Le fax est cassé, bisous !

26 octobre, 2010

On lit des choses passablement déprimantes sur l’avenir de la médecine générale, ces temps-ci.
Que tout va foutre le camp ma bonne dame, que la sécu va péter, que les médecins partent à la pelle et ne seront pas remplacés, que le système de soins va s’écrouler.
Que ça va être le chaos, que ça va être la guerre, que les petits vieux mettront des coups de cannes aux petites vieilles pour leur voler la place chez le médecin, qu’il faut tout ré-inventer avant de nous retrouver assis sur un tas de cendres. Tout reconstruire. Rien que ça.
Moi qui ai la flemme d’aller acheter un canapé…

Ça m’emmerde passablement. J’ai eu mon lots d’emmerdements, j’ai eu mon lot de réformes à éponger (les « années test », c’était toujours pour ma gueule…), j’ai mangé mes 9 neuf ans d’étude, j’ai fait ma jolie course d’obstacle en bon petit poney appliqué. Si c’est pour passer enfin la ligne d’arrivée à l’aube d’Hiroshima, je dois avouer que sur sur une échelle de 1 à 10, ça ne me fait pas chier qu’à moitié.
Le truc, c’est qu’ j’ai pas d’idée M’sieurs Dames. Pire que ça, j’ai pas d’opinion. Les syndicats, les débats sur la sécu, sur les ministres, sur les finances, ça m’en cogne une sans bouger l’autre. J’ai pas appris à penser à si grande échelle. J’ai essayé d’apprendre à soigner les gens et à m’occuper de mes malades, et c’est déjà bien assez dur comme ça. Vous m’excuserez de ne regarder que mes pieds ; c’est que si je ne les regarde pas, je trébuche et jme casse la gueule.
Je sais bien que j’ai tort. Je sais bien. S’occuper de ses malades, c’est bien joli, encore faut-il vivre dans un système qui le permet, et encore faut-il se battre pour ça. Je sais.
J’aimerais être de celles qui vont au front, de ceux qui mènent la bataille ; je pense que je ne suis simplement pas taillée pour.

Alors à mon petit niveau, grimpée sur ma petite échelle, je vais faire comme d’habitude : je vais vous parler de mon petit nombril et vous raconter pourquoi moi, je ne m’installe pas encore.

1) Je ne m’installe pas parce que j’ai pas ma thèse, de une. Ce qui, vous me l’accorderez, est une raison à part entière. J’ai beau twitter régulièrement des offres alléchantes « Achète thèse de médecine générale, même médiocre. Bon prix. PS : je couche. » , j’ai beau attendre de voir si elle serait pas livrée en cadeau bonus avec les 10k points de hauts-faits sur Wow, j’ai beau attendre de voir si par hasard elle s’écrirait pas toute seule vu qu’elle me doit bien ça, cette salope, le constat reste le même : j’ai pas ma thèse. Hop.

2) Je ne m’installe pas parce que pour le moment, j’adore absolument ma façon d’exercer. Pour le moment, je fais des remplacements fixes : tels jours chez le Dr Carotte, tels jours chez le Dr Cerise. Et c’est assez simple : j’ai tous les avantages de l’installation et aucun de ses inconvénients.

– Je n’ai pas à courir à droite et à gauche, me réhabituer à chaque fois à une nouvelle façon de faire, à un nouveau logiciel, à de nouveaux patients, essuyer leurs regards déçus et surpris, recopier des ordonnances avec lesquelles je ne suis pas d’accord parce que ça ne sert à rien d’essayer de révolutionner une affaire qui se passe sans moi. Bref, je n’ai pas à prendre de train en marche.
– J’ai ma patientèle, à moi, de gens que je suis et que je revois régulièrement. Les gens qui veulent me voir, ils savent quels jours venir, et ils viennent ces jours là. Je les suis, sur la durée, en vrai. Je peux construire des choses avec eux, comme un vrai docteur qui a sa plaque dorée sur le pas de la porte.
– Je ne gère absolument rien. C’est d’un repos indécent. Le loyer, la femme de ménage, le secrétariat, les emmerdes avec la sécu : repos. Quand le fax est cassé, je prends un post-it, j’écris « Le fax est cassé, bisous ! » et je le colle sur le fax. Ou alors « Il n’y a plus de formulaires de demandes d’ALD, il faudrait en commander, bisous ! ». J’ai deux chèques par mois à encaisser, je n’ai pas besoin d’avoir un compte professionnel à la banque. Les impayés (les chèques sans provision, ou le bon quart des consults CMU que la sécu ne paiera jamais) c’est le médecin que je remplace qui me les paye de sa poche. (Ouais, je sais, c’est dégueulasse)
– Parce que les médecins que je remplace sont fabuleux, je ne suis jamais seule. Quand un dossier est difficile, je peux leur en parler. Je peux suivre leur travail, je peux voir ce qu’ils font, je peux continuer à apprendre en toute sécurité. Quand un patient me gonfle, je peux lui suggérer habilement de revenir plutôt les jours où je ne suis pas là. Quand une situation est merdique, je sais que j’aurai une autre paire d’yeux pour m’aider à la gérer.
– Je n’ai aucun engagement. Si après-demain, l’envie me prend d’aller remplacer 6 mois en Martinique pour plonger et me pogner la gueule au Ti Punch, je peux. Bon, ça n’arrivera pas parce que les médecins que je remplace sont fabuleux, et que je ne leur ferai pas ce coup-là, mais sur le principe, je peux. ((Corollaire : ils peuvent aussi me dire après-demain qu’ils n’ont plus besoin de moi et que je dois arrêter de les remplacer. Ils ne me feront pas ce coup-là parce que je suis fabuleuse, mais sur le principe, ils peuvent.))
– A l’heure où ma vie personnelle n’est pas encore construite, je ne m’enchaîne nulle part. Si mon amoureux de demain habite à Marseille, je peux aller poser ma plaque à Marseille.
– J’ai le confort monumental de bosser à mi-temps. Et encore, un petit mi-temps. Et ça, pour jouer à Wow écrire sa thèse, c’est quand même le luxe absolu. Pour aller à la banque / chez le coiffeur / à la poste aussi.
– Bosser à mi-temps, ce n’est pas confortable que pour aller à la poste. C’est aussi confortable pour prendre le temps de faire ses demande d’ALD au calme, rappeler les patients pour prendre de leurs nouvelles, organiser une hospitalisation, se renseigner sur le syndrome de Drogfur Marlingbourg qu’une patiente nous a sorti de derrière les fagots, se restaurer après une journée trop remplie et attaquer la suivante sereinement. Je suis hyper admirative des médecins qui bossent à temps plein et qui continuent à faire du bon boulot sans finir par avoir envie de prendre un patient pour taper sur l’autre.
– Oui, je gagne suffisamment ma vie. Certainement pas pour longtemps, certainement pas assez pour une vie de famille, mais pour ma vie d’étudiante attardée qui n’a guère d’autres dépenses que ses sorties, ses clopes et sa connexion internet, c’est tout à fait assez.

Alors, oui, si je m’installais, j’aurais la fierté d’avoir un joli ordonnancier à mon nom et une jolie plaque dorée dans la rue. Je les prendrais en photo et je les enverrais à Maman. Jusqu’ici, je m’en passe.
Alors oui, si je m’installais, je mettrais ce que je veux dans la salle d’attente, je m’organiserais comme je veux, j’aurais des gants à ma taille et de quoi faire des frottis. Mais encore une fois, il suffit de bien choisir les gens qu’on remplace pour que leur système colle à peu près au nôtre.
Alors oui, si je m’installais, je n’aurais plus à entendre « Ah… C’est pas le Docteur Carotte aujourd’hui… Bon… Bin comme je suis très malade, je vais venir quand même, hein… »

Que les choses soient claires : oui, à terme, je veux m’installer. Je veux tout ça. La plaque dorée, MES patients encore-plus-à-moi, mes règles, mon organisation. Et à terme, plus que des Mme Pouteau.
Mais j’ai le temps.
La vie m’a suffisamment gâtée jusqu’à présent, je sais qu’un jour elle m’amènera des choses qui me donneront envie de me poser, là et pas ailleurs, avec ces gens-là et pas d’autres.
Pour le moment, j’ouvre grand les yeux, j’apprends et j’attends.

Pauvres pécheurs

25 septembre, 2010

Allez, un post rapide, juste pour énerver ma sœur.

L’autre jour, je reçois une jeune patiente, 23 ou 25 ans peut-être, avec son tout nouveau bébé.
Une petite fille qu’elle m’amène à deux semaines de vie, et qui a patienté sagement 2 bonnes heures dans ma salle d’attente, sous le regard placide et dans les miasmes des huit patients d’avant qui devaient se dire par devers eux qu’elle avait qu’à faire la queue COMME TOUT LE MONDE et que eux aussi ils en avaient marre d’attendre et que de toute façon donner des sous aux clochards si c’est pour qu’ils s’achètent à boire merci bien ma bonne dame mais trop bon trop con.

Bref.
Comme toujours, je commence par prendre des nouvelles de la maman : l’accouchement, le moral, la rencontre avec l’enfant, tout ça. Parce qu’en 2010, une jeune mère se doit d’être dégoulinante de joie et de bonheur sur fond de symphonie pastorale dans la rosée du matin, et elle doit trouver sa fille magnifique sinon c’est une mère indigne parce que l’instinct maternel c’est pas pour les cochons. À la rigueur, elle a parfois le droit d’être un peu fatiguée mais seulement avec décence.
Du coup, je prends toujours nouvelles. Au cas où.

Pour cette maman-là, ça ne s’est pas si bien passé. Malformation digestive découverte chez le bébé à l’écho du 3ème trimestre, hospitalisation pendant toute la fin de la grossesse pour d’autres raisons, début du travail un peu prématuré à 34 semaines, césarienne en urgence et départ immédiat de la petite pour le bloc opératoire où on a réparé la malformation digestive qui l’aurait empêchée de s’alimenter. Si je peux me permette un avis de non-maman, ça me paraît quand même un peu hard à avaler, surtout pour une si jeune femme et pour une première grossesse.
Malgré ça, les choses se passent bien. La mère réussit à tenir le coup, le père aussi, la rencontre avec leur fille se passe bien, et tout ce petit monde réussit même l’exploit d’un allaitement maternel exclusif (en dépit d’un personnel hospitalier qui penchait plutôt pour un allaitement au biberon histoire de pouvoir mesurer le nombre de décilitres ingurgités quotidiennement). Bref, tout roule.

Évidemment, un bébé un peu prématuré opéré à J1 d’une malformation digestive, vous vous doutez qu’on surveille le poids attentivement. À la PMI, en l’occurrence. Et là, comme je m’apprête à pourrir la PMI, je préviens histoire qu’on ne me tombe pas dessus : je n’ai rien contre les PMI. Les PMI sont gentilles, les PMI sont belles, les PMI sont mes amies. Des fois on y fait du bon boulot. Là, juste, non. Ça aurait pu être un médecin, ça aurait pu être un pédiatre, ça aurait pu être pas mal de monde vu le niveau général de la connaissance de l’allaitement maternel chez les soignants en France.

Bref, ma patiente se présente régulièrement à la PMI pour faire peser sa petite, avec son allaitement maternel qui se passe bien, ses seins qui vont bien et sa petite qui prend du poids très honnêtement, en tétant un peu comme elle veut quand elle veut, avec une maman qui donne un peu le sein comme elle veut quand elle veut, sans que personne ne souffre de pleurs, de douleurs ou de problèmes de sommeil ou de surmenage quelconques.
Mais, tenez-vous bien le scandale est à vos portes, la mère allaitait PLUS DE DIX MINUTES PAR SEIN !

Alors, ils lui ont fait comprendre, à la PMI… C’est mal de donner le sein plus de dix minutes de chaque côté, malheureuse ! Et qu’elle allait avoir des crevasses et que ses seins allaient finir par brûler dans les feux de l’enfer pour l’éternité et que ce serait bien fait pour eux. Et qu’il fallait laisser TOUJOURS au moins deux heures entre deux tétées. Parce que la gourmandise est un péché aussi, on ne le dit pas assez, et que ça allait faire un enfant capricieux.
Bien embêtée, ma patiente, parce qu’en deux fois dix minutes, elle a pas l’impression de pouvoir donner tant que ça.
La fois d’après, la petite avait pris moins de poids. Ma patiente toute contrite a suggéré de compléter, peut-être, du coup, par des biberons ?
Mais oui ! qu’on lui a dit à la PMI… Puisque vos seins abrutis ne sont pas capables de nourrir correctement cette enfant dans les 7 x 2 x 10 minutes imparties, donnez-lui donc des compléments.
La petite, elle les a vomis tout ce qu’elle pouvait, vos compléments.
Et la fois d’après, du coup, elle en avait perdu, du poids.
Alors on me l’a envoyée se coltiner 2 heures dans ma salle d’attente.

Cette anecdote est d’une banalité déprimante. On part quand même d’une histoire qui va bien, où tout se passe bien, où tout se passe même mieux que ce qu’on aurait pu espérer dans nos rêves les plus fous, et parce que ça ne colle pas aux petites cases à la con dans lesquelles des petits cerveaux à la con ont voulu à toute force et à tout prix faire rentrer l’humanité entière, on ruine tout. On part d’un truc qui va bien, et on le fait tourner au désastre.  C’est juste atterrant.
Et c’est la même histoire toujours renouvelée, pour plein de choses. Pendant la grossesse, on se nourrira de capsules protéinées désinfectées pour éviter la salmonellose, puis on nourrira son enfant au sein 2x7x10 minutes, à cinq mois et 12 jours on commencera la diversification en donnant 13,8 grammes de haricots verts, on tirera sur les pénis pendant 37 secondes dans l’eau tiède tous les soirs pour les décalotter proprement et on ne prendra JAMAIS son enfant avec soi pour une nuit dans le lit parental parce que ça fabrique des délinquants.

Ça suffit. Merde. J’aime les cases, ok, mais pas à ce point.
Autorisons-nous une marge de bon sens autour des règles.
Il n’y a pas UNE façon de faire, il y en a autant qu’il y a de familles, qu’il y a d’histoires, qu’il y a de rencontres.
Collez-zy pas des frites et du coca mixés dans le biberon à 3 mois, c’est tout ce que je vous demande.
Écoutez-vous, faites-vous confiance, écoutez VOS limites. Votre enfant ne sera pas capricieux parce que vous l’avez pris avec vous dans le lit un soir ou parce que vous ne l’avez pas « laissé pleurer » ou parce que vous lui donnez le sein quand il a faim. Si vous respectez vos limites à vous, si là, ce soir, non là vraiment j’en peux plus je suis trop fatiguée je me lève pas, ça se fera tout seul.
Un caprice, ce n’est pas aller au-delà des cases décrétées par le Professeur MesCouilles, c’est aller au-delà de vos limites. En vous faisant confiance les règles se placeront d’elles-mêmes, et ce seront de bonnes règles.
Et envoyez chier les médecins.

Ici Papa Tango Charly

21 mai, 2010

Il y quatre semaines, à 18h35, je reçois madame, monsieur, petite-fille et bébé.
Tout petit petit bébé, 15 jours à tout péter.

Madame vient du labo d’à côté. Elle me tend une feuille de résultats : « Ils m’ont dit de venir tout de suite. » J’imagine que c’est pour ça que j’ai toute la famille devant moi : sans doute qu’ils revenaient des courses, qu’ils sont gentiment allés chercher les résultats de madame et que les résultats clochaient. C’est sans doute pour ça aussi que je n’ai jamais vu  cette famille : le médecin traitant, c’est pas celui de juste à côté du labo, et le labo a dit « Tout de suite », donc ils sont venus juste à côté.
Coup d’œil rapide à la page pour avoir une idée de quelle cloche on parle : un bon petit syndrome inflammatoire, des blancs à 12 ou 13000, une CRP à 95. Ce qui veut dire, en gros et en résumé, qu’il y a probablement une infection qui traîne quelque part. Mais qui ne nous renseigne pas sur sa localisation.

– Bon, on va déjà vous ouvrir un dossier, dis-je.
Le dossier s’ouvre : madame est jeune, belle et en bonne santé, elle a accouché sans soucis particulier il y a 10 jours. Ok.
– Ok, reprenons votre histoire, alors. Racontez-moi qui vous a prescrit cette prise de sang et pourquoi.
Madame raconte.

Il y a 4 jours, elle s’est mise à avoir une douleur violente, d’un coup, là (elle me pointe du doigt le haut de son ventre, sous les côtes, à droite). La douleur ne la lâche pas, elle n’en peut plus, et elle finit par aller aux urgences gynéco, dans l’hôpital où elle a accouché. Le gynéco ne trouve rien de son côté à lui du ventre, il renvoie la dame aux urgences « normales », pour les adultes qui ne viennent pas d’accoucher.
– Ils m’ont fait une prise de sang, et une radio, et ils ont vu à la prise de sang qu’il y avait une infection, mais ils n’ont rien trouvé, alors ils m’ont donné une prise de sang pour refaire un contrôle dans quatre jours, en me disant de le montrer à mon médecin traitant.
– Mmm, ok. Vous avez un courrier ?
– Non.
– Vous avez une copie de la première prise de sang ?
– Non.
– Bon. Bon bon bon. Ils vous ont fait une analyse d’urines ?
– Oui, mais ils ont rien dit, heuuu je suppose que c’était normal ?
– Bon. Et la radio, c’était une radio de quoi ? Une radio des poumons ?
– Heuuuu, ils m’ont pas dit, je crois qu’ils ont visé par là (elle met une main en haut et une main en bas de son ventre), une radio du ventre peut-être ?
– Mmmm, non, une radio du ventre, ce serait vraiment crétin, enfin peut-être, des fois ils en font un peu dès qu’on a mal au ventre…
– Et puis après ils ont fait une écho, et heuuu, il a dit que c’était pas l’appendicite.

Ok.
Donc.
Donc donc donc, bordel de putain de sa mère d’hôpital de fils de chienne, il est 18h55 un vendredi soir, j’ai devant moi une dame charmante qui ne comprend pas très bien ce qui lui arrive, et qui a un syndrome infectieux dont on ne connait pas la cause. Comme c’est potentiellement embêtant, surtout chez une dame qui vient d’accoucher, ils lui ont dit de contrôler plus tard avec son médecin. Et le médecin, pour contrôler, il a rien.

Parce que 95 de CRP, si la dame avait 45 il y a quatre jours, c’est que c’est plutôt pire. Si elle avait 230, c’est que c’est plutôt mieux.
La dame voit bien que je commence à poser mes questions d’un ton de plus en plus agressif. J’essaie de lui expliquer : « Excusez-moi si je suis un peu brutale, hein, vous n’y êtes pour rien du tout, c’est contre mes collègues que je suis fâchée. »
Du coup, je recommence à zéro, en ré-interrogeant, le petit, la maman, la douleur, les signes associés. J’examine. Tout va bien côté poumons. Elle a clairement mal en haut à droite, elle grimace quand elle inspire très fort et que j’appuie. La vésicule ?
J’appelle l’hôpital. On me passe la ligne 2, la ligne 4, re la ligne 2, et la ligne 6.  J’ai encore 7 patients dans ma salle d’attente. « Aaaaah, me dit la dame de la ligne 6, mais je vais pas pouvoir vous renseigner, on a accès aux archives que jusqu’à 17h, il faut rappeler demain. »
Là, quand même, je m’énerve. Je m’énerve vraiment. Du genre « Passez moi votre supérieur, et collez vous vos archives au cul. »
Je finis par avoir un médecin au bout du fil, qui me lit le dossier : « Douleur en fosse iliaque droite (en bas à droite, donc, à l’autre bout de en haut à droite), blablabla, BU normale, blablabla, CRP 110, blabla, ASP normal, utérus-ovaire-appendice ok à l’échographie. »
Donc ils ont vraiment fait une radio du ventre, ces ânes bâtés (en y cherchant quoi, je vous le demande….), ils ont pas regardé la vésicule à l’écho, et le syndrome inflammatoire était à peu près pareil (95 ou 110, surtout dans deux labos différents, on peut considérer que c’est blanc bonnet).

Je peux vraiment pardonner l’écho qui ne regarde pas la vésicule.  Si la dame avait vraiment mal en bas à droite, ça peut se comprendre. Elle me dit qu’elle a jamais dit qu’elle avait mal en bas à droite, mais admettons, sur ce coup-là, je peux laisser le bénéfice du doute aux collègues. Je peux pardonner la radio du ventre, ce n’est jamais qu’une crétinerie de plus. Mais putain, qu’on ait donné à cette dame la consigne (logique et bien fondée) de contrôler tout ça avec son médecin traitant, sans prendre la peine des quatorze secondes supplémentaires pour appuyer sur « print » et lui remettre une copie de son dossier et de sa première prise de sang, ça, vraiment, ça me laisse sans voix.
Je pourris le type au téléphone.
« C’est pas moi qui l’ai vue, votre patiente, qu’est ce que vous voulez que j’y fasse ? »
« C’est pas ma patiente, de une. De deux, je veux bien que vous y fassiez de dire à vos internes de ne pas renvoyer les gens à leur médecin sans courrier »
« Ça, je suis bien d’accord avec vous », qu’il me dit.
Ça me fait une belle jambe.

Il y a deux semaines, je reçois une jeune fille.
Deux jours plus tôt, elle a fait un tonneau sur l’autoroute. La frousse de sa vie. Elle s’est retrouvée aux urgences, elle ne se souvient pas bien de ce qu’ils ont dit ou fait, toute sens dessus dessous qu’elle était.*
Elle revient me voir pour trois raisons : d’abord, elle s’est mise à avoir une douleur en haut à gauche du ventre, sous les côtes, qu’elle n’avait pas à ce moment-là et qu’elle n’avait pas signalée.
Ensuite parce qu’elle a toujours mal à la main, qu’elle dit en me tendant une pochette de radios.
Enfin, pour que je fasse l’arrêt de travail, parce qu’aux urgences, ils lui ont dit « Cinq jours d’arrêt de travail, mais ils ont pas fait les papiers. »

– Comment ça ils ont pas fait les papiers ? ose-je.
– Bin heu, si, ils m’ont fait un papier, mais c’était marqué « Cinq jours d’arrêt de travail sous réserve de revoir son médecin traitant. »
– Mais heu, il était comment le papier ? C’était un papier marron ? Vous l’avez amené ?
– Bin non, je l’ai oublié à la maison, je suis vraiment désolée, je suis bête, j’aurais dû le prendre. Mais heu, non, c’était un papier blanc, avec marqué ce que je vous ai dit. Moi je croyais que ça irait, mais c’est ma mère, elle m’a dit que c’était pas officiel, et elle m’a fait remarquer que c’était marqué « sous réserve d’une nouvelle consultation chez le médecin traitant », alors elle m’a dit qu’il fallait que je vienne vous voir.
– Mais moi je ne peux pas vous faire un arrêt qui commence il y a deux jours, je ne vous ai pas vue, moi, il y a deux jours ! C’est eux qui doivent vous faire l’arrêt à partir du moment où ils vont ont vue !
– Bin ils ont dit qu’ils avaient pas le droit ?
Bin voyons…

Je m’intéresse à la main. Le cinquième doigt est douloureux et un peu gonflé. Je ne vois rien sur les radios, mais bon, je suis pas bien brillante en radio et ça ne ressemble pas à ça.
– Ils ont dit qu’il y avait une fracture.
– Heuuu ah bon ? Et heuuu, ils vous ont pas mis une attelle, ou un plâtre, ou un truc ?
– Bin heu, non, mais je crois bien qu’ils ont dit que c’était cassé.

Je m’intéresse au ventre. Effectivement, c’est douloureux sur tout le côté gauche, surtout sous les côtes.
J’appelle. Ligne 2 ligne 4 ligne 6, je vous passe les détails.
On me dit qu’on me passe le médecin. Au bout d’encore quelques pérégrinations, ça décroche.
– Bonjour, Docteur Jaddo à l’appareil, dis-je.
– C’est lui-même.
– Heu, hein ?
– C’est moi, que voulez-vous ?
– Heuuu, non, MOI je suis le Docteur Jaddo, j’appelle pour avoir accès au dossier de ma patiente Mme Xxxx que vous avez vue lundi.
– Attendez, qui êtes-vous ?
– Bin, je suis le Docteur Jaddo.
– Aaaaaaaaaaah ! Moi je suis le Docteur Joddo, pardonnez-moi. Que voulez-vous ?
– Je voudrais savoir ce qui s’est passé lundi matin quand vous avez vu Mme Xxxx…
– Ohlala, lundi ? Mais je ne vais pas pouvoir accéder aux dossiers de lundi, moi. Qui êtes-vous pour elle ?
– JEUUUUH-SUUUUUIS-SOOOOON-MEEEEE-DEUUUU-CIIIIIN-TRAITANT ! Je voudrais savoir ce que vous avez fait lundi !
– Ah bah heuuu écoutez, heuuuu, Madame Xxxx ?
– Oui, Madame Xxxx. X, x, x, x.
– Mmm Xxxx. X, x, x, x ?
– Oui, X, x, x, x.
– Alors, X… x…. et x-x..?
– Oui, x-x…
– Alors, son prénom ?
– Marie.
– M…?
– M… A… R… I… E
– Oh, oui, bon, ça y est, alors c’est marqué : « Fracture du 5ème méta ».
– C’est tout ? Fracture du 5ème méta ? Mais, heuu, elle a rien comme contention, là…
– Ah ? On lui a pas fait une attelle ?
– Bin non, elle a rien, jvous dis.
– Mais on lui a pas fait une syndactylie ?
– Bin non.
– Bon, bin, heu, écoutez, moi je vois que ça sur mon dossier, hein, « fracture du 5ème méta ».
– Et elle a eu quoi d’autre comme examen ? Elle me dit qu’on lui a fait des prises de sang, vous avez les résultats ? Elle a eu une BU ?
– Bin je peux pas savoir, hein, j’ai accès qu’à l’examen clinique, moi, c’est marqué « Fracture du 5ème méta », je peux rien vous dire d’autre.
– Ok. Ok, ok, ok. Dites, vous ne trouvez pas qu’on devrait pouvoir avoir un tantinet plus de communication entre l’hôpital et la ville, non ?
– Ah ça, je suis bien d’accord avec vous.
Ça me fait une belle jambe.

J’ai renvoyé la première madame aux urgences, avec un courrier bien senti dont j’espère qu’il ne brouillera pas le Dr Cerise pour les siècles des siècles avec l’hôpital du coin.
J’ai envoyé la jeune fille passer une écho abdo, j’ai demandé au radiologue de re-jeter un coup d’œil aux radios de la main, je lui ai prescrit des antalgiques (puisqu’ ils ne l’avaient pas fait non plus), j’ai fait un arrêt de travail à partir du jour où je l’ai vue. J’ai coché « Prolongation » et j’ai écrit en toutes lettres que l’arrêt initial n’avait pas été remis à la demoiselle par les urgences.

En vrai, je SAIS que les urgences ne peuvent pas tout faire. Je sais bien que l’essentiel du boulot est de faire le tri entre les 98% d’urgences-non-urgentes et le reste, qu’on ne peut pas passer 2 heures auprès d’une fille qui a seulement eu la frousse de sa vie et une fracture du 5ème méta.
Mais s’il vous plaît, s’il vous plaît, chefs, internes, externes qui me lisez : ne laissez plus repartir vos patients sans avoir appuyé sur Print.
S’il vous plaît.
Si seulement ce post pouvait permettre à UN externe ou à UN interne d’appuyer une fois dans sa vie sur print, ce blog n’aura pas été en vain pour rien du tout**.
S’il vous plaît.

* Parce que oui, « sens dessus dessous » ça s’écrit « sens dessus dessous », figurez-vous. Ce qui a beaucoup moins de sens que l’orthographe que j’ai crue bonne jusqu’à mes 24 ans bien tassés : « Sans dessus dessous », qui serait vachement plus logique.
** Une référence en VF. J’espère que quelques amateurs apprécieront.

Elle est infirmière, et elle est enceinte. Deux bonnes raisons pour qu’elle me soit sympathique.
Elle ne me l’est pas.
Du genre à vouloir une fibroscopie parce que « ça fait drôle » quand elle boit trop froid, 2 semaines d’arrêt de travail parce qu’elle est constipée  et deux rendez-vous sur un seul créneau.

Elle vient, cette fois, pour son suivi de grossesse. Et puis parce qu’elle a peur d’avoir une bronchite.
Elle me tend son bilan du 5ème mois. Un bilan de cinq mois, pour elle comme une grosse majorité de femmes, c’est protéinurie, sérologie de la toxoplasmose  et c’est tout.
– Qui vous a prescrit ça ?
– Bin c’est mon bilan de cinq mois. (elle ose !)
– Ah bah non, c’est pas un bilan de cinq mois ça. Et puis je ne vous demande pas ce que c’est, je vous demande qui vous l’a prescrit.
– Bin le Dr Carotte, affirme-t-elle sans se dégonfler.
– Le Dr Carotte ne vous a pas prescrit ça. (moi aussi je sais affirmer, tu vois…)

Sur les 7 pages que j’ai sous les yeux s’alignent sagement, tenez-vous bien (surtout toi gentil médecin-conseil, si tu nous lis) :
* NFS-plaquettes
* VS-CRP
* glycémie à jeûn
* ionogramme complet y compris trou anionique (je me permets un lol)
* urée, créat, CEC
* acide urique (je me permets un olol)
* calcium, phosphore
* magnésium plasmatique (je me re-permets un ololol, tellement les bras m’en tombent. Il est fluoté en jaune, d’ailleurs, le magnésium plasmatique, rapport qu’il est en dessous des valeurs normales indiquées juste à côté. Que quelqu’un me dise dans quelles circonstances il a déjà eu le moindre intérêt à prescrire un magnésium plasmatique que je me couche moins bête ce soir, s’il vous plaît)
* attention ça devient magique : CPK, LDH, troponine (olololololol ??)
*ASAT ALAT PAL gGT amylase lipase
* TP TCA
* TSH T3 T4
* protéinurie et ECBU
* vit D (les touches « o » et « l » de mon clavier viennent de décéder)
* sérgie txpamse

Le courage me manque pour expliquer aux non-médecins la connerie abyssale de la chose que j’ai sous les yeux. Pour que vous vous rendiez un peu compte, disons que c’est d’une inutilité qui rejoint presque celle de l’apport de Michel Leeb au patrimoine de l’humour français. Sans compter que non content d’être à-la-con, ce genre de bilan est dangereux, pour des raisons que je n’ai plus le courage de vous expliquer ici après avoir fait longuement face au regard bovin de mon infirmière enceinte pendant que j’essayais laborieusement de lui faire rentrer dans le crâne (et pourtant, ce n’est visiblement pas l’espace qui manquait) que non, son « collègue à l’hôpital » qui a « tout coché pour qu’on soit tranquille » ne lui a pas rendu service. Ni à moi, ni à la sécu. Elle n’a quand même pas osé me demander une supplémentation en magnésium, elle a dû lire quelque chose dans mes yeux qui a libéré une poignée de neurotransmetteurs au milieu de sa paire de neurones.

On passe à sa bronchite fulminante aiguë, qui s’avère à la surprise générale être un bon gros rhume. Et encore, je dis ça pour lui faire plaisir. C’était un rhuminet.
Rhuminet qu’elle a traité elle-même pour que ça ne tombe pas sur les bronches (pitié, que quelqu’un m’achève), avec un sirop homéopathique comme ça c’est pas dangereux pour le bébé vu que c’est que de l’homéopathie, et dont elle termine sa troisième bouteille parce que ça marche pas très bien alors elle en prend plus puisque c’est que de l’homéopathie et que ça peut pas faire de mal.
Voui. Juste, c’est ballot pour les 2% d’éthanol.

Moi j’dis, quitte à picoler, tu te serais fait un bon grog Hépar – Rhum – Citron – Sucre, bien chaud, que ça nous aurait épargné trois consultations.

Cart Vitale

17 janvier, 2010

J’aime bien la neige. Parce que c’est joli, et parce que les gens réfléchissent à deux fois avant de sortir de chez eux.
Parce qu’en arrivant le matin dans la cour du Dr Carotte, elle n’est pas déjà pleine à craquer de gens qui m’attendent dans le froid.

Une après-midi calme, donc.
Dans ma salle d’attente, un seul type. Qui ressemble à peu près à lui.
C’est rigolo tout ce qu’il y a dans le non-verbal. Comment on peut savoir qu’un type ne parle pas un mot de français avant même qu’il ouvre la bouche, juste à ses yeux et à son air, à sa façon de se lever quand on l’appelle dans la salle d’attente, à sa façon de serrer la main.
Il n’a donc pas encore ouvert la bouche que je me dis « Et merde, bordel, encore un pénisalgique »

Parce que la tendance s’est largement confirmée depuis. Je crois que comme je m’en veux un peu de les détester (je déteste tous mes patients qui ne parlent pas français, moi qui suis si mauvaise en anglais, si médiocre en examen clinique et pour qui la discussion est tellement importante), je redouble d’efforts pour compenser, et qu’en définitive, alors même que j’essaie désespérément de leur faire savoir que je suis mauvaise, que je ne sais pas faire de la bonne médecine si je ne peux pas parler, qu’il y a des endroits plus adaptés pour la médecine des migrants, avec des traducteurs et des gens qui s’y connaissent, en définitive disais-je donc, je leur accorde plus d’attention que ce à quoi ils sont habitués et on se refile mon adresse sous le manteau.
C’est flagrant. J’en vois un, je lui dis qu’il faut absolument qu’il vienne avec un traducteur la prochaine fois, et dans la demi-heure, j’en ai un autre dans la salle d’attente qui bosse au même restaurant que le premier et qui ne parle pas davantage français.
Va la voir ! qu’ils doivent se dire en pakistanais pour une raison qui m’échappe totalement.

Et c’est toujours la même chose. Enfin, j’ai un peu complété le tableau syndromique depuis : la pénisalgie n’est pas constante. Fréquente, mais pas inévitable. Deux autres grands motifs de consultation : la fatigue et la jambalgie. Ils ont mal au pénis ou à la jambe, ou les deux. Et ils sont fatigués fatigués. Tous. Tout le temps.
Je ne suis toujours pas sûre de ce qu’il y a derrière. Demande de recherche de MST ? De Viagra ? De check-up ?
En tout cas ça fini à peu près toujours de la même façon : vaccinations, « check-up » et paracetamol.

Celui-là parlait aussi mal anglais que tous les précédents (c’est peut-être ça qui leur plait chez moi, réflexion faite : je parle anglais encore plus mal), il était fatigué et il avait mal à la jambe.
En tout début de consultation, j’ai eu un espoir : il m’a tendu une radio de poumons et un bilan biologique qui avaient été prescrits par le Dr Carotte. Qui n’avait pas ouvert de dossier, bien sûr, ça fait un an que je lui crie dessus pour qu’il le fasse. J’ai déduit que le monsieur devait tousser, et, la radio et le bilan étant normaux, j’ai cru dans un moment de grande naïveté que j’allais pouvoir m’en sortir à bon compte, d’autant qu’il ne toussait plus depuis les antibiotiques. J’ai cru pouvoir dire « Tout va bien, c’est bien, les examens sont normaux, allez, bisous ».
Et puis non, bien sûr.
« Et puis je suis fatigué-fatigué… », il a dit. Et puis il a dit qu’il avait mal à la jambe. J’ai demandé qui était son médecin, qui il avait vu en France depuis son arrivée il y a 8 mois, il a dit qu’il n’avait vu personne et que c’était moi son médecin.
Ma salle d’attente était vide, le bougre était sympathique, et voilà, c’était moi, son médecin.
J’ai ouvert le logiciel à la page « créer un dossier » en ravalant un soupir.

Je lui ai demandé ses papiers d’assurance maladie, j’ai copié son nom, j’ai vérifié que l’AME était toujours valable : jusqu’en Mai 2010.
Soit, allons-y.

Interrogatoire laborieux, examen clinique laborieux. On a bien passé 5 minutes pour que je puisse tester le releveur du pied, et j’ai échappé de justesse à un ou deux coups de pied dans le menton. « Push ! Push ! No ! Not this way ! »
Examen normal, jambe normale, à la surprise générale.
Et puis, à la toute toute fin, quand j’ai voulu finir de remplir le dossier, j’ai dû taper la date de naissance. 23/11/1978.
Pour un type qui ressemblait à lui, je le rappelle.
– Vous êtes né en 78 ? j’ai dit.
– Oui oui, il a dit.
– Vous avez 31 ans ?
– Oui oui.
– Vous, vous avez 2 ans de plus que moi ?
Je ne sais pas bien ce qui m’a pris, moi qui me refuse toujours à répondre à la question trop fréquente des patients sur mon âge. (« Vous avez l’air très très jeune pour être médecin ! » qu’ils s’ébaubissent… « Ta gueule », que je réponds, en me jurant de me raser les couettes)

Oui oui oui qu’il me dit. Et puis il ajoute qu’il a une disease qui lui fait des cheveux gris.
Au bout de deux fois la disease qui blanchit les cheveux, j’ai dit : « Bon. »

Et puis, dans mon anglais terrible, j’ai commencé une longue tirade. J’ai essayé de dire qu’on ne pouvait pas travailler comme ça. Que s’il voulait que je sois son médecin, je voulais bien, mais que ça ne pouvait pas fonctionner de cette façon là. Qu’il fallait que je connaisse son âge, qu’il fallait qu’il ait deux fois le même nom pour que je puisse retrouver son dossier et savoir ce qu’on avait déjà dit et fait. Que le bilan n’était pas urgent, et qu’il pouvait revenir me voir une fois qu’il aurait ses papiers, qu’il pouvait demander l’AME pour lui, et que quand il reviendrait, il faudrait qu’il me donne son vrai nom, qu’il faudrait qu’il me redonne le faux nom auquel on avait ouvert le dossier, et qu’on remettrait tout ça à plat.
Et pendant ce temps-là, pendant que je lui expliquais pourquoi je n’allais rien lui prescrire, qu’il n’aurait pas d’examens ni de médicaments tant qu’il n’aurait pas ses papiers, pendant, qu’en somme, j’étais en train de le mettre à la porte, pour la première fois depuis le début de la consultation j’ai senti qu’il devenait vraiment mon patient et que je devenais vraiment son médecin.
Merci merci merci, il a dit. Plein de fois.

Bien sûr, il n’avait pas de quoi payer la consultation, en dehors de son faux-papier.
Et puis une fois qu’il a été parti, je me suis retrouvée devant la copie de son AME et ma feuille de soins.
J’ai passé 30 minutes avec lui, j’ai fait mon taf, j’ai fait une vraie putain de consultation. Davantage, peut-être.
Je méritais mes putains de 22 euros, et je pouvais me les faire payer en disant à la sécu que j’avais fait, ce jour-là, une consultation pour un pakistanais né le 23 novembre 1978.

Qu’auriez-vous fait ?

Nougat et tartinettes

13 octobre, 2009

Âmes aguerries et vomisseurs de bons sentiments s’abstenir, je vais faire un post à l’eau de rose et l’assumer.
Ça va dégouliner de guimauve et de barbes à papa. A ceux qui supporteraient mal les barbes à papa à lire, j’ai d’autres suggestions d’utilisation moins romantiques mais passablement rigolotes pour donner le change.
Mais j’en ai un peu marre de vous raconter mes foirades et mes échecs.
Bien sûr, c’est plus facile de parler de mes doutes. C’est plus culotté, c’est plus blockbuster, c’est plus sensationnaliste.
Alors que mes fiertés, mes petits bonbons glanés à droite à gauche, c’est moins spectaculaire. Parce que c’est plus démago, déjà, et parce que c’est plus discret. Je ne contiens pas des hémorragies en clampant des aortes à mains nues avec les dents, alors ça en jette moins qu’un bon gros aveu de mauvaiseté.
Mais quand même, ça compte.

Avant-hier, j’ai reçu Emma, 18 mois, toutes ses dents et surtout tous ses pieds, qu’elle me balançait gaiement à la figure dès que j’étais dans le périmètre le permettant. La mère s’excusait : « C’est tout le temps comme ça, depuis sa bronchiolite, même le Docteur Cerise n’arrive plus à l’approcher ».
Une furie. Je ne suis pas mauvaise pour amadouer les gamins, mais celle-là était enragée que Chucky à côté c’était Princesse Sarah.
Il était 15 heures et j’avais une seule personne dans ma salle d’attente. J’ai remonté mes manches et j’y suis allée.
A 15h40, elle penchait la tête vers la gauche pour me laisser voir son tympan droit dans un calme Baudelairien.
A 15h42, elle mettait elle-même le bâton dans la bouche la plus grande ouverte du monde.

Il y a deux semaines, j’ai revu ma mauvaise patiente de 19 heures.
Parce que la fois dernière, quand même, à la fin de ma consultation j’avais eu le temps de me dire dans ma tête tout ce que je vous ai dit dans mon post plus tard. Je lui avais dit que j’étais désolée, mais qu’elle méritait que je prenne plus de temps avec elle parce que son cas était compliqué, et qu’il fallait qu’elle prenne rendez-vous, et qu’elle ne pouvait pas débarquer comme ça à 19h si on voulait faire du bon travail. Elle m’avait fixé de ses yeux hagards et elle avait bavouillé un vague mot.
Et contre toute attente, elle a pris rendez-vous le vendredi suivant.
Contre toute attente encore, elle est arrivée presque à l’heure. Sept minutes de retard, mais comme j’avais bloqué 2 rendez-vous pour avoir le temps, ça n’a pas été trop pénalisant.
Je lui ai dit « Merci d’avoir pris rendez-vous ».
Elle a dit « C’est moi qui vous remercie ».
Et on a fait du bon travail.
Je pense qu’elle a un cancer et que son fils lui cogne toujours dessus, mais cette fois on a avancé.

Avant-hier, j’ai reçu la mère de M. Paty, que je n’avais plus revu depuis plusieurs mois.
M. Paty était venu dans le cabinet du Docteur Cerise parce qu’il n’en pouvait plus d’avoir mal au ventre depuis des années. Il m’avait raconté son désespoir grandissant devant les examens toujours normaux, les médecins de plus en plus indifférents et sa révolte contre tous ceux qui lui répétaient qu’il n’avait rien et tous les médicaments qui ne marchaient pas. Le dernier médecin, aux urgences, lui avait collé du Xanax qu’il n’arrivait plus à arrêter.
J’avais décidé que lui, ce serait mon premier colopathe à moi. Ça s’y prêtait pour la première fois de mes remplacements : un nouveau patient, une première prise de contact. Pas un à-moitié déjà suivi par un autre qui me voyait parce que cette fois il n’avait pas pu faire autrement que venir un vendredi. Un vrai patient à moi que je pouvais m’approprier et avec qui je pouvais commencer un partenariat.
Je l’avais revu souvent au début, parce que je le faisais revenir. Une ou deux fois par mois. On a causé. On a causé plein. Au troisième rendez-vous, il avait accepté l’idée qu’on ne ferait pas plus d’examens complémentaires. Au quatrième, il avait un peu moins mal au ventre et il avait réussi à diminuer le Xanax. Au cinquième, il avait encore un peu moins mal au ventre, mais le Xanax ne diminuait plus. Au sixième, statu quo.
Et puis il n’était plus venu.
Je m’étais dit ce que je me suis souvent dit : « Tu es trop enthousiaste, tu t’impliques trop. Alors quand ça commence à foirer, les gens ne viennent plus parce qu’ils ne veulent pas te décevoir. Ils ont échoué à guérir et ils ne veulent pas t’imposer ça. A trop en faire tu as perdu le lien. »
Je m’étais dit qu’il avait rechuté et qu’il était parti tenter sa chance ailleurs, avec un médecin moins culpabilisant de bonne volonté.
Et avant-hier, donc, j’ai vu la mère de M. Paty, qui m’amenait sa fille. A M. Paty. La petite-fille de la mère, donc. Bref.
Je n’ai pas fait le lien, et j’ai fait la consultation de la gamine.
Sur le pas de la porte, en me serrant la main, Mme Paty a marqué un arrêt.
« Vous avez fait beaucoup de bien à mon fils », elle a dit.
Elle a dit : « Il attendait ça depuis longtemps. »
En fait, M. Paty ne venait plus parce qu’il est guéri. Il a arrêté le Xanax, et quand il a mal au ventre, il se concentre pour que ça passe et ça passe. Des fois, il prend quand même un Carbosymag, mais pas souvent.
Et putain, j’ai fait ça avec ma bouche et les mots qui en sont sortis. Sans médicaments, sans examens, sans spécialiste. Ma bouche et mes oreilles.
Ça ne m’était pas venu à l’esprit que peut-être il ne venait plus parce que tout allait bien.

Régis et l’infanrix

9 octobre, 2009

Courrier des lecteurs.

Cher Régis,

Tu as été bien étourdi. Même si tu as eu 23 patients sur l’après-midi, même si tu étais fatigué d’écrire « C’est pas la grippe » sur un bon tiers des dossiers que tu as ouverts ce jour-là, ce n’est pas une excuse :  il FAUT mélanger la poudre avec l’eau dans la piqûre avant d’injecter un Infanrix Quinta.
Je te félicite néanmoins d’avoir su résister à la première tentation qui t’es venue devant le petit flacon encore rempli de poudre de le mettre rapidement à la poubelle en sifflotant Le pont de la rivère Kwai. Tu t’es jeté à l’eau, tu as dit à la mère : « Il y a un problème » et tu as bien fait.
Bien sûr, c’est embêtant que tu n’aies su répondre à aucune de ses questions après, et je comprends que tu te sois senti bien abandonné du Dieu Google en ne trouvant aucune réponse pertinente aux recherches « Infanrix non reconstitué » et « Erreur injection Infanrix » que tu as fébrilement pianotées sur ton ordinateur en essayant de faire semblant de garder une conversation normale sur un ton professionnel.
Mais tu as bien fait de te tourner vers moi et je vais aujourd’hui m’efforcer de répondre à tes questions.

– Non, tu n’as pas injecté au petit un soluté mortel en l’absence de reconstitution, et non, sa cuisse ne va pas se transformer en amas de chair gangrénée et putréfiée sous 48h. Je sais bien que c’est ce que tu as lu dans le regard de la mère, mais ça ne va pas arriver.
– En fait, mon petit Régis, tu as ré-inventé l’Infanrix tétra. Figure-toi que dans la poudre, il n’y a que l’Haemophilus, alors que dans l’eau de la piqûre, il y a tout le reste. C’est comme si tu avais injecté un diphtérie-tétanos-coqueluche-polio, donc. Tu vois, 4 vaccins réussis sur 5, ce n’est pas si mal !
– A ce stade de cette instructive lecture, tu dois te demander comment rattraper les choses. Et bien j’ai une bonne nouvelle : le vaccin monovalent pour l’Haemophilus existe ! Je sais, c’est une surprise, tu n’as bien sûr jamais eu l’occasion de le croiser et tu te demandes pourquoi diable il existe alors que le vaccin monovalent pour la coqueluche toujours pas. Mais la vie est ainsi faite, et recèle parfois d’heureuses coïncidences.
Il s’appelle Act-Hib et tu vas pouvoir le faire au petit d’ici 2 ou 3 jours.
– Oui, Régis, tu peux le faire sur le même site d’injection que le reste du vaccin, ce n’est pas un problème, la dame de la pharmacovigilance de Glaxo est formelle. Elle m’a d’ailleurs gentiment demandé de te dire que tu n’étais pas le premier à qui cette mésaventure arrivait. Qui sait même si ce n’est pas pour les petits distraits comme toi que l’Act-Hib a été spécialement prévu.
– Un conseil d’amie : si par miracle la dame n’a pas déjà changé de médecin traitant, n’oublie pas de faire l’injection de rattrapage en Acte Gratuit. Le petit va quand même se cogner 3 piqûres douloureuses au lieu de 2 et se mettre à pleurer dès qu’il franchira le seuil de ta salle d’attente pour les années à venir, tu leur dois bien ça.
– Non, Régis, le vidal n’ayant pas encore de rubrique phonétique, je ne sais pas si tu dois demander au pharmacien de commander du Act-hache-hi-bé ou du Actib. Tu n’as qu’à lui faxer l’ordonnance en sifflotant Le pont de la rivière Kwai.

J’espère que cette réponse t’a aidé, sois plus vigilant les prochaines fois !
La semaine prochaine, nous aiderons Régis à ne pas demander à ses patients qui préparent un voyage à Cuba dans quel pays c’est déjà.

Beyrouth.

26 septembre, 2009

En fait, j’aime pas les malades.

J’aime bien les gens en bonne santé. J’aime bien les jeunes de 32 ans avec leurs biceps et leurs sourires et leurs certificats de Taekwondo. J’aime bien les femmes enceintes qui viennent parce qu’elles sortent de leur tête à tête avec leurs deux lignes roses dans la salle de bains, et qui m’écoutent à peine, parce qu’elles sont pleines d’images d’avenir. J’aime bien les certificats de bonne santé, j’aime bien les jeunes, j’aime bien les vaccins.
J’aime bien donner des conseils pour moucher le petit et passer vingt minutes à expliquer qu’il faut s’essuyer d’avant en arrière pour éviter les cystites.

Les malades sont nuls. Ils puent la souffrance et la peur, ils me vident de mon énergie, ils m’aspirent, ils m’effraient.
Ils sont un trou noir. Comme d’effroyables petits Shadoks : ils pompent, ils pompent, ils pompent, alors que j’ai si peu d’énergie à moi.
Ils ont mal et je ne suis pas une fée, ils veulent vivre alors qu’ils vont mourir, ils veulent comprendre et ils ne comprennent rien, ils ont peur et j’ai peur avec eux, ils ont mal et j’ai mal avec eux. Je n’ai pas tant d’énergie à donner, je n’ai pas assez de force vitale pour tous, et j’en crève.

Sauf les bons malades, que je peux supporter.
Le bon malade est poli. Il arrive à l’heure à son rendez-vous, il me dit bonjour Docteur avec un D majuscule. Il a mal avec le sourire, il affronte sa maladie le dos droit. Il m’écoute avec des grandes oreilles, il hoche la tête et il me fait des compliments sur ma façon d’expliquer les choses. Il pose des questions auxquelles je sais répondre, et il comprend les réponses. Il sait bien que je ne suis pas une fée, il me donne du Docteur à chaque coin de phrase et il m’écoute en silence.  Il ne se plaint pas. Il est reconnaissant du peu que je fais pour lui, il accepte les examens, il accepte les incertitudes. Quand je lui propose un traitement, ça marche bien. Il n’a pas d’effets secondaires et le traitement fonctionne. Ou, si ça ne fonctionne pas, il me le cache parce qu’il sait qu’il me doit bien ça.
Le bon malade guérit. Il a une maladie bien propre, bien carrée, que je comprends et que je connais, et pour laquelle j’ai des médicaments qui marchent dans mes tiroirs à médicaments.

La mauvaise malade débarque à 19h sans rendez-vous, avec ses yeux de cocker battu et sa souffrance qui empeste  ma salle d’attente. Elle a huit maladies graves en même temps qui se battent pour savoir qui aura raison de ce corps chétif, elle est idiote, elle me fixe de ses yeux hagards et elle se fait frapper par son fils. Elle n’a pas pris les médicaments parce qu’elle n’avait pas de sous, elle n’a pas le compte rendu de l’hôpital de sa dernière hospitalisation, elle ne comprend rien et elle a mal partout. Elle ne pose pas de questions parce qu’elle est trop bête pour en poser, elle ne sait pas répondre aux miennes, elle est sale et elle a les dents grises, elle boite sans que je sache pourquoi, avec sa béquille qu’aucun des antécédents notés dans les jolies cases de son dossier ne justifie.

Et alors que je suis capable de passer 35 minutes avec une jeune fille belle et enceinte, je raccourcis tout ce que je peux la consultation avec elle. Je botte en touche, j’envoie au diabéto, j’envoie au cardio, j’envoie au centre anti-douleur. Je lui parle mal, je l’engueule parce qu’elle devrait bien savoir que le vendredi c’est sur rendez-vous, je secoue la tête en soupirant quand elle ne sait plus quel médicament on lui a donné à l’hôpital, je rédige la lettre pour le diabéto en quatre longues minutes de silence. Je ne souris pas, jamais. Je ne demande pas si son fils a arrêté de la cogner parce que j’ai trop peur de la réponse.

Je suis médecin depuis deux jours et demi, j’ai vingt-huit ans, et je ne supporte déjà plus les gens malades.

Quand j’étais petite, je voulais être dresseuse d’ours.
Pas « fée ».

Qu’on ne se méprenne pas, je n’ai rien contre les fées. C’est une catégorie socio-professionnelle comme une autre, et il n’y a pas de sot métier. Même si, pour les connaisseurs, il y a des métiers avec un seau.

Et pourtant, parfois, les gens me prennent pour une fée. 

Quand ils ne peuvent VRAIMENT pas se permettre d’être malades. 
Mais aussi parfois sans raison valable évidente.
L’autre jour, une patiente, la soixantaine, qui ne pouvait pas venir la veille voir le docteur Carotte parce qu’il n’y avait personne pour garder Bichon, m’explique les affres de son panaris. Une gangrène gazeuse, à l’entendre.
Elle me raconte les cris d’horreur du médecin qui l’a vue en vacances, le traitement « de cheval » qu’il a jugé indispensable de mettre en route immédiatement et l’évolution des choses depuis.
Bonne, l’évolution, visiblement, si j’en crois l’index qu’elle me brandit sous le nez. C’est encore vaguement rose foncé sur le côté, là où une écharde grosse comme une poutre et acérée comme une dague a bondi pour s’y planter violemment il y a trois semaines, et c’est encore un peu sensible quand elle appuie. Pour ce que j’en dis, l’a qu’à pas appuyer.
Bref, elle m’annonce solennellement :  « Tout ce que je demande, Docteur, c’est qu’il n’y ait plus rien dans deux semaines. »
Je me gratte le menton. Je décide de ne pas lui mentir : « Si vous voulez être absolument certaine qu’il n’y ait plus rien DU TOUT dans deux semaines, il faut couper ».
Comme je le pensais, le second degré de Madame est resté à la maison avec Bichon. Ses traits se durcissent, et elle me précise : « C’est que je dois partir en vacances en Corse. Et vous connaissez l’état du service de soin en Corse, je suppose ? Il est hors de question que j’y parte dans cet état-là, il faudrait que j’annule mon voyage. »
Elle part pas au Congo avec une cholecystite, hein, elle part en Corse avec une fin de panaris.

Je lui ai dit de poursuivre les soins locaux. Une semaine plus tard, le secrétariat laissait au Dr Carotte le message suivant : 
Mme X. A rappelé. Souhaite un rdv ce 18/08. A annulé son voyage. Précise que son doigt est très enflé et douloureux. Précise que le traitement n’a fait aucun effet. Nous l’avons informée que vous ne rajoutez plus de rdv ce jour, 18/08. Ne souhaite pas prendre de rdv avec Dr Rrr. Par ailleurs demande que vous lui établissiez une ordonnance pour faire une radiographie.

 Dans les épisodes suivants, si vous êtes sages, je vous raconterai les fois où je me sens coupable de ne pas être une fée.

A la demande générale…

8 septembre, 2009

Je suis la remplaçante.
J’attends dans mon bureau, devant mon emploi du temps vide.
Hier, c’était le Docteur Carotte, et c’était plein.
Demain, ce sera le Docteur Carotte, et c’est déjà plein.

Moi, j’ai mes 6 pauvres créneaux de rendez-vous sur le matinée, 6 parce que j’ai une matinée de deux heures, et que là où le Docteur Carotte prend 4 rendez-vous à l’heure, on m’en a prévu 3.
On a bien fait, cela dit, parce que à bientôt un an de remplacement, je culmine à 20 min la consultation. Qu’il vente qu’il pleuge ou qu’il neige, veaux vaches cochons, à la fin de ma journée, je divise le temps de travail par le nombre de patients et j’arrive à 20 minutes. Dix-huit dans mes meilleurs (ou plus mauvais) jours. Y compris les « Je n’en ai pas pour longtemps, c’est juste pour un certificat » et les « Oh moi ça va aller vite, c’est juste pour un renouvellement ».
Bref, je suis dans mon bureau vide, derrière mon pc qui malheureusement ne fait pas tourner Wow mais qui me permet au moins de passer le temps sur wowhead et sur mon forum de guilde.
J’ai un autre rendez-vous dans quarante minutes, le deuxième de la matinée, j’ai le temps d’aller bosser la strat de Yogg.

Et puis, on tape à la fenêtre.
A la fenêtre, alors que j’ai un interphone qui fonctionne et que, ici, je ne confonds pas avec la sonnerie du téléphone.
Et, bêtement, je vais ouvrir.
Scène improbable de dialogue entre moi et mon futur-patient, lui dans la rue et moi dans mon bureau, les deux mains sur les fenêtres que je viens d’ouvrir, les bras écartés, avec ce demi-mur idiot qui séparent nos jambes.
Il me dit qu’il veut une consultation, je lui dis que Heuu, il doit faire le tour de la rue et venir sonner à la porte.
Et en ouvrant les fenêtres, en découvrant mon patient de la rue, il y a déjà seize bonnes secondes de ça, quelque chose a dit dans mon crâne : « Oh toi mon coco, tu veux du Subutex ».

Je ne sais pas encore pourquoi, mais ça a sonné tout de suite du côté de mon alame intérieure.
Le côté incongru de notre première rencontre a sans doute joué, mais, en ouvrant la fenêtre et en découvrant mon patient, je me suis dit que je n’avais pas envie de cette consultation.

Il a fait le tour, il a sonné gentiment à l’interphone, et je n’ai pas pu faire autrement que de lui ouvrir.
Une fois assis en face de moi, quand nos jambes ont retrouvé leurs positions légitimes, il m’explique qu’il vient de déménager, et qu’il veut changer de médecin, et que justement il avait un problème en cours avec son dernier médecin d’il y a à peine quatre jours.
« Subutex, subutex, subutex » ânnone mon cerveau pétrifié.

Mais pas de Subutex.
Il  avait un truc, des symptômes bizarres, il allait faire pipi souvent la nuit, et son médecin lui a fait un test d’urines, dont il n’a pas les résultats sur lui mais qui était normal, paraît-il, et il avait une sorte de poids dans le bas-ventre, et son médecin a fait faire l’analyse d’urines qu’il n’a pas mais qui était normale et lui a dit qu’il fallait en faire plus.
Mmmm, dis-je.
Je dis souvent Mmmm quand je me sens dépassée. Ca fait gagner du temps.
Mmmm, dis-je, donc.
Son médecin lui a donné un traitement dont il a oublié le nom, malgré les analyses normales, il a dit qu’il fallait attendre un peu, mais le traitement ne marche pas et ça ne passe pas et il a déménagé et le voilà chez-moi. Sans ses analyses, sans l’ordonnance du traitement-qui-ne-marche-pas, mais avec ses drôles des symptômes qui durent.
Il n’a pas de fièvre, il n’a pas d’écoulements, il n’a pas d’autres symptômes que ce poids dans le bas-ventre et ces analyses normales, et il attend de moi que je résolve son problème.
Mmmm, dis-je, encore un peu embrumée par mon cerveau qui crie « Subutex ! Subutex ! »
Mon patient, gentil qu’il est, essaie de m’aiguiller un peu, devant mes « Mmmmm » peu décisifs.
– « Il a dit que c’était peut-être une mmmmm, heuuu, « prostatite » ??? »

« Mmmm« , dis-je encore, fidèle à moi-même, « Oui, ça fait partie des choses à éliminer, passons à côté, je vais jeter un oeil sur votre ventre.  »

Sur le chemin qui sépare mon bureau-bureau de la salle d’examen, pendant que déjà, une certitude se grave en moi (Je m’en fous, je ne lui ferai pas de TR),  il ajoute :  « Mais en fait je dois vous dire, je n’ai pas ma carte vitale et je n’ai pas de quoi payer, j’ai laissé mon chéquier à la maison ».
L’occasion est là, et je bondis.
– Ecoutez, que je lui dis, trop contente d’avoir un prétexte pour écouter mon alarme qui hurle sans que je sache pourquoi, ça devient un peu compliqué. Vous n’avez pas les analyses, vous n’avez pas le nom du médicament qu’on vous a donné, vous n’avez pas votre carte vitale, vous n’avez pas de quoi payer… C’est un peu compliqué pour moi d’arriver au milieu d’une histoire que je ne connais pas, je vous propose de revenir demain avec tout ce qu’il faut, et nous verrons comment nous pouvons avancer.

Et je vois le patient prendre le contrôle de la consultation, à peu près comme à chaque fois que mon alarme sonne. Maintenant, je sais bien que cette alarme qui beugle, c’est le signe que je suis manipulée et que je perds le contrôle des choses, mais à l’époque, je n’entendais que « Subutex ! Subutex ! Ou alors, heuuu non, mais quoi ? Que se passe-t-il ? Je n’aime pas ce patient et je veux qu’il parte.  »
– Mais, qu’il me dit, mon médecin m’avait parlé de prostatite ?
– Hmmm, hmmm, oui, c’est possible, dis-je, c’est justement pour ça qu’il faudrait que vous reveniez demain avec tous les éléments…
– Mais, dit-il, il ne faudrait pas refaire l’examen ?
– Si ! Si ! m’entends-je hurler, justement ! Je vais vous refaire-faire un examen d’urines, vous allez le faire, et vous reviendrez avec les résultats du premier examen, l’ordonnance du traitement qui n’a pas marché et les résultats du deuxième examen, et votre carte vitale, comme ça on pourra avancer.
C’est tout ce que je trouve à dire devant mon cerveau qui me hurle : « Ruuuun ! You fools » sans que je comprenne pourquoi.
– Mais, si le premier examen était normal, ajoute-t-il, le deuxième va peut-être l’être aussi ?

A ce stade de la non-consultation, j’essaie tout ce que je peux et je n’ai plus qu’un seul but : le mettre dehors, vite et bien, et le faire revenir sur les consultations du Dr Carotte.
– Oui, peut-être, nous ne pouvons pas savoir, il faut vérifier qu’il n’y a pas une infection, il faut refaire l’examen.
Je dis n’importe quoi. Je le sais. Mais j’ai cette alarme, qui est maintenant devenue « Pas Subutex  ! Pas Subutex ! Je sais pas quoi mais Run you fools ! » qui m’empêche d’entendre quoi que ce soit d’autre, et je ne suis plus médecin.
Je suis une fille à couettes abasourdie par son alarme.
Le patient voit que je patauge, et, gentiment, me guide :
– Mais mon médecin, il a dit que comme les examens ils étaient normaux, il faudrait faire un autre examen plus poussé pour voir s’il y a une infection que le premier examen n’a pas vu ?

Là, en vrai, je ne vois pas de quoi il parle. Et je lui dis :
– Mmmmm, je ne vois pas ce que ça peut-être.

L’homme qui murmurait à l’oreille des consultations ne se laisse pas désarçonner. Il continue à m’aider :
– Il a dit qu’il fallait faire quelque chose pour que l’examen puisse voir l’infection plus facilement ?

Je ne vois toujours pas. Je suis curieuse, je me sens soudain bête de ne pas savoir, je sens mes couettes prendre des proportions imprévues, avec l’engrais supplémentaire de la culpabilité imbécile de vouloir me débarrasser de ce patient sans savoir au juste pourquoi,  mais vraiment, je ne vois pas.

– Ecoutez, je ne sais pas ce que votre médecin voulait faire comme examen, mais déjà, puisque moi je n’ai rien comme éléments pour me guider, on va refaire l’examen de base et vous reviendrez avec toutes les pièces du dossier, ok ?

Je sens des racines pousser entre ses fesses et le fauteuil.
Il n’est pas content du tour que prennent les choses, c’est palpable. Visiblement, je le pousse dans ses derniers retranchements.
– Mon médecin, il a dit que si le premier examen il était normal, il fallait, heuuuu, comment il a appelé ça, déjà, un massage prostatique ?

Et voilà. Et voilà, ton Subutex, fool toi-même, que je ne savais pas pointer.
Merci. Le voilà, ce truc qui pressait le doigt sur mon interrupteur à alarme.
Je sais pas ce que c’est, un massage prostatique, j’ai un bout de couette en moi qui suggère que peut-être je ne sais pas ce que c’est alors que je devrais savoir, peut-être que c’est moi qui suis nulle et qui ne connait pas le massage prostatique comme étape importante du diagnostic de prostatite, peut-être que ça existe vraiment,  mais tant pis, je sais au moins, même si c’est de la faute de mon incompétence médicale, pourquoi ça carillonne comme ça depuis le début.

Je peux reprendre pied, et même si j’ai tort, même si le doute subsiste, même si peut-être tu n’es pas un gros pervers, même si peut-être le masage prostatique est une pratique répandue chez tous les urologues du coin, au moins, je sais ce qui m’arrive, et je peux te mettre à la porte gentiment.
Non, je ne pratique pas cet examen. Non, je ne sais pas ce que c’est, ni qui peut vous le faire, ni si des kiné le font. Non, ça ne fait pas partie des gestes que je fais quand je suspecte une prostatite, et peut-être vous devriez aller revoir ça avec votre médecin qui semble s’y connaître infiniment plus que moi en geste de sensibilisation à l’ECBU.

Une fois que je l’ai mis dehors, au bout de 35 minutes non rémunérées à part cet infini sentiment de soulagement, je suis allée taper sur Google « Massage prostatique ».
Comme il m’a fallu aller jusqu’à la page 6 pour trouver un semblant de lien médical qui ne parlait pas de point G masculin, de gods et d’orgasmes, je me suis dit que sans doute, mon alarme avait eu raison de mes couettes.