Bérikoïde

4 juin, 2008

Je ne sais pas trop si je vais réussir à vous mettre dans l’ambiance, sur celle-là.
Moi-même, quand j’y repense, j’ai du mal à me remettre dans l’ambiance.

La première année de médecine, c’est un peu un truc de psychopathe.
Un monde à part.
Une petite bulle, entre la réalité-vraie et la folie-douce.
Si on n’arrive pas à rentrer dans la bulle, on n’y arrivera pas.
Et quand on sort de la bulle, on n’est plus exactement le même qu’avant d’y entrer.

Ma mère m’a dit un jour que cette année m’avait changée. Que j’y avais laissé un peu de ma légèreté, un peu de ma folie, un peu de mon enfance.
Qu’elle avait attendu que ça revienne, et que ça n’était jamais revenu.
Qu’elle avait doucement fait le deuil de la fille qu’elle avait eue avant ça.

Il m’a fallu toute une première première année de médecine pour comprendre ce qu’on attendait de moi.
Je n’ai pas bossé. J’ai observé, et j’ai appris comment on voulait que j’apprenne.
J’ai appris à prendre des notes, j’ai appris à souligner en fluo le détail-à-la-mord-moi-le-noeud-de-l’exception-ultime, la formule-idiote-qui-n’a-pas-de-sens-mais-qu’il-faut-savoir-par-coeur, la protéine HBL463 qui se lie par le segment SS-BH1 au fragment C4 de la protéine LA17Z.

Après, il faut du temps pour désapprendre, aussi.
Il faut se souvenir que la première année est passée, et que, à présent, il faut comprendre, il faut avoir une vision globale, il faut retenir la règle et pas l’exception.

Le premier cours de médecine de ma vie, c’était un cours d’anat.
Le premiers cours de médecine de ma vie, c’était un cours d’anat sur le sphénoïde.
Ne me dites pas qu’ils ne l’ont pas fait exprès.
Ça aurait pu être le tibia, ça aurait pu être un cours de généralités, ça aurait pu être un cours de chimie ou d’histo.
Non, ça a été un cours sur le sphénoïde.

En arrivant dans l’amphi, je savais dessiner, mettons, les bonhommes à 20 doigts que je faisais avec application à Maman quand j’étais petite, et les cellules que j’avais appris à dessiner en première S. Un rond avec core un ptit rond dedans.
A la rigueur, un boa fermé, mais à peine.
Et me voilà face au sphénoïde.

Face au sphénoïde, et à ne pas savoir ce qu’était une coupe sagittale, ou un foramen.
Face au sphénoïde, que je devais reproduire sur ma feuille Clairefontaine en tirant la langue.
Face au prof, qui dessinait tranquillement son sphénoïde au tableau tout en parlant (« Le processus bérykohyde part du tiers inférosupérieure de la grandaile, en dedans et au dessous de de la fassorbitaire, au dehors et en arrière de… ») alors que je devais à la fois prendre les notes ET dessiner.

J’ai perdu trois bonnes minutes à comprendre le processus quoi ???
Le processus bérikoïde ? Le processus périgohide ? Déricoïde ? Bérryquoïte ?
Le temps d’amadouer le doublant d’à côté, de glisser un oeil sur sa copie, de lire « Ptérygoïde » et de le recopier, j’avais perdu le fil.
Quoi s’insère en dehors de qui ? Il qui ? Mais de quoi on parle ???

Une fois, plus tard, quand j’étais déjà en deuxième première année, un prof nous a refait un autre cours d’anat. Angéiologie de je sais plus quoi.
Tout en parlant, il a dessiné sagement la trame de fond, les os, les reliefs, la base.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie la première couche, la plus profonde, avec ses muscles, ses nerfs et ses vaisseaux.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie sur le même dessin la deuxième couche des autres muscles et des autres vaisseaux qui recouvrent le tout.
Tout en parlant, il a rajouté à la craie sur le même dessin la couche superficielle des autres-autres-muscles et des autres-autres-vaisseaux.

Pendant ce temps-là, à chaque nouvelle couche, il faut redessiner la base sur un deuxième puis un troisième dessin, redessiner les bouts de la couche d’en dessous qui se devinent encore, annoter, recommencer. Et prendre les notes de ce qu’il dit.
J’ai attendu le moment où il allait prendre une craie rose et une craie noire, dessiner un énorme carré sur son unique dessin et dire :
« Et ça, c’est la peau et les poils ».

Si j'aurais su…

4 juin, 2008

Aujourd’hui, j’ai envoyé une femme aux urgences qui ne méritait probablement pas d’y aller.

Pardon à elle, qui va poireauter 6h dans une salle d’attente glauque pour s’entendre dire que ce n’est rien. Ca s’trouve, elle y est encore.
Pardon à mes collègues urgentistes, que j’entends d’ici soupirer devant ma lettre.

Je l’ai fait aussi. Lire une lettre, soupirer, ricaner, faire tourner.
« Non mais regarde un peu, franchement, y a des généralistes, jte jure…. »

Il m’a manqué cinq minutes.
Cinq minutes après qu’elle soit partie, la tête au calme, les connaissances et les souvenirs qui reviennent, j’ai su ce que j’aurais dû faire, j’ai su ce que j’aurais dû dire.
Sur le coup, j’ai hésité, j’ai réfléchi, mais elle était là, devant moi, à attendre mon verdict, à regarder mes sourcils qui se fronçaient, et c’est une chouille difficile de dire en pleine consultation « Attendez, taisez-vous, je me concentre, je réfléchis pour savoir s’il faut vous envoyer aux urgences ou non ».
Je serais sortie de la salle cinq minutes, je me serais posée, j’aurais su.

Ces cinq minutes-là, on les a à l’hôpital. On s’excuse, on part, on reviendra, on va ouvrir un bouquin ou internet, ou on va juste se mettre la tête au calme.
Dans le cabinet, face au patient, on ne les a pas.
On sait ou on ne sait pas.
Quand on sait qu’on ne sait pas assez, on imagine le pire.
Bon, ça a vraiment pas l’air, j’y crois pas, mais si c’était une arthrite septique ?

Le premier qui dit « Je suis sceptique (mouahaha)«  s’en prend une.
Moi aussi, j’étais sceptique.
Mais il m’a manqué cinq minutes.

Le lundi, je travaille sur rendez-vous dans le cabinet du Dr Carotte.
Mais entre celui qui se pointe toujours avec 35 min d’avance, celui qui est en retard, celui qui vient pour prendre rendez-vous, celui qui vient parce qu’il ne sait pas, et le bon, le prochain, qui a vraiment rendez-vous à la bonne heure, il y a toujours deux ou trois personnes dans la salle d’attente.
Je fais un tour de salle, pour savoir qui est là pour quoi.

Elle, elle n’a pas rendez-vous.

–  Vous avez rendez-vous, Madame ?
– Non, mais ma fille qui travaille au garage m’a dit de venir. C’est pour ma bouche, dit-elle en pointant un index potelé sur son menton, c’est juste pour un antibiotique.

C’est « juste pour un antibiotique ».
J’adore.
L’autre jour, un gars m’a fait le même coup, c’était « juste pour un arrêt de travail ».
Je ne sais pas pourquoi on se casse le cul à voir les gens. On mettrait un distributeur dans la salle d’attente que tout le monde serait content.
Twix, 1 euro. Coca, 1 euro 50. Arrêt de travail, 22 euros. Paquet de chips, 80 centimes. Ordonnance, 22 euros.

– Ah, je suis désolée, mais je ne prends que sur rendez-vous aujourd’hui, et je n’ai plus du tout de place cet après-midi.

– Non mais je sais, hein, ils me l’ont dit quand j’ai téléphoné au secrétariat ! (Ok. Donc, tu sais qu’il n’y a pas de place, et tu viens quand même planter tes fesses dans un fauteuil de ma salle d’attente, façon couteau sous la gorge, en parfaite connaissance de cause). Mais je vous dis que c’est juste pour un antibiotique !

– Vous savez, tout le monde vient « juste » pour quelque chose. Je suis vraiment désolée que vous vous soyez déplacée pour rien, mais je ne peux pas vous prendre entre deux rendez-vous. Si je vous prends, je décale tous mes rendez-vous, et je fais attendre tous les gens qui ont pris rendez-vous justement pour ne pas attendre.

– Mais enfin écoutez, puisque je vous dis qu’il y en a pour cinq minutes ! Ma fille travaille au garage ! (Ca doit être un code, « Ma fille travaille au garage ». Je ne sais pas ce que le Dr Carotte a comme dette d’honneur envers le garage, mais ça a l’air drôlement important)

– Ecoutez, vous pouvez venir demain en consultation libre, vous pouvez prendre rendez-vous un autre jour, et si vous pensez que ça ne peut pas attendre, vous pouvez aller voir un autre médecin, mais je ne vais pas pouvoir vous recevoir aujourd’hui.

– Un autre médecin ! Mais c’est le Dr Carotte mon médecin traitant, je ne vais pas aller en voir un autre !
– Alors passez le voir demain si vous voulez. Aujourd’hui, ce n’est pas possible.

Elle se lève, visiblement excédée. Je crois qu’elle n’a jamais vu un affront pareil. On n’est pas habitué à une telle insolence, quand on est la mère de la fille qui travaille au garage.

– Pfff. Y en avait pour cinq minutes. Depuis le temps qu’on en discute, ce serait déjà fini depuis longtemps.
– Je ne prescris pas un antibiotique en cinq minutes.

Elle n’a pas entendu la fin de ma phrase, la porte a claqué avant la fin.
Et, effectivement, maintenant, j’ai 10 minutes de retard.

IRMa

19 mai, 2008

– Je viens vous voir parce que j’ai mal au dos. Et puis, pour vous montrer les radios de genoux et la prise de sang et l’échographie que vous m’avez fait faire la fois dernière. Enfin, je veux dire, c’était la remplaçante, elle m’a prescrit des radios de genoux. Et puis je me disais que pour mon genou, je me dis, il faudrait faire une IRM, non ?

–  Qu’est ce qui se passe avec vos genoux ? Pourquoi vous voulez une IRM ?

– Bin pour un contrôle. En fait, je me suis trompé la fois dernière, j’ai demandé des radios de genoux, mais en fait, c’est une IRM qu’on avait faite quand j’étais petit, mais moi je savais plus, je croyais que c’était des radios, alors j’ai demandé des radios. Mais du coup, c’est une IRM qu’il faudrait faire pour contrôler, non ? Ca m’embête un peu, parce que bon, je vous ai fait faire des radios pour rien…

– Non mais je veux dire, vous avez un problème aux genoux ? C’était quand, cette IRM qu’on vous avait faite ?

– Ooooh, c’était y a longtemps, hein ! Quand j’avais… heu… 14 ans peut-être ? Je me souviens plus. Ils avaient rien trouvé, mais il faudrait un contrôle, non ?

– Mais je veux dire, vous avez un problème avec vos genoux ? Vous avez mal ?

– Oh nonnonnon, j’ai pas mal du tout. Je voulais contrôler, c’est tout. On ne sait jamais.

Un train en marche

19 mai, 2008

C’est rigolo, de remplacer plusieurs médecins.
Et c’est dur, d’arrêter un train en marche.
Et puis, le plus souvent, avouez que c’est même pas la peine d’essayer.

Mine de rien, on ne fait pas ce qu’on veut, quand on remplace. Un vrai exercice de style.
On s’occupe des patients d’un autre. Provisoirement.
Si on est complètement d’accord avec la prise en charge, on s’inquiète de faire moins bien.
Si on n’est pas complètement d’accord avec la prise en charge, si on trouve que c’est un peu trop, ou un peu pas assez, ou un peu à côté de la plaque, ou du grand n’importe quoi, il faut peser soigneusement le rapport bénéfice/risque de l’ouvrage de gueule.

Est-ce que ça vaut VRAIMENT le coup de risquer de gâcher une alliance thérapeutique qui se passe bien pour éviter une prescription de magnésium ?
Est-ce que ça va servir à quelque chose d’essayer de lancer un sevrage de benzos, alors qu’on ne sera plus derrière pour assurer la suite, alors qu’on sait très bien que la prescription sera reconduite à la prochaine occasion ?
Est-ce qu’on est à ce point persuadée d’être plus maligne que l’autre, juste parce qu’on n’aurait pas fait pareil ?

Alors on calque. On soigne « comme ».
On joue au docteur.

Le lundi matin, on sait qu’on va prescrire beaucoup de Doliprane, beaucoup de patience et pas mal de citron chaud.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va prescrire de la carbocystéine, reconduire des oligo-éléments et des arrêts de travail, distribuer des gougouttes pour le nez et du locabiotal.

Le lundi matin, on sait qu’on va passer plein de temps à parler et à se taire.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va passer plein de temps à écrire.

Et en définitive, c’est assez passionnant.

Ca permet d’apprendre un peu tous ces médicaments qu’on ne connaît pas parce qu’on ne les prescrit jamais, mais auxquels on sera forcément confrontés un jour ou l’autre, parce que des patients nous en parleront. Ne serait-ce que pour être capable d’argumenter tout le mal qu’on en pense au lieu de se contenter d’un haussement d’épaule peu convaincu, et peu convaincant.

Ca permet de réfléchir deux fois plus. D’aiguiser son sens critique, de comparer ce qu’on fait tout le temps, ce qu’on ne fera jamais et ce que, bon, faut voir. Ca permet de se poser des questions. Ca permet d’énerver assez pour donner l’énergie de chercher des preuves.

Ca permet de réfléchir deux fois moins. Et de se reposer un peu. Les prescriptions faciles peuvent être très reposantes, pour peu qu’on réussisse à ne pas dépenser trop d’énergie à fulminer contre.
Renouveler du Stilnox, ça prend 3 minutes et 2 neurones, et le patient repart tout content.
Discuter de la physiologie du sommeil, convaincre, écouter, rassurer, débattre, argumenter, ré-expliquer, essayer de comprendre et de s’adapter, ça prend 35 minutes-que-à-la-fin-on-a-pas-même-pas-fini et pas loin de deux hémisphères, et le patient repart une fois sur trois en tirant la gueule.
Alors, quand on peut se permettre de flemmarder un peu, parce qu’on a décidé de ne pas lutter contre le train en marche, quand on peut se permettre de facturer 220 euros horaire du neurone, en se déculpabilisant parce qu’après tout, ce n’est que la merde de l’autre, alors, disais-je donc bien plus haut, ça repose un peu. Il y a une certaine jouissance à se laisser aller au recopiage d’ordonnance.

Ca permet de se rassurer. Quand on croit qu’on ne sait rien faire, quand on croit qu’on ne pourra jamais être à la hauteur, on se rend compte que ça, on sait le faire, et que visiblement ça ne vous traîne pas forcément en prison et ça ne vous empêche pas d’avoir une patientèle. On se dit qu’au pire, on réussira toujours à faire ça.

Ca permet de relativiser. Ca permet de se découvrir dédaigneuse et méprisante, ça permet de se souvenir qu’on est en train de juger du haut de nos deux ans d’exercice et de nos deux couettes le travail d’un type qui a 30 ans d’expérience, et une prescription qui a peut-être été réfléchie et pesée dans un contexte qu’on n’a pas pris le temps de connaître, d’un patient qu’on n’a pas pris le temps d’apprivoiser.

Ca permet de se donner l’envie et le courage d’avancer. Ca permet d’avoir envie de trouver l’énergie de monter SON cabinet, avec SES patients. D’exercer comme on pense devoir le faire, sans avoir peur de faire perdre à un autre un patient qui n’est pas à nous. De se façonner une patientèle qui nous ressemble, à qui on plaira parce qu’on donne du doliprane et du citron chaud, et qu’on verra partir sans regret pour un autre qui lui convient mieux si on ne lui convient pas.
Ca permet d’avoir envie de faire sa merde à soi, qui sent toujours un peu meilleur que celle des autres.

Lézard

6 mai, 2008

Au début, on croit que la vie est simple. Binaire. Manichéenne.
Il y a les malades et les feignasses.

Dans le monde des feignasses, la vie est belle.
On fait passer un kyste synovial du poignet en accident de travail (J’vous jure Msieur l’Juge, j’étais au travail, tranquillement, à travailler, et pouf ! Rendez-vous compte !), on fait prolonger l’arrêt une première puis une deuxième fois, puis encore un peu par gourmandise, puis encore un peu pour la route, puis encore un peu mais c’est la dernière, et à la fin, on n’a pas travaillé pendant deux ans. Sept cent trente jours.
Pas parce qu’on a besoin de son poignet au quotidien, hein ! Non, on est agent de surveillance. Mais mettons qu’un jour on soit dans l’obligation de castagner un peu quelqu’un, on ferait mal son travail et on ne veut pas imposer une telle incompétence à la société…

Dans le monde des malades, la vie est une chienne.
Elle bosse tout ce qu’elle peut, parce qu’elle doit, parce qu’il faut bien, parce qu’elle n’a pas le choix. Elle enchaîne les boulots ingrats. En France depuis peu, elle n’a pas beaucoup de formation, beaucoup de courage et la certitude qu’un boulot, c’est précieux.
Oui, « Elle arrivait de Somalie, Lily », vous y êtes.
Il lui a fait des gentilles remarques au début (Bienvenue !!), puis il lui a effleuré les fesses, puis il l’a choppée dans un couloir vide. Et là, elle ne se sent pas d’y retourner. (Tu m’étonnes…)

Et en fait, il y a tout un monde, entre le monde des feignasses et le monde des malades.

Celui qui chiale parce que vous comprenez Docteur, il est étouffé par le quotidien et il aurait voulu faire autre chose, et le bilan de sa vie à son âge, hein, c’est pas ce qu’il aurait voulu, et lui il a besoin de s’épanouir, et pour s’épanouir, il a besoin de sortir et de voir des gens, et un travail comme ça ça l’aide pas à s’épanouir, et il en peut plus parce que c’est pas une vie tout ce quotidien, et là son arrêt de travail s’arrêtait ce matin mais il a pas eu la force d’y retourner parce que c’est pas tenable, voyez, rendez-vous compte…

Ah ?
Ah.
Ok alors moi on dirait que pour m’épanouir, j’aurais besoin que tu te taises pour commencer, pis j’aurais besoin de bosser deux jours par semaine en gagnant plein de sous à soigner des gens en bonne santé et de bonne humeur, pis j’aurais besoin de passer tout le reste du temps à jouer à Wow en fumant des clopes.
Comme quoi, hein…

Y a celle qui n’en peut plus d’avoir des horaires pareils, rendez-vous compte, 9h-18h TOUS LES JOURS, avec une heure seulement le midi, et même que l’autre jour ils l’ont fait travailler UN DIMANCHE, c’est pas possible des conditions pareilles,  on finit par craquer, forcément, rendez-vous compte.

Y a celle qui travaillait à la caisse et que sans crier gare ils l’ont mise au service des cartes, mais elle y connaît rien au service des cartes, elle a pas été formée, et elle était bien à la caisse, depuis 32 ans qu’elle y travaille, pensez, mais ils font ça à toutes les anciennes, pour les faire craquer et pour qu’elles partent avant la retraite, parce que forcément, elles leur reviennent plus cher que des jeunes, 32 ans rendez-vous compte, si c’est pas du harcèlement moral, pourquoi ils l’auraient changée comme ça de poste si c’était pas pour la forcer à partir, parce qu’au service des cartes c’est pas pareil et c’est exprès pour la faire craquer, pensez…

Je ne pense pas, moi. Je ne sais pas, je ne me rends pas compte de l’enfer du service des cartes.
Y a pas marqué prud’hommes.

Alors bien sûr, je suis censée convertir tout ça en médical. Chercher et trouver (ou pas) des signes tangibles d’à quel point c’est plus supportable. Des signes de surmenage, des signes d’anxiété généralisée, des signes de dépression.
Mais entre ceux qui en rajoutent des tonnes, ceux qui vous racontent une situation qui vous paraît terrible en serrant les dents et en disant que ça va, ceux qui vous racontent une histoire qui vous paraît trois fois rien en pleurant tout ce qu’ils peuvent, ceux qui mentent, ceux qui connaissent le système administratif mieux que vous, ceux qui dramatisent, ceux qui minimisent…
Allez faire la distinction entre le malade et la feignasse…
Peut-être que cette femme, ça la rend VRAIMENT malade, cette situation qui me paraît triviale ?

Elle est où, mon objectivité à moi, entre mon « sens clinique » et mon « intime conviction » ?
Quelle légitimité j’ai, moi, moi-être-humain avec mes propres limites, ma propre histoire, mes propres forces et mes propres failles, à décider de ce qui est ou pas une situation de travail intolérable ?
Parce qu’à force, c’est intenable à la fin toute cette pression permanente, voyez, c’est pas une vie à la fin, y a un moment où on craque rendez-vous compte…

« Stage chez le prat ».
Je suis encore interne, et je passe 6 mois dans le cabinet d’un médecin généraliste. J’assiste à ses consultations (facile), j’assure les consultations (ça va), il assiste à mes consultations (ça, c’est dur…).

Une mademoiselle N. vient nous voir. C’est une consultation à laquelle j’assiste. Dans le fauteuil de droite. Celui où j’ai appris à bailler en n’écartant que les narines d’un air concentré.
Je fais ça très bien.

Elle n’était pas venue depuis 2 ou 3 mois, elle a pris rendez-vous la veille. Lourde dépression dans les antécédents récents, elle est encore sous traitement. Elle s’asseoit.
« Alors, comment allez-vous ? »
Elle nous raconte. Ca va plutôt bien.
Elle raconte son job, elle raconte sa vie amoureuse, elle raconte ses enfants. Tout va plutôt mieux. Mon prat se réjouit de la voir sourire pour la première fois depuis 2 ans. Elle fait une blague, même, à un moment. Dont elle rit elle-même.
Physiquement, ça va plutôt bien aussi. On fait le tour des effets indésirables du traitement, rien à l’horizon. Elle raconte des choses anodines pendant toute la consultation. Elle donne des nouvelles de sa mère, elle demande des nouvelles du chien.
La fin de la consultation arrive, on se salue, elle signe un chèque, elle s’en va.

Elle est partie depuis 5 bonnes minutes quand je me demande « Heuuu… Et en fait, elle venait pour quoi ? »
On lui a même pas renouvelé son traitement, elle en avait encore pour deux mois.

Tu vois Marie, des fois, les gens viennent vraiment pour dire qu’ils vont bien.

Les petits ruisseaux

29 avril, 2008

Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Une phrase de ma grand-mère.
Qu’elle me disait souvent, quand je laissais la lumière de la chambre allumée ou que je laissais couler l’eau en me brossant les dents.

Je n’arrive pas à entendre « trou de la sécu » sans penser aux petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Je vous livre donc quelques ruisseaux, comme ça, au fil de l’eau. En écartant volontairement tous les ruisseaux fruits d’erreurs individuelles, de médecins mal formés ou trop déformés par la frousse du grand torrent procédurier.

– A l’hôpital, quand vous arrivez, on fait un « bilan d’entrée ». Même si c’est une anomalie d’un « bilan en externe » qui a motivé votre hospitalisation. On a fait un bilan biologique en ville, dans un petit laboratoire ridicule qui fait probablement marcher ses machines à grands coups de hamsters qui tournent dans des petites roues au sous-sol. Le bilan était anormal, on a demandé votre hospitalisation, et on refait le bilan dans le gros beau laboratoire qui brille de l’hôpital. Même 12h après. On ne se méfie jamais assez des hamsters.

– Quand j’étais externe, et qu’il fallait opérer un patient, on lui demandait sa carte de groupe sanguin. Souvent, il en avait une. Du coup, on savait ce qu’il fallait commander comme sang au cas où il ait besoin d’une transfusion.
Et puis, quand j’ai été interne, la mode est arrivée des labos qui veulent leur propre groupe et leur propre rhésus. Si on fournit une carte de groupe du labo de l’hôpital, ça va. Si c’est une carte ancienne, d’un autre hôpital, d’un autre hamster, d’une autre ville, on ne veut pas prendre le risque de transfuser avec ça et on réclame son propre joli petit groupe.
Si vous avez une carte de groupe soigneusement rangée dans votre porte-feuille parce qu’on vous a dit dans des temps lointains de la garder à vie, vous pouvez la jeter et économiser de la place pour votre carte d’adhésion à la FNAC.

– Quand vous donnez votre sang, on fait des tas d’examens dessus. Le groupe, le rhésus, les sérologies du sida et des hépatites, entre autres. Mais ce n’est pas officiel. Question de hamsters. Ca ne vaut pas pour une vraie carte de groupe. Il faut la refaire.
Et les sérologies, il faut les refaire aussi. On ne mélange pas les torchons du don du sang avec les jolies serviettes de l’hôpital.

– A l’hôpital, si vous voulez un ionogramme, vous écrivez « iono » sur le bon de prescription. L’infirmière coche « iono » sur le bon de laboratoire.
« Iono » qui inclut également « ASAT, ALAT, bilirubine totale, bilirubine directe, PAL, réserve alcaline, glycémie, CRP, urée, créat, lipases, amylases, gamma GT, magnésium » sur le bon du labo.
De la même façon, si vous demandez une TSH, vous aurez en prime la T3L et la T4L qui ne servent à rien dans ce cas-là, que vous n’avez pas demandées et dont vous n’avez rien à faire. Parfois, vous écoperez en prime d’un FSH et d’un LH, comme ça, pouf. Parce que « TSH » correspond au code « HDIZS » sur le bon de labo, qui comprend tous les autres dosages.
Et je passe sur les risques médicaux qui déferlent quand vous tombez sur une anomalie anecdotique d’un bilan injustifié.

– A l’hôpital, si on est vendredi 14h quand le médecin demande un examen, vous aurez votre examen lundi matin, au mieux. Et vous resterez hospitalisé vendredi, samedi et dimanche, pour regarder motus à la télé et pour manger des brocolis sans sel, pour attendre lundi, à 9 238 839 201 francs la journée d’hospitalisation.

– Si vous êtes hospitalisé en réanimation dans les suites d’une opération, et qu’aucune place ne se libère en service d’hospitalisation traditionnelle, parce qu’on est vendredi et que tous les patients doivent avoir un examen lundi matin, vous resterez hospitalisé en réanimation à dix fois plus cher la chambre en attendant lundi.

– Si vous avez une jambe cassée, on vous commandera une ambulance pour rentrer chez vous. Parce que les taxis ne veulent pas se déplacer et parce que les VSL n’existent pas.

Et dans les cascades de ruisseaux, je me noie.

J’ai passé quelques temps à assurer des consultations parallèles aux urgences.
Comprendre : vous venez aux urgences parce que ça fait trois semaines que vous toussez, ou parce que vous vous êtes cogné le petit orteil il y a 15 jours, ou parce que vous savez que c’est gratuit. (Ca ne l’est pas, hein, mais ça peut vite le devenir. Suffit de pas payer). Plutôt que de tripler le personnel d’accueil qui va s’épuiser à essayer de vous expliquer que vous n’avez rien à faire aux urgences, on colle un interne dans une petite salle à côté, on vous rebalance sur lui et tout le monde est content.

L’interne, parce que ça lui permet de faire ses premiers pas en presque-cabinet, seul face à face au patient.
L’hôpital, parce que ça fait autant de plaintes, de conflits et d’arrêt de travail pour surmenage en moins.
Vous, parce que vous l’avez, votre consultation sans-rendez-vous-sans-payer.

Ca a été extrêmement enrichissant.
Et extrêmement perturbant.

A la fin des six mois, j’allais de Oh mon dieu en Oh mon dieu.
Oh mon dieu, ça strouve, je suis raciste.
Oh mon dieu, ça strouve, je déteste mon métier.
Oh mon dieu, je suis trop mauvaise.

Prenons une minute pour nous replacer dans le contexte. Soins de proximité, immédiats, gratuits-pas-vraiment-mais-presque, pour tout ceux qui n’ont pas de médecin généraliste préféré sous le coude. Biais de sélection énorme. Pauvres, immigrés, sans couverture sociale, ne parlant pas français. Plein. Partout. Tout le temps.  Une salle d’attente pleine à craquer de déshérites.
Et bordel, il est déjà 11h30, et j’en ai encore 6 à voir avant midi.

J’ai fini par redouter la femme arabe de cinquante ans.
Je la voyais dans la salle d’attente que je la détestais déjà. Elle parle trois mots et demi de français. Des fois, pour me faire plaisir, elle ramène quelqu’un qui en parle quatre et qui fera office de traducteur. Elle est trop malade. Trop trop trop malade. Le chaud. Ca fait le chaud tout là tout là, jusque là dessus la tête.
Elle remonte la main au dessus de la moitié gauche de son corps. Le pied gauche le genou gauche la cuisse gauche la hanche gauche le sein gauche la tête et au dessus de la tête. Oui oui, elle a chaud au dessus de la tête. Cherchez pas. Et puis elle a les fourmis la nuit, ça gratte ça gratte ça gratte, elle peut pas dormir. Et puis c’est chaud chaud chaud, elle sue, elle trempe les draps. Et puis des fois elle a un trait sur le front, au milieu, et ça fait pffffff au milieu du front, comme ça, de gauche à droite, et elle est trop fatiguée. Et puis ses doigts sont bloqués bloqués, et elle veut la piqûre que sa cousine elle l’a eue une fois et qu’après elle était plus bloquée.
Elle n’arrive à répondre à aucune de mes questions. Elle me répète la même chose, toujours.
Elle est obèse, inexaminable. Elle met une bonne demi-heure à enlever ses 54 couches de vêtements. Elle m’appelle « ma fille » en souriant, merci merci ma fille.

Je viens donc de passer au bas mot 20 minutes pour réunir des informations incompréhensibles et inexploitables. La chauderie hémicorporelle gauche avec paresthésies et pffffiouterie du front, moi, je connais pas.
Quand j’essaie de décomposer, de rationaliser, de m’obliger à ne pas caser tout de suite tout ça dans la case « Elle me les brise », j’attrape des sueurs froides. Tumeur cérébrale, dysthyroïdie, AVC, tuberculose, gale, lymphome, ménopause, maladie systémique bizarre avec symptômes à la con… Tout s’embrouille. Ca peut n’être rien, ça peut être tout, et je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte et j’ai encore 5 patients à voir avant il y a 20 minutes.

Plus je ne comprends rien et plus je lui en veux.
Plus je lui en veux et plus je deviens agressive.
Plus je deviens agressive, plus je deviens mauvaise.
Plus je deviens mauvaise, plus je m’en veux.
Plus je m’en veux, plus je lui en veux, et la boucle est bouclée.
Allez hop, tu vas me prendre 7 gouttes de Rivotril avant de dormir et s’il te plaît, quand ça ne marchera pas, reviens quand ce ne sera pas moi.
La honte.

Il doit y avoir un truc culturel. Auquel je ne suis pas habituée.
Les occidentaux, ils sont gentils et disciplinés. Ils ont le bon goût d’avoir des lombalgies, ou des colopathies. Des trucs dont j’ai entendu parler à la fac, et que je traite à grands coups faciles de médicaments probablement inadaptés mais recommandés noir sur blanc dans mes jolis cours.

Bon, c’est très faux, hein.
Il y a des tas de pfiouterie au milieu du front chez de bons français bien blancs, avec qui je suis tout autant mauvaise. Mais quand même, la chauderie hémicorporelle gauche, c’est très fréquent chez les femmes arabes obèses de cinquante ans. Et les lombalgies, c’est très fréquent chez les femmes françaises obèses de cinquante ans. Et je pense qu’il y a des tas de symptômes occidentaux qui sont du même ordre que la chauderie, sauf qu’on a appris à les mettre derrière des mots, des diagnostics et des traitements bien établis. Et que du coup, je suis probablement aussi mauvaise avec eux, sans même le savoir. Ce qui est peut-être encore pire.

Perturbant, vraiment.

Colle.

16 avril, 2008

De garde à la maternité.
J’assure les « urgences gynéco ».
22H30, examen clinique d’une jeune femme qui vient pour un problème que j’ai oublié.
C’est presque son premier examen gynéco, et c’est presque mon premier examen gynéco.

Toucher vaginal. Aloooors… Bon, le col. Ok, il a l’air bien, ça fait pas mal dans le cul de sac de droite, et si je vais dans le cul de sac de gauche… Bin merde, le col. Bon, ok, il a toujours l’air bien.  Alors je reprends à gauche, et… Attends, je suis perdue. Bon, je reviens sur mes pas, je tourne à droite, je passe le col, je suis la gauche, je… Bordel ! Le col !
Je comprends rien à ce qui se passe sous mes doigts.
Je prends le spéculum, j’engage, j’écarte les lames, je vois le col, ok. Je repositionne, je vise à côté, j’écarte les lames, et je vois le col. Bon.
Allo Houston ?

J’appelle mon chef de clinique depuis le couloir.
« Oui, écoute, excuse moi de te déranger, mais je comprends rien à mon examen, là, j’ai l’impression que la dame a deux cols. »

Et les vrais problèmes commencent. Quand-même, d’accord, je suis jeune interne, mais je devrais avoir suffisamment de bouteille pour savoir ce qui est une urgence ou pas. Et là, c’est pas une urgence ! Ce serait une urgence, ce serait normal que j’appelle mon chef, mais là, c’est de la consultation, et c’est pas une urgence, et je vais pas commencer à le déranger à une heure pareille si c’est pas une urgence.

Ok, garçon. Non, certes, je sais bien que le potentiel deuxième col de la dame ne va pas exploser dans trois minutes si je ne coupe pas le fil bleu. Mais quand même, j’en fais quoi, moi, de cette non-urgence ?
J’écris quoi dans le dossier, qui sera ressorti par d’autres médecins lors de futurs examens ?
J’écris : « TV : normal » ?? J’écris « TV : je crois qu’elle a deux cols mais je suis pas sûre » ?
Et à la dame, je lui dis quoi ??
« Bon, écoutez madame, ne paniquez pas, hein, je crois que vous avez deux cols de l’utérus, mais c’est pas une urgence, hein. Pis en plus c’est même pas sûr. On verra ça au calme tranquillement lors de votre prochain rendez-vous avec un vrai gynéco. Et d’ici là, ne vous faites pas de soucis, rien de grave, dormez sur votre oreille »…

Mon chef a quand même fini par se déplacer, et la dame avait bien deux cols.
Mais c’était pas une urgence.