’ai pas essayé de l’apprivoiser. Chaque jour, j’essaie de m’asseoir un peu plus près.
Aujourd’hui encore, si l’idée saugrenue vous venait de fouiller dans mon sac à main, vous trouveriez, entre deux paquets de chewing-gum, ma brosse à dents et quelques tonnes de détritus, un bouquin de dermato.
J’essaie plein.
Je m’arme de toute ma bonne volonté, et d’un peu de ma honte, et je ré-ré-attaque le chapitre de l’eczéma.
Et l’inévitable arrive, comme à chaque fois, comme à chaque damné chapitre.
Une fois que vous croyez avoir à peu près cerné la chose (Ok, donc ça fait tel genre de lésions, plutôt sur telles parties du corps, avec tels et tels symptômes), le dernier paragraphe viens vous apprendre que bon, c’est comme ça sauf les fois où c’est autrement, et que des fois, ça fait d’autres lésions, ailleurs, avec d’autres symptômes.
Et comme il y a au moins huit sous-types d’expression pour chaque maladie, il y a TOUJOURS au moins un sous-type qui fait tout pareil qu’un autre sous-type d’une AUTRE maladie.
Ca gratte pas, sauf les fois où ça gratte. Ca ne touche JAMAIS les plis de flexion sauf quand ça les touche. C’est vésiculeux, mais bon des fois y a des squames.
En définitive, tout est potentiellement érythémato-vésiculo-squameux.
Sauf ma copine la varicelle.
Tenez, pour vous prouver que je ne mens pas.
Les non-médecins peuvent aussi lire, je vous passe les détails-à-la-con. Imaginez vous seulement que pour chaque (blablabla), je vous épargne de longues descriptions que j’ai lues en fronçant les sourcils et en m’appliquant pour bien tout retenir. Et ne vous laissez pas rebuter par les mots-qui-font-peur, essayez de vous mettre à ma place, ils me font peur à moi aussi.
Page 17 : « L’eczéma est une dermatose érythémato-vésiculeuse (ok, érythème et vésicules). Il évolue typiquement en 4 phases : érythémateuse (normaaaal), vésiculeuse (oooook), suintante (ah ?) et squameuse (bah voilà les squames !) ((blablabla)).
Ces diverses phases sont souvent intriquées (blablabla).
Une ou plusieurs phases peuvent manquer. »
Page 18 : La dermite irritative aigüe présente les caractéristiques suivantes (blablabla) qui l’opposent à l’eczéma allergique. Cependant l’aspect des deux dermatoses peut être identique. »
Page 22 : La dermite irritative chronique (blablabla). Sur ce fond de lésions chroniques surviennent secondairement des réactions inflammatoires simulant l’eczéma de contact. En fait, l’intrication est fréquente. (…) Cependant le diagnostic de dermite irritative chronique ou d’eczéma kératosique est souvent porté à tort devant une main psoriasique dont l’aspect peut être identique »
Page 28 : Le diagnostic de dermatite atopique est le plus souvent évident (cool !). Cliniquement, il est encore facilité par (blablabla), cependant, ces éléments peuvent manquer.
(blablabla).
Le diagnostic ne doit pas être porté devant des dartres, un eczéma nummulaire, une dysidrose, un urticaire.
Les lichénifications surviennent souvent mais pas obligatoirement.
Page 32 : La dermite séborrhéique peuvent diffuser au tronc, pouvant alors simuler un pityriasis rosé de Gibert.
Page 44 : le psoriasis du visage : il est souvent très difficile à différencier d’une dermite séborrhéique.
Voilà.
Et je ne vous ai donné que quelques exemples des 44 premières pages, et je vous épargne les 218 restantes.
Et moi, effectivement, la différence entre la photo page 59 d’une main d’eczéma et la photo page 103 d’un main de psoriasis, je la fais pas.
Au jeu des 7 erreurs, j’en trouve deux : page 103 y en a plusse tout partout et page 59 y a du vernis à ongles. Dorénavant, toutes mes patientes auront de l’eczéma et tous mes patients du psoriasis.
Et de toute façon, que quelqu’un m’explique à quoi ça me servira de faire la différence.
Quelque soit le diagnostic, ça se finira avec des corticoïdes locaux.
Alors bon à quoi bon ?
I see dead people…
30 juin, 2008
Allez hop, celui-là pour me faire mousser un peu.
Parce que des fois, le sixième sens, ça marche et ça s’explique sans doute, mais là tout de suite pas comme ça pouf pouf.
Jeune turc de 28 ans, en France depuis toujours.
Vient me voir pour un genre de bilan pré-nuptial, même si ça existe plus tel quel.
Il va se marier dans quelques mois, et ils vont faire un bébé, et il voudrait vérifier que « les groupes sanguins sont bien compatibles ».
On cause un peu rhésus, tout ça, je lui explique que si la maman est rhésus positif, ça ne sert pas à grand chose de savoir son groupe à lui, je lui dis que ce serait pas mal de lui faire un bilan pré-bébé à elle aussi, j’enchaîne sur les sérologies, VIH, toussa.
A l’évocation du VIH, il rougit fortement, non non, c’est pas ça le problème, il voudrait savoir son groupe sanguin, pour savoir s’ils sont compatibles.
Il insiste il insiste, je lui dis que s’il tient vraiment à savoir son groupe, et qu’il ne l’a jamais fait, on peut effectivement lui faire faire une carte de groupe sanguin (pour ce que ça sert…), je ré-enchaîne sur les sérologies…
Rougissement à nouveau, on discute, on explique, et il finit par accepter avec un large sourire et un franc retournement d’opinion quand je lui dis que c’est bien aussi pour le bébé, de savoir…
Bref, c’est parti pour les sérologies, c’est parti pour le rendez-vous avec Madame, et ok, soit, c’est parti pour le groupe sanguin.
« Oui parce que vous comprenez, le groupe du sang, je voudrais savoir, pour le bébé… »
Ok. Il a dit huit fois le mot « groupe », six fois le mot « sang », et six fois le mot « compatible ».
Ca, c’est ce que je me dis après coup pour justifier ma question.
Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi ma bouche s’ouvrait pour articuler :
– Vous avez un lien de parenté avec votre future épouse ?
Bingo, cousins germains.
Super fière de moi.
Quelques indices…
30 juin, 2008
Elle vient pour un truc. Autre. Et puis quand même, elle signale qu’elle croit bien qu’elle est peut-être enceinte.
Voilà qui change la donne pour la gestion de l’autre truc.
– Ah ? Et qu’est ce qui vous fait penser ça ?
– Bin, j’ai arrêté ma pilule il y a 6 semaines, et j’ai pas eu mes règles il y a deux semaines.
(Mmm. Ok, t’as aussi le droit d’avoir des cycles par ARCHI réguliers juste après avoir arrêté ta pilule. Et puis certes, c’est possible, mais tu serais quand même dans le top ten des femmes les plus fertiles du monde)
– Mmm, oui, c’est possible d’avoir des cycles un peu irréguliers après l’arrêt de la pilule ; il y a d’autres signes ?
– Bin heuu…. J’ai des fois un peu le ventre qui tiraille…
– Oui…
– Et pis l’autre matin j’ai eu un genre de pesanteur dans les seins…
– Mmm-hmmm
– Silence…
– Cliquetis de clavier
– Ah, et puis j’ai fait un test de grossesse la semaine dernière qui était positif aussi.
– …
– …
– Ah. Bon. Ok. Oui, c’est un signe, ça, un peu, quand même….
La bonne foi (s'est penchée sur mon berceau)
18 juin, 2008
C’est rigolo comme tout, j’ai l’impression d’aller bien.
2/3 temps chez deux généralistes, 1/3 temps en soins palliatifs, et je vais bien.
Bon, bien sûr, j’ai un peu de mal à décrocher le soir, et, une fois rentrée chez moi, il me faut un petit bout de temps pour atterrir, mais rien que de très normal.
Non, vraiment, je vais bien.
Demandez-moi si c’est pas trop dur, les soins palliatifs, que je vous ris au nez. Ahah, non, ça va.
C’est bien, c’est passionnant, c’est beau, c’est la vie.
Je vous tiens sans broncher vingt minutes de discours philosophico-ésotérique pour vous expliquer que la mort, c’est la vie, et que ça peut être drôlement beau, et que l’accompagnement des gens est têêêêêêllement gratifiant avec tout ça d’accents circonflexes.
Non, vraiment, je gère.
En toute bonne foi.
Et puis au détour d’un mariage, d’un verre en trop et d’une contrariété, je me divise.
Meet Mister Hyde.
Je sors brutalement de mon corps, et je me vois éclater en sanglots absurdes, intarissables, comme ça, pour rien. Façon manga, avec les larmes qui partent vers le haut sans souci des lois pourtant bien établies de la pesanteur.
Stupeur.
Stupeur personnelle, j’entends.
Mais qu’est ce qui m’arrive ?? Tout va bien !
Et toujours flottante, toujours ailleurs, je m’entends parler et je me découvre.
« Alors elle m’a appelée, pour me dire, comme il peut plus parler avec son cancer, il lui écrit « Je veux mourir » sur des petits bouts de papier, alors elle sait plus quoi faire, alors elle m’a appelée. »
Et, tout autant que mon interlocuteur, tout autant que mon proche qui n’avait pas vu ça venir, je m’entends avec consternation.
Ah tiens, merde ?! (Me dis-je…) Mais qu’est ce qu’il vient faire là Monsieur Bidoche ? Je me dis ça, moi ? Ca m’a marquée à ce point ? Pourquoi ça m’a marquée comme ça alors que je ne m’en suis même pas rendu compte ??
Et du coup, je m’écoute.
La partie qui flotte jette un oeil analytique sur la partie qui pleure, et se dit que je ne vais probablement pas si bien que ça.
Avec deux verres en trop, c’est pire.
Je me tri-vise.
Meet la mère juive.
« Je suis fatiguééééééééééééée. Si tu savais comme je suis fatiguééééééééée…. »
La deuxième partie (celle qui flotte, pour ceux qui suivent), jouit de la délectation à le dire.
C’est tellement bon, ça fait tellement de bien.
A chaque « Je suis fatiguééééééée » qui sort, c’est un peu de légèreté qui revient.
Je le savoure, je le dis, je le redis, sur tous les tons, sous toutes les formes.
A chaque fois, ça va un peu mieux ; à chaque fois, je me sens un peu moins fatiguée.
La troisième partie flotte un peu plus haut encore, et s’en étonne.
Ah tiens merde, c’est rigolo, comme ça me fait du bien de dire que je suis fatiguée… Ptêt je devrais le dire plus souvent, si ça me fait du bien comme ça…
Et aujourd’hui encore, si vous me posez la question, je vais bien.
En toute bonne foi.
Les cordonniers…
13 juin, 2008
En ce moment, dans ma patientèle, il y a quatre femmes de 32 à 34 ans en train de mourir d’un cancer du col de l’utérus.
Ca calme.
On a beau avoir appris les chiffres, on a beau savoir que c’est pas vraiment vrai que ça n’arrive jamais à cet âge-là, ça calme.
Je me suis dit : « Ma fille (oui, c’était un moment « Ma fille » ), c’est très rigolo de pouvoir se prescrire la pilule toute seule, et c’est très responsable d’engueuler toutes tes copines qui ne font pas leurs frottis régulièrement, mais là, quand même, neuf ans, t’abuses ».
Sitôt dit, sitôt fait ; à peine quatre mois après, je me décide à prendre rendez-vous en bas de chez moi.
Elle me demande mon adresse, elle me demande mes antécédents, elle me demande mon métier (chuis médecin), elle me demande de quand date mon dernier frottis (ahem).
Elle me fait déshabiller, elle me fait grimper sur sa chaise haute, elle me fait mon frottis, elle me fait descendre de la chaise, et elle me tend une petite lingette imbibée.
Ah tiens, je me dis. Bon, elle a pas mis TANT de gel que ça sur son spéculum, elle m’a pas tartinée, mais quand même, pourquoi pas.
Je me nettoie rapidement, donc.
Elle me fixe avec des yeux ronds, et me dit (je la cite texto) :
« Ah mais c’est pas pour la foufounette, ça, c’est pour les mains« .
Ah.
Oui.
Ahem.
Ok.
C’est vrai, tiens, ça brûle.
Bérikoïde
4 juin, 2008
Je ne sais pas trop si je vais réussir à vous mettre dans l’ambiance, sur celle-là.
Moi-même, quand j’y repense, j’ai du mal à me remettre dans l’ambiance.
La première année de médecine, c’est un peu un truc de psychopathe.
Un monde à part.
Une petite bulle, entre la réalité-vraie et la folie-douce.
Si on n’arrive pas à rentrer dans la bulle, on n’y arrivera pas.
Et quand on sort de la bulle, on n’est plus exactement le même qu’avant d’y entrer.
Ma mère m’a dit un jour que cette année m’avait changée. Que j’y avais laissé un peu de ma légèreté, un peu de ma folie, un peu de mon enfance.
Qu’elle avait attendu que ça revienne, et que ça n’était jamais revenu.
Qu’elle avait doucement fait le deuil de la fille qu’elle avait eue avant ça.
Il m’a fallu toute une première première année de médecine pour comprendre ce qu’on attendait de moi.
Je n’ai pas bossé. J’ai observé, et j’ai appris comment on voulait que j’apprenne.
J’ai appris à prendre des notes, j’ai appris à souligner en fluo le détail-à-la-mord-moi-le-noeud-de-l’exception-ultime, la formule-idiote-qui-n’a-pas-de-sens-mais-qu’il-faut-savoir-par-coeur, la protéine HBL463 qui se lie par le segment SS-BH1 au fragment C4 de la protéine LA17Z.
Après, il faut du temps pour désapprendre, aussi.
Il faut se souvenir que la première année est passée, et que, à présent, il faut comprendre, il faut avoir une vision globale, il faut retenir la règle et pas l’exception.
Le premier cours de médecine de ma vie, c’était un cours d’anat.
Le premiers cours de médecine de ma vie, c’était un cours d’anat sur le sphénoïde.
Ne me dites pas qu’ils ne l’ont pas fait exprès.
Ça aurait pu être le tibia, ça aurait pu être un cours de généralités, ça aurait pu être un cours de chimie ou d’histo.
Non, ça a été un cours sur le sphénoïde.
En arrivant dans l’amphi, je savais dessiner, mettons, les bonhommes à 20 doigts que je faisais avec application à Maman quand j’étais petite, et les cellules que j’avais appris à dessiner en première S. Un rond avec core un ptit rond dedans.
A la rigueur, un boa fermé, mais à peine.
Et me voilà face au sphénoïde.
Face au sphénoïde, et à ne pas savoir ce qu’était une coupe sagittale, ou un foramen.
Face au sphénoïde, que je devais reproduire sur ma feuille Clairefontaine en tirant la langue.
Face au prof, qui dessinait tranquillement son sphénoïde au tableau tout en parlant (« Le processus bérykohyde part du tiers inférosupérieure de la grandaile, en dedans et au dessous de de la fassorbitaire, au dehors et en arrière de… ») alors que je devais à la fois prendre les notes ET dessiner.
J’ai perdu trois bonnes minutes à comprendre le processus quoi ???
Le processus bérikoïde ? Le processus périgohide ? Déricoïde ? Bérryquoïte ?
Le temps d’amadouer le doublant d’à côté, de glisser un oeil sur sa copie, de lire « Ptérygoïde » et de le recopier, j’avais perdu le fil.
Quoi s’insère en dehors de qui ? Il qui ? Mais de quoi on parle ???
Une fois, plus tard, quand j’étais déjà en deuxième première année, un prof nous a refait un autre cours d’anat. Angéiologie de je sais plus quoi.
Tout en parlant, il a dessiné sagement la trame de fond, les os, les reliefs, la base.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie la première couche, la plus profonde, avec ses muscles, ses nerfs et ses vaisseaux.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie sur le même dessin la deuxième couche des autres muscles et des autres vaisseaux qui recouvrent le tout.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie sur le même dessin la couche superficielle des autres-autres-muscles et des autres-autres-vaisseaux.
Pendant ce temps-là, à chaque nouvelle couche, il faut redessiner la base sur un deuxième puis un troisième dessin, redessiner les bouts de la couche d’en dessous qui se devinent encore, annoter, recommencer. Et prendre les notes de ce qu’il dit.
J’ai attendu le moment où il allait prendre une craie rose et une craie noire, dessiner un énorme carré sur son unique dessin et dire :
« Et ça, c’est la peau et les poils ».
Si j'aurais su…
4 juin, 2008
Aujourd’hui, j’ai envoyé une femme aux urgences qui ne méritait probablement pas d’y aller.
Pardon à elle, qui va poireauter 6h dans une salle d’attente glauque pour s’entendre dire que ce n’est rien. Ca s’trouve, elle y est encore.
Pardon à mes collègues urgentistes, que j’entends d’ici soupirer devant ma lettre.
Je l’ai fait aussi. Lire une lettre, soupirer, ricaner, faire tourner.
« Non mais regarde un peu, franchement, y a des généralistes, jte jure…. »
Il m’a manqué cinq minutes.
Cinq minutes après qu’elle soit partie, la tête au calme, les connaissances et les souvenirs qui reviennent, j’ai su ce que j’aurais dû faire, j’ai su ce que j’aurais dû dire.
Sur le coup, j’ai hésité, j’ai réfléchi, mais elle était là, devant moi, à attendre mon verdict, à regarder mes sourcils qui se fronçaient, et c’est une chouille difficile de dire en pleine consultation « Attendez, taisez-vous, je me concentre, je réfléchis pour savoir s’il faut vous envoyer aux urgences ou non ».
Je serais sortie de la salle cinq minutes, je me serais posée, j’aurais su.
Ces cinq minutes-là, on les a à l’hôpital. On s’excuse, on part, on reviendra, on va ouvrir un bouquin ou internet, ou on va juste se mettre la tête au calme.
Dans le cabinet, face au patient, on ne les a pas.
On sait ou on ne sait pas.
Quand on sait qu’on ne sait pas assez, on imagine le pire.
Bon, ça a vraiment pas l’air, j’y crois pas, mais si c’était une arthrite septique ?
Le premier qui dit « Je suis sceptique (mouahaha)« s’en prend une.
Moi aussi, j’étais sceptique.
Mais il m’a manqué cinq minutes.
C’est pour un antibiotique, c’est juste ?
31 mai, 2008
Le lundi, je travaille sur rendez-vous dans le cabinet du Dr Carotte.
Mais entre celui qui se pointe toujours avec 35 min d’avance, celui qui est en retard, celui qui vient pour prendre rendez-vous, celui qui vient parce qu’il ne sait pas, et le bon, le prochain, qui a vraiment rendez-vous à la bonne heure, il y a toujours deux ou trois personnes dans la salle d’attente.
Je fais un tour de salle, pour savoir qui est là pour quoi.
Elle, elle n’a pas rendez-vous.
– Vous avez rendez-vous, Madame ?
– Non, mais ma fille qui travaille au garage m’a dit de venir. C’est pour ma bouche, dit-elle en pointant un index potelé sur son menton, c’est juste pour un antibiotique.
C’est « juste pour un antibiotique ».
J’adore.
L’autre jour, un gars m’a fait le même coup, c’était « juste pour un arrêt de travail ».
Je ne sais pas pourquoi on se casse le cul à voir les gens. On mettrait un distributeur dans la salle d’attente que tout le monde serait content.
Twix, 1 euro. Coca, 1 euro 50. Arrêt de travail, 22 euros. Paquet de chips, 80 centimes. Ordonnance, 22 euros.
– Ah, je suis désolée, mais je ne prends que sur rendez-vous aujourd’hui, et je n’ai plus du tout de place cet après-midi.
– Non mais je sais, hein, ils me l’ont dit quand j’ai téléphoné au secrétariat ! (Ok. Donc, tu sais qu’il n’y a pas de place, et tu viens quand même planter tes fesses dans un fauteuil de ma salle d’attente, façon couteau sous la gorge, en parfaite connaissance de cause). Mais je vous dis que c’est juste pour un antibiotique !
– Vous savez, tout le monde vient « juste » pour quelque chose. Je suis vraiment désolée que vous vous soyez déplacée pour rien, mais je ne peux pas vous prendre entre deux rendez-vous. Si je vous prends, je décale tous mes rendez-vous, et je fais attendre tous les gens qui ont pris rendez-vous justement pour ne pas attendre.
– Mais enfin écoutez, puisque je vous dis qu’il y en a pour cinq minutes ! Ma fille travaille au garage ! (Ca doit être un code, « Ma fille travaille au garage ». Je ne sais pas ce que le Dr Carotte a comme dette d’honneur envers le garage, mais ça a l’air drôlement important)
– Ecoutez, vous pouvez venir demain en consultation libre, vous pouvez prendre rendez-vous un autre jour, et si vous pensez que ça ne peut pas attendre, vous pouvez aller voir un autre médecin, mais je ne vais pas pouvoir vous recevoir aujourd’hui.
– Un autre médecin ! Mais c’est le Dr Carotte mon médecin traitant, je ne vais pas aller en voir un autre !
– Alors passez le voir demain si vous voulez. Aujourd’hui, ce n’est pas possible.
Elle se lève, visiblement excédée. Je crois qu’elle n’a jamais vu un affront pareil. On n’est pas habitué à une telle insolence, quand on est la mère de la fille qui travaille au garage.
– Pfff. Y en avait pour cinq minutes. Depuis le temps qu’on en discute, ce serait déjà fini depuis longtemps.
– Je ne prescris pas un antibiotique en cinq minutes.
Elle n’a pas entendu la fin de ma phrase, la porte a claqué avant la fin.
Et, effectivement, maintenant, j’ai 10 minutes de retard.