Attente

8 novembre, 2007

Journée aux urgences.
J’ai toujours un peu de mal à partir, à la fin de ma journée. Il y a des choses en cours, et c’est toujours difficile de laisser un patient à un collègue en plein milieu de sa prise en charge. Et c’est toujours chiant de prendre le métro. Et on est bien, aux urgences.

Ce jour là, c’est encore plus difficile de partir.

J’ai une patiente qui est venue pour douleurs abdos et nausées. Jeune.
Rien de grave à première vue.
Pas de contraception, ça fait 2 ans qu’elle essaie d’avoir un bébé et qu’elle désespère. Elle m’émeut, dans sa façon de me dire ça et dans ses yeux qui brillent.

Le bHCG est en cours, ça met longtemps, mais je ne sais pas pourquoi, je le sens bien. Je veux attendre.
J’appelle le labo. Une fois, deux fois. C’est encore en cours. Ca fait une heure et demie que je devrais être partie, tout le monde me dit que je suis folle, et que je n’ai qu’à rentrer chez moi.
Mais c’est MA patiente, et si jamais, si jamais elle était enceinte, je veux que ce soit moi qui lui dise.

J’appelle le labo une quatrième fois.
Le test est positif.

Quand je vais lui dire, ses yeux brillent, encore.
Je n’ai vraiment, vraiment pas regretté ces deux heures d’attente.

Flottement

10 octobre, 2007

Elle a 96 ans. Elle pèse 36 kg.
Envoyée aux urgences par sa maison de retraite, pour des douleurs abdominales sur « constipation opiniâtre ».

On dirait une grand-mère de livre, une grand-mère de film. Les cheveux très blancs, encore longs. Toute petite, toute frêle ; un filigrane. Elle parle avec une voix douce, voilée, lointaine. Souriante, malgré tout.
On dirait qu’elle abrite un espace-temps parallèle où tout s’écoule plus doucement.
Tout en elle flotte. Sa voix flotte, son existence même semble flotter quelque part entre ici et ailleurs, son corps flotte au milieu d’une peau trop grande pour elle.

Rien de parcheminé, dans sa peau ; rien de sec, rien de cassant.
Ratatinée, sa peau. Fripée, comme un trop grand morceau de cuir souple replié doucement autour d’un corps devenu trop petit.
On suit ses os des yeux, et, la main sur son ventre, on plonge au coeur même des viscères. Il n’y a rien entre ses intestins et ma main, rien que sa peau trop fine.

Je passe 30 minutes, au moins, à extraire ses selles à la main. C’est incroyable qu’un aussi petit bout de femme puisse contenir autant de merde.
Je lui fais super mal.
Elle pleure comme elle parle ; voilé, lointain.
Elle me dit merci, parce qu’elle a moins mal quand j’ai fini.
Ce n’est pas qu’elle soit SI constipée, je ne vois tout simplement pas avec quelle force et quels muscles elle pourrait faire le simple effort de pousser pour sortir tout ça elle-même.

Elle n’est malade de rien, au siècle où on doit forcément être malade de quelque chose.
Même les chiffres, les beaux et implacables chiffres qui prouvent noir sur blanc une maladie bien nette et sans bavure, même les chiffres ne parviennent pas à trouver de quoi elle meurt.
Ses reins fonctionnent, son coeur fonctionne, sa tête fonctionne.
Et pourtant elle meurt.

Au ralenti. En flottant. Comme une chandelle qui s’éteint tout doucement.
Elle meurt de rien.
Elle meurt de tout.
Elle meurt de la vie.

Ca arrive encore.

Petite lâcheté quotidienne.

10 septembre, 2007

Il est jeune, 60 ou 65 ans. Je ne sais plus au juste ce qui l’amène, un AVC, probablement, ou un cousin sympathique.
Sa chambre est en plein milieu du couloir, le « couloir porte », où on entasse les gens qui arrivent aux urgences trop mal en point pour repartir chez eux, pas assez mal en point pour être acceptés en réanimation, pas assez vendeurs pour être acceptés rapidement dans un service d’hospitalisation traditionnelle. On a de la place seulement pour 8 échoués, dans le couloir porte. Si on commence sa garde avec « le porte plein », on sait d’avance qu’on ne pourra rien faire de la petite dame de 80 ans qui va arriver à bout de souffle cette nuit, qu’elle va nous coûter 4 heures de coups de fils dans tous les hôpitaux de la région. On sait que ça part mal.

Bref il a échoué là, lui. Le veinard.
Il hurle, il s’agite, il frappe, il est attaché.
Il hurle. Il ne s’arrête jamais de hurler. J’ai un peu envie de hurler aussi.

Il hurle deux choses, deux choses seulement, toujours les mêmes, inlassable.

La première, c’est, en écho, la dernière phrase qu’il a entendue. Il part en crescendo, et de plus en plus aigu, en boucle.
« Il faut rester caaaaAAAAAAAAAAAALME ! IL FAUT RESTER CAAAAAAAAAAAALME !  »
Ou encore « Allongez-vooOOOOOOOUS ! ALLONGEEEEZ-VOOOOOUS ! »
On pourrait drôlement s’amuser, en fait, avec lui. Rentrer dans sa chambre, dire « Caca boudin » et guetter la tête des infirmières quand il se mettra à le hurler à son tour…

La deuxième, c’est sa seule phrase à lui. Je suppose qu’il la garde pour quand il a oublié ce qu’il était en train de hurler. Sa phrase à lui, c’est :
« La tête elle est viiiiiiiiiIIIIIIIIIIDE ! LA TÊTE ELLE EST VIIIIIIIIDE ! »
Son visage se déforme, il a les yeux beaucoup trop grand ouverts, beaucoup trop fixés sur moi.

C’est vrai. C’est vrai qu’elle est vide, ta tête. Ça fait quatre jours qu’elle est vide, alors qu’elle était parfaitement pleine avant qu’un petit bout de sang vienne se décider à boucher une artère de ton cerveau, pour voir si ce serait rigolo. Ta tête est vide et ça te terrorise.
Et ça me terrorise aussi.
Qu’est ce qui s’y passe, dans ta tête juste assez pleine pour savoir qu’elle est vide ?
Et surtout, surtout, qu’est ce que je peux te dire, moi ?

Je dois te tapoter la main en disant « Meuh non meuh non mon brave, elle est pas vide votre tête, allons allons, ahahah » ?
Je dois te dire « Chut, chut, ça va, tout va bien, calmez-vous ? »
Je dois te dire « Hé oui bonhomme, houlalala, sacré néant dans ta boîte crânienne, hein, c’est pas de bol…. »

Qu’est ce que je peux lui dire ?
Je ne peux pas le rassurer. La vérité, c’est que sa tête est vide, et que très probablement ça ne s’arrangera pas, et qu’il frappe et qu’il crache sur sa femme qui vient essayer de lui rendre visite tous les jours, et qui va finir par ne plus venir, ou une fois par semaine, le dimanche, parce qu’il faut bien être une bonne épouse.
La vérité c’est qu’on finira au mieux par lui trouver une place dans un long séjour quelconque, avec des infirmières qui soupireront en entrant dans sa chambre et qui iront voir le médecin pour demander si on ne peut pas quand même lui monter un peu son Haldol parce qu’il épuise toutes les équipes.

Qu’est ce que je peux lui dire ? J’ai pensé à lui parler longtemps, de n’importe quoi, n’importe quoi pour remplir un peu sa tête, comme on berce un nouveau-né. Lui parler de la pluie et du beau temps, lui dire que sa femme a téléphoné et qu’elle l’embrasse, que maintenant il est onze heures et demie et que le repas sera bientôt servi, mais que le menu est pas terrible aujourd’hui.
Ça paraît la seule chose à peu près envisageable, mais bêtement, je n’ai pas le temps. Pas le courage, non plus. Les urgences tournent, les gens arrivent, le bip bippe, et je ne peux pas passer 10 minutes à essayer de te raconter n’importe quoi, en sachant pertinemment que de toute façon, au mieux, j’arriverai, peut-être, peut-être, à t’apaiser pendant 4 secondes que tu auras oubliées tout de suite après.

Alors je fais comme tout le monde.
Au début, deux ou trois fois, j’essaie de rentrer dans ta chambre et je dis une phrase creuse et idiote pour te calmer ; de plus en plus courte, de plus en plus idiote, en me sentant vaguement ridicule d’essayer de changer la face du monde avec ma phrase à la con.
Après je ne rentre plus, je passe à côté de ta chambre en regardant fixement mes pieds, en prenant l’air pressé, genre « C’est pas tout ça mais j’ai des vies à sauver ».

Et quand l’infirmière me demande de te prescrire un Loxapac, parce que c’est plus possible et qu’on peut pas travailler dans des conditions pareilles, je signe, et j’ai hâte que ça marche.
J’aimerais savoir comment ne pas avoir honte de cette prescription que je fais pour moi, parce que pour toi je ne fais rien.