IRMa

19 mai, 2008

– Je viens vous voir parce que j’ai mal au dos. Et puis, pour vous montrer les radios de genoux et la prise de sang et l’échographie que vous m’avez fait faire la fois dernière. Enfin, je veux dire, c’était la remplaçante, elle m’a prescrit des radios de genoux. Et puis je me disais que pour mon genou, je me dis, il faudrait faire une IRM, non ?

–  Qu’est ce qui se passe avec vos genoux ? Pourquoi vous voulez une IRM ?

– Bin pour un contrôle. En fait, je me suis trompé la fois dernière, j’ai demandé des radios de genoux, mais en fait, c’est une IRM qu’on avait faite quand j’étais petit, mais moi je savais plus, je croyais que c’était des radios, alors j’ai demandé des radios. Mais du coup, c’est une IRM qu’il faudrait faire pour contrôler, non ? Ca m’embête un peu, parce que bon, je vous ai fait faire des radios pour rien…

– Non mais je veux dire, vous avez un problème aux genoux ? C’était quand, cette IRM qu’on vous avait faite ?

– Ooooh, c’était y a longtemps, hein ! Quand j’avais… heu… 14 ans peut-être ? Je me souviens plus. Ils avaient rien trouvé, mais il faudrait un contrôle, non ?

– Mais je veux dire, vous avez un problème avec vos genoux ? Vous avez mal ?

– Oh nonnonnon, j’ai pas mal du tout. Je voulais contrôler, c’est tout. On ne sait jamais.

Un train en marche

19 mai, 2008

C’est rigolo, de remplacer plusieurs médecins.
Et c’est dur, d’arrêter un train en marche.
Et puis, le plus souvent, avouez que c’est même pas la peine d’essayer.

Mine de rien, on ne fait pas ce qu’on veut, quand on remplace. Un vrai exercice de style.
On s’occupe des patients d’un autre. Provisoirement.
Si on est complètement d’accord avec la prise en charge, on s’inquiète de faire moins bien.
Si on n’est pas complètement d’accord avec la prise en charge, si on trouve que c’est un peu trop, ou un peu pas assez, ou un peu à côté de la plaque, ou du grand n’importe quoi, il faut peser soigneusement le rapport bénéfice/risque de l’ouvrage de gueule.

Est-ce que ça vaut VRAIMENT le coup de risquer de gâcher une alliance thérapeutique qui se passe bien pour éviter une prescription de magnésium ?
Est-ce que ça va servir à quelque chose d’essayer de lancer un sevrage de benzos, alors qu’on ne sera plus derrière pour assurer la suite, alors qu’on sait très bien que la prescription sera reconduite à la prochaine occasion ?
Est-ce qu’on est à ce point persuadée d’être plus maligne que l’autre, juste parce qu’on n’aurait pas fait pareil ?

Alors on calque. On soigne « comme ».
On joue au docteur.

Le lundi matin, on sait qu’on va prescrire beaucoup de Doliprane, beaucoup de patience et pas mal de citron chaud.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va prescrire de la carbocystéine, reconduire des oligo-éléments et des arrêts de travail, distribuer des gougouttes pour le nez et du locabiotal.

Le lundi matin, on sait qu’on va passer plein de temps à parler et à se taire.
Le jeudi après-midi, on sait qu’on va passer plein de temps à écrire.

Et en définitive, c’est assez passionnant.

Ca permet d’apprendre un peu tous ces médicaments qu’on ne connaît pas parce qu’on ne les prescrit jamais, mais auxquels on sera forcément confrontés un jour ou l’autre, parce que des patients nous en parleront. Ne serait-ce que pour être capable d’argumenter tout le mal qu’on en pense au lieu de se contenter d’un haussement d’épaule peu convaincu, et peu convaincant.

Ca permet de réfléchir deux fois plus. D’aiguiser son sens critique, de comparer ce qu’on fait tout le temps, ce qu’on ne fera jamais et ce que, bon, faut voir. Ca permet de se poser des questions. Ca permet d’énerver assez pour donner l’énergie de chercher des preuves.

Ca permet de réfléchir deux fois moins. Et de se reposer un peu. Les prescriptions faciles peuvent être très reposantes, pour peu qu’on réussisse à ne pas dépenser trop d’énergie à fulminer contre.
Renouveler du Stilnox, ça prend 3 minutes et 2 neurones, et le patient repart tout content.
Discuter de la physiologie du sommeil, convaincre, écouter, rassurer, débattre, argumenter, ré-expliquer, essayer de comprendre et de s’adapter, ça prend 35 minutes-que-à-la-fin-on-a-pas-même-pas-fini et pas loin de deux hémisphères, et le patient repart une fois sur trois en tirant la gueule.
Alors, quand on peut se permettre de flemmarder un peu, parce qu’on a décidé de ne pas lutter contre le train en marche, quand on peut se permettre de facturer 220 euros horaire du neurone, en se déculpabilisant parce qu’après tout, ce n’est que la merde de l’autre, alors, disais-je donc bien plus haut, ça repose un peu. Il y a une certaine jouissance à se laisser aller au recopiage d’ordonnance.

Ca permet de se rassurer. Quand on croit qu’on ne sait rien faire, quand on croit qu’on ne pourra jamais être à la hauteur, on se rend compte que ça, on sait le faire, et que visiblement ça ne vous traîne pas forcément en prison et ça ne vous empêche pas d’avoir une patientèle. On se dit qu’au pire, on réussira toujours à faire ça.

Ca permet de relativiser. Ca permet de se découvrir dédaigneuse et méprisante, ça permet de se souvenir qu’on est en train de juger du haut de nos deux ans d’exercice et de nos deux couettes le travail d’un type qui a 30 ans d’expérience, et une prescription qui a peut-être été réfléchie et pesée dans un contexte qu’on n’a pas pris le temps de connaître, d’un patient qu’on n’a pas pris le temps d’apprivoiser.

Ca permet de se donner l’envie et le courage d’avancer. Ca permet d’avoir envie de trouver l’énergie de monter SON cabinet, avec SES patients. D’exercer comme on pense devoir le faire, sans avoir peur de faire perdre à un autre un patient qui n’est pas à nous. De se façonner une patientèle qui nous ressemble, à qui on plaira parce qu’on donne du doliprane et du citron chaud, et qu’on verra partir sans regret pour un autre qui lui convient mieux si on ne lui convient pas.
Ca permet d’avoir envie de faire sa merde à soi, qui sent toujours un peu meilleur que celle des autres.

Lézard

6 mai, 2008

Au début, on croit que la vie est simple. Binaire. Manichéenne.
Il y a les malades et les feignasses.

Dans le monde des feignasses, la vie est belle.
On fait passer un kyste synovial du poignet en accident de travail (J’vous jure Msieur l’Juge, j’étais au travail, tranquillement, à travailler, et pouf ! Rendez-vous compte !), on fait prolonger l’arrêt une première puis une deuxième fois, puis encore un peu par gourmandise, puis encore un peu pour la route, puis encore un peu mais c’est la dernière, et à la fin, on n’a pas travaillé pendant deux ans. Sept cent trente jours.
Pas parce qu’on a besoin de son poignet au quotidien, hein ! Non, on est agent de surveillance. Mais mettons qu’un jour on soit dans l’obligation de castagner un peu quelqu’un, on ferait mal son travail et on ne veut pas imposer une telle incompétence à la société…

Dans le monde des malades, la vie est une chienne.
Elle bosse tout ce qu’elle peut, parce qu’elle doit, parce qu’il faut bien, parce qu’elle n’a pas le choix. Elle enchaîne les boulots ingrats. En France depuis peu, elle n’a pas beaucoup de formation, beaucoup de courage et la certitude qu’un boulot, c’est précieux.
Oui, « Elle arrivait de Somalie, Lily », vous y êtes.
Il lui a fait des gentilles remarques au début (Bienvenue !!), puis il lui a effleuré les fesses, puis il l’a choppée dans un couloir vide. Et là, elle ne se sent pas d’y retourner. (Tu m’étonnes…)

Et en fait, il y a tout un monde, entre le monde des feignasses et le monde des malades.

Celui qui chiale parce que vous comprenez Docteur, il est étouffé par le quotidien et il aurait voulu faire autre chose, et le bilan de sa vie à son âge, hein, c’est pas ce qu’il aurait voulu, et lui il a besoin de s’épanouir, et pour s’épanouir, il a besoin de sortir et de voir des gens, et un travail comme ça ça l’aide pas à s’épanouir, et il en peut plus parce que c’est pas une vie tout ce quotidien, et là son arrêt de travail s’arrêtait ce matin mais il a pas eu la force d’y retourner parce que c’est pas tenable, voyez, rendez-vous compte…

Ah ?
Ah.
Ok alors moi on dirait que pour m’épanouir, j’aurais besoin que tu te taises pour commencer, pis j’aurais besoin de bosser deux jours par semaine en gagnant plein de sous à soigner des gens en bonne santé et de bonne humeur, pis j’aurais besoin de passer tout le reste du temps à jouer à Wow en fumant des clopes.
Comme quoi, hein…

Y a celle qui n’en peut plus d’avoir des horaires pareils, rendez-vous compte, 9h-18h TOUS LES JOURS, avec une heure seulement le midi, et même que l’autre jour ils l’ont fait travailler UN DIMANCHE, c’est pas possible des conditions pareilles,  on finit par craquer, forcément, rendez-vous compte.

Y a celle qui travaillait à la caisse et que sans crier gare ils l’ont mise au service des cartes, mais elle y connaît rien au service des cartes, elle a pas été formée, et elle était bien à la caisse, depuis 32 ans qu’elle y travaille, pensez, mais ils font ça à toutes les anciennes, pour les faire craquer et pour qu’elles partent avant la retraite, parce que forcément, elles leur reviennent plus cher que des jeunes, 32 ans rendez-vous compte, si c’est pas du harcèlement moral, pourquoi ils l’auraient changée comme ça de poste si c’était pas pour la forcer à partir, parce qu’au service des cartes c’est pas pareil et c’est exprès pour la faire craquer, pensez…

Je ne pense pas, moi. Je ne sais pas, je ne me rends pas compte de l’enfer du service des cartes.
Y a pas marqué prud’hommes.

Alors bien sûr, je suis censée convertir tout ça en médical. Chercher et trouver (ou pas) des signes tangibles d’à quel point c’est plus supportable. Des signes de surmenage, des signes d’anxiété généralisée, des signes de dépression.
Mais entre ceux qui en rajoutent des tonnes, ceux qui vous racontent une situation qui vous paraît terrible en serrant les dents et en disant que ça va, ceux qui vous racontent une histoire qui vous paraît trois fois rien en pleurant tout ce qu’ils peuvent, ceux qui mentent, ceux qui connaissent le système administratif mieux que vous, ceux qui dramatisent, ceux qui minimisent…
Allez faire la distinction entre le malade et la feignasse…
Peut-être que cette femme, ça la rend VRAIMENT malade, cette situation qui me paraît triviale ?

Elle est où, mon objectivité à moi, entre mon « sens clinique » et mon « intime conviction » ?
Quelle légitimité j’ai, moi, moi-être-humain avec mes propres limites, ma propre histoire, mes propres forces et mes propres failles, à décider de ce qui est ou pas une situation de travail intolérable ?
Parce qu’à force, c’est intenable à la fin toute cette pression permanente, voyez, c’est pas une vie à la fin, y a un moment où on craque rendez-vous compte…

« Stage chez le prat ».
Je suis encore interne, et je passe 6 mois dans le cabinet d’un médecin généraliste. J’assiste à ses consultations (facile), j’assure les consultations (ça va), il assiste à mes consultations (ça, c’est dur…).

Une mademoiselle N. vient nous voir. C’est une consultation à laquelle j’assiste. Dans le fauteuil de droite. Celui où j’ai appris à bailler en n’écartant que les narines d’un air concentré.
Je fais ça très bien.

Elle n’était pas venue depuis 2 ou 3 mois, elle a pris rendez-vous la veille. Lourde dépression dans les antécédents récents, elle est encore sous traitement. Elle s’asseoit.
« Alors, comment allez-vous ? »
Elle nous raconte. Ca va plutôt bien.
Elle raconte son job, elle raconte sa vie amoureuse, elle raconte ses enfants. Tout va plutôt mieux. Mon prat se réjouit de la voir sourire pour la première fois depuis 2 ans. Elle fait une blague, même, à un moment. Dont elle rit elle-même.
Physiquement, ça va plutôt bien aussi. On fait le tour des effets indésirables du traitement, rien à l’horizon. Elle raconte des choses anodines pendant toute la consultation. Elle donne des nouvelles de sa mère, elle demande des nouvelles du chien.
La fin de la consultation arrive, on se salue, elle signe un chèque, elle s’en va.

Elle est partie depuis 5 bonnes minutes quand je me demande « Heuuu… Et en fait, elle venait pour quoi ? »
On lui a même pas renouvelé son traitement, elle en avait encore pour deux mois.

Tu vois Marie, des fois, les gens viennent vraiment pour dire qu’ils vont bien.

Les petits ruisseaux

29 avril, 2008

Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Une phrase de ma grand-mère.
Qu’elle me disait souvent, quand je laissais la lumière de la chambre allumée ou que je laissais couler l’eau en me brossant les dents.

Je n’arrive pas à entendre « trou de la sécu » sans penser aux petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Je vous livre donc quelques ruisseaux, comme ça, au fil de l’eau. En écartant volontairement tous les ruisseaux fruits d’erreurs individuelles, de médecins mal formés ou trop déformés par la frousse du grand torrent procédurier.

– A l’hôpital, quand vous arrivez, on fait un « bilan d’entrée ». Même si c’est une anomalie d’un « bilan en externe » qui a motivé votre hospitalisation. On a fait un bilan biologique en ville, dans un petit laboratoire ridicule qui fait probablement marcher ses machines à grands coups de hamsters qui tournent dans des petites roues au sous-sol. Le bilan était anormal, on a demandé votre hospitalisation, et on refait le bilan dans le gros beau laboratoire qui brille de l’hôpital. Même 12h après. On ne se méfie jamais assez des hamsters.

– Quand j’étais externe, et qu’il fallait opérer un patient, on lui demandait sa carte de groupe sanguin. Souvent, il en avait une. Du coup, on savait ce qu’il fallait commander comme sang au cas où il ait besoin d’une transfusion.
Et puis, quand j’ai été interne, la mode est arrivée des labos qui veulent leur propre groupe et leur propre rhésus. Si on fournit une carte de groupe du labo de l’hôpital, ça va. Si c’est une carte ancienne, d’un autre hôpital, d’un autre hamster, d’une autre ville, on ne veut pas prendre le risque de transfuser avec ça et on réclame son propre joli petit groupe.
Si vous avez une carte de groupe soigneusement rangée dans votre porte-feuille parce qu’on vous a dit dans des temps lointains de la garder à vie, vous pouvez la jeter et économiser de la place pour votre carte d’adhésion à la FNAC.

– Quand vous donnez votre sang, on fait des tas d’examens dessus. Le groupe, le rhésus, les sérologies du sida et des hépatites, entre autres. Mais ce n’est pas officiel. Question de hamsters. Ca ne vaut pas pour une vraie carte de groupe. Il faut la refaire.
Et les sérologies, il faut les refaire aussi. On ne mélange pas les torchons du don du sang avec les jolies serviettes de l’hôpital.

– A l’hôpital, si vous voulez un ionogramme, vous écrivez « iono » sur le bon de prescription. L’infirmière coche « iono » sur le bon de laboratoire.
« Iono » qui inclut également « ASAT, ALAT, bilirubine totale, bilirubine directe, PAL, réserve alcaline, glycémie, CRP, urée, créat, lipases, amylases, gamma GT, magnésium » sur le bon du labo.
De la même façon, si vous demandez une TSH, vous aurez en prime la T3L et la T4L qui ne servent à rien dans ce cas-là, que vous n’avez pas demandées et dont vous n’avez rien à faire. Parfois, vous écoperez en prime d’un FSH et d’un LH, comme ça, pouf. Parce que « TSH » correspond au code « HDIZS » sur le bon de labo, qui comprend tous les autres dosages.
Et je passe sur les risques médicaux qui déferlent quand vous tombez sur une anomalie anecdotique d’un bilan injustifié.

– A l’hôpital, si on est vendredi 14h quand le médecin demande un examen, vous aurez votre examen lundi matin, au mieux. Et vous resterez hospitalisé vendredi, samedi et dimanche, pour regarder motus à la télé et pour manger des brocolis sans sel, pour attendre lundi, à 9 238 839 201 francs la journée d’hospitalisation.

– Si vous êtes hospitalisé en réanimation dans les suites d’une opération, et qu’aucune place ne se libère en service d’hospitalisation traditionnelle, parce qu’on est vendredi et que tous les patients doivent avoir un examen lundi matin, vous resterez hospitalisé en réanimation à dix fois plus cher la chambre en attendant lundi.

– Si vous avez une jambe cassée, on vous commandera une ambulance pour rentrer chez vous. Parce que les taxis ne veulent pas se déplacer et parce que les VSL n’existent pas.

Et dans les cascades de ruisseaux, je me noie.

J’ai passé quelques temps à assurer des consultations parallèles aux urgences.
Comprendre : vous venez aux urgences parce que ça fait trois semaines que vous toussez, ou parce que vous vous êtes cogné le petit orteil il y a 15 jours, ou parce que vous savez que c’est gratuit. (Ca ne l’est pas, hein, mais ça peut vite le devenir. Suffit de pas payer). Plutôt que de tripler le personnel d’accueil qui va s’épuiser à essayer de vous expliquer que vous n’avez rien à faire aux urgences, on colle un interne dans une petite salle à côté, on vous rebalance sur lui et tout le monde est content.

L’interne, parce que ça lui permet de faire ses premiers pas en presque-cabinet, seul face à face au patient.
L’hôpital, parce que ça fait autant de plaintes, de conflits et d’arrêt de travail pour surmenage en moins.
Vous, parce que vous l’avez, votre consultation sans-rendez-vous-sans-payer.

Ca a été extrêmement enrichissant.
Et extrêmement perturbant.

A la fin des six mois, j’allais de Oh mon dieu en Oh mon dieu.
Oh mon dieu, ça strouve, je suis raciste.
Oh mon dieu, ça strouve, je déteste mon métier.
Oh mon dieu, je suis trop mauvaise.

Prenons une minute pour nous replacer dans le contexte. Soins de proximité, immédiats, gratuits-pas-vraiment-mais-presque, pour tout ceux qui n’ont pas de médecin généraliste préféré sous le coude. Biais de sélection énorme. Pauvres, immigrés, sans couverture sociale, ne parlant pas français. Plein. Partout. Tout le temps.  Une salle d’attente pleine à craquer de déshérites.
Et bordel, il est déjà 11h30, et j’en ai encore 6 à voir avant midi.

J’ai fini par redouter la femme arabe de cinquante ans.
Je la voyais dans la salle d’attente que je la détestais déjà. Elle parle trois mots et demi de français. Des fois, pour me faire plaisir, elle ramène quelqu’un qui en parle quatre et qui fera office de traducteur. Elle est trop malade. Trop trop trop malade. Le chaud. Ca fait le chaud tout là tout là, jusque là dessus la tête.
Elle remonte la main au dessus de la moitié gauche de son corps. Le pied gauche le genou gauche la cuisse gauche la hanche gauche le sein gauche la tête et au dessus de la tête. Oui oui, elle a chaud au dessus de la tête. Cherchez pas. Et puis elle a les fourmis la nuit, ça gratte ça gratte ça gratte, elle peut pas dormir. Et puis c’est chaud chaud chaud, elle sue, elle trempe les draps. Et puis des fois elle a un trait sur le front, au milieu, et ça fait pffffff au milieu du front, comme ça, de gauche à droite, et elle est trop fatiguée. Et puis ses doigts sont bloqués bloqués, et elle veut la piqûre que sa cousine elle l’a eue une fois et qu’après elle était plus bloquée.
Elle n’arrive à répondre à aucune de mes questions. Elle me répète la même chose, toujours.
Elle est obèse, inexaminable. Elle met une bonne demi-heure à enlever ses 54 couches de vêtements. Elle m’appelle « ma fille » en souriant, merci merci ma fille.

Je viens donc de passer au bas mot 20 minutes pour réunir des informations incompréhensibles et inexploitables. La chauderie hémicorporelle gauche avec paresthésies et pffffiouterie du front, moi, je connais pas.
Quand j’essaie de décomposer, de rationaliser, de m’obliger à ne pas caser tout de suite tout ça dans la case « Elle me les brise », j’attrape des sueurs froides. Tumeur cérébrale, dysthyroïdie, AVC, tuberculose, gale, lymphome, ménopause, maladie systémique bizarre avec symptômes à la con… Tout s’embrouille. Ca peut n’être rien, ça peut être tout, et je ne comprends rien à ce qu’elle me raconte et j’ai encore 5 patients à voir avant il y a 20 minutes.

Plus je ne comprends rien et plus je lui en veux.
Plus je lui en veux et plus je deviens agressive.
Plus je deviens agressive, plus je deviens mauvaise.
Plus je deviens mauvaise, plus je m’en veux.
Plus je m’en veux, plus je lui en veux, et la boucle est bouclée.
Allez hop, tu vas me prendre 7 gouttes de Rivotril avant de dormir et s’il te plaît, quand ça ne marchera pas, reviens quand ce ne sera pas moi.
La honte.

Il doit y avoir un truc culturel. Auquel je ne suis pas habituée.
Les occidentaux, ils sont gentils et disciplinés. Ils ont le bon goût d’avoir des lombalgies, ou des colopathies. Des trucs dont j’ai entendu parler à la fac, et que je traite à grands coups faciles de médicaments probablement inadaptés mais recommandés noir sur blanc dans mes jolis cours.

Bon, c’est très faux, hein.
Il y a des tas de pfiouterie au milieu du front chez de bons français bien blancs, avec qui je suis tout autant mauvaise. Mais quand même, la chauderie hémicorporelle gauche, c’est très fréquent chez les femmes arabes obèses de cinquante ans. Et les lombalgies, c’est très fréquent chez les femmes françaises obèses de cinquante ans. Et je pense qu’il y a des tas de symptômes occidentaux qui sont du même ordre que la chauderie, sauf qu’on a appris à les mettre derrière des mots, des diagnostics et des traitements bien établis. Et que du coup, je suis probablement aussi mauvaise avec eux, sans même le savoir. Ce qui est peut-être encore pire.

Perturbant, vraiment.

Colle.

16 avril, 2008

De garde à la maternité.
J’assure les « urgences gynéco ».
22H30, examen clinique d’une jeune femme qui vient pour un problème que j’ai oublié.
C’est presque son premier examen gynéco, et c’est presque mon premier examen gynéco.

Toucher vaginal. Aloooors… Bon, le col. Ok, il a l’air bien, ça fait pas mal dans le cul de sac de droite, et si je vais dans le cul de sac de gauche… Bin merde, le col. Bon, ok, il a toujours l’air bien.  Alors je reprends à gauche, et… Attends, je suis perdue. Bon, je reviens sur mes pas, je tourne à droite, je passe le col, je suis la gauche, je… Bordel ! Le col !
Je comprends rien à ce qui se passe sous mes doigts.
Je prends le spéculum, j’engage, j’écarte les lames, je vois le col, ok. Je repositionne, je vise à côté, j’écarte les lames, et je vois le col. Bon.
Allo Houston ?

J’appelle mon chef de clinique depuis le couloir.
« Oui, écoute, excuse moi de te déranger, mais je comprends rien à mon examen, là, j’ai l’impression que la dame a deux cols. »

Et les vrais problèmes commencent. Quand-même, d’accord, je suis jeune interne, mais je devrais avoir suffisamment de bouteille pour savoir ce qui est une urgence ou pas. Et là, c’est pas une urgence ! Ce serait une urgence, ce serait normal que j’appelle mon chef, mais là, c’est de la consultation, et c’est pas une urgence, et je vais pas commencer à le déranger à une heure pareille si c’est pas une urgence.

Ok, garçon. Non, certes, je sais bien que le potentiel deuxième col de la dame ne va pas exploser dans trois minutes si je ne coupe pas le fil bleu. Mais quand même, j’en fais quoi, moi, de cette non-urgence ?
J’écris quoi dans le dossier, qui sera ressorti par d’autres médecins lors de futurs examens ?
J’écris : « TV : normal » ?? J’écris « TV : je crois qu’elle a deux cols mais je suis pas sûre » ?
Et à la dame, je lui dis quoi ??
« Bon, écoutez madame, ne paniquez pas, hein, je crois que vous avez deux cols de l’utérus, mais c’est pas une urgence, hein. Pis en plus c’est même pas sûr. On verra ça au calme tranquillement lors de votre prochain rendez-vous avec un vrai gynéco. Et d’ici là, ne vous faites pas de soucis, rien de grave, dormez sur votre oreille »…

Mon chef a quand même fini par se déplacer, et la dame avait bien deux cols.
Mais c’était pas une urgence.

Gardes aux urgences.
Comme à sa fâcheuse habitude, le bip bippe. Je suis appelée dans les étages.
Un décès.
Sauf que, cette fois, on ne m’appelle pas pour faire le constat de décès. On m’appelle parce que la famille veut parler au docteur. Et le docteur, c’est moi.

Je prends l’ascenseur, j’appuie sur le bouton de cet étage où je ne vais jamais, pour aller dans un service que je ne connais pas, discuter avec des gens que je n’ai jamais vus de la mort d’un patient que je n’ai jamais vu non plus.
Ambiance. 

L’infirmière m’attend à l’entrée du service. Sur le trajet de la chambre, je me rancarde sur le patient. 
Mort attendue. (Oui, on dit « Mort attendue ». Pas parce qu’on l’attend en faisant des paris et en bouffant du pop-corn, hein. Parce qu’on s’y attend.) Très vieux monsieur, très vieux cancer. Tous les deux avec des générations et des générations de descendants.
De toute façon, en règle générale, dans cet hôpital-là, quand on accueille un cancer, c’est qu’on n’attend plus grand-chose.

La famille, elle, m’attend. Pas du tout agressive, pas du tout « On veut parler au médecin parce qu’on va taper un scandale« .
Non, juste « On veut parler au médecin parce qu’on est trop tristes« .
Ils me posent des tas de questions, j’improvise à la volée. De quoi il est mort, comment il est mort, quand est-ce-qu’il est mort.
« Est-ce-qu’il a souffert ? » > Non !!

Il y a des réflexes à avoir.
« Est-ce-que j’ai grossi ? » > Non !
« Elle est plus belle que moi, cette fille ? » > Non !
« T’es du genre à regarder Koh lanta, toi ? » > Non !
« Est-ce qu’il a souffert ? » > Non !

Je ne m’en veux pas. Je ne peux quand même pas leur répondre « J’en sais fichtre rien ».
Et je ne vois pas du tout ce que ça pourrait apporter de bien, de leur dire qu’il a souffert. De toute façon, c’est leur souffrance à eux qui compte, maintenant. C’est elle qu’il faut essayer d’apaiser. Et si c’est au prix d’un mensonge, je mens.

Les questions s’épuisent peu à peu, la fin approche.
Et puis le fils aîné, le grand costaud, celui qui est resté à la fenêtre depuis le début, celui qui n’a rien dit et qui regardait dehors se tourne :
« Moi, j’ai une question. »
Je l’interroge du regard.
« Nous, on l’a amené à l’hôpital parce qu’il était malade, pour qu’il guérisse, pour qu’il aille mieux. Et puis au lieu d’aller de mieux en mieux, il est allé de pire en pire, et maintenant il est mort. Comment ça se fait, ça ? »

C’est tellement touchant de naïveté, c’est tellement décalé, c’est tellement inattendu là, maintenant, à la toute fin de la discussion… Je reste sans voix une seconde. 
Le petit garçon dans la grosse brute.  
« Alors on dirait qu’on mourrait pas« .

Des fois, à la fin de leur vie, les gens meurent, monsieur…

On déménage

16 avril, 2008

Encore un post non médical, ça va devenir une mauvaise habitude.

On déménage, donc.
Je suis en train de prendre mes marques par ici. C’est beau, c’est propre, ça sent la lavande et je me cafouille un peu dans toutes les options qui fleurissent de partout, mais ça devrait finir par rentrer.
(si je ne trouve pas très vite comment on change la taille de la police, par contre, je vais être bien malheureuse)
Et j’ai des tas de bonnes raisons :

– y a pas, avoir une adresse à son nom à soit, c’est la classe. « Jaddo« , donc, comme Juste Après Dresseuse DOurs pour les deux du fond qui suivent pas.
Retenez le .fr, aussi, il y a plein de jaddo.com, vous allez vous retrouver sur des drôles de pages en chinois si vous faites pas gaffe.
Ca devrait être un peu plein de petits bugs au début, je dois bidouiller quelques trucs, mais ça va être bon bientôt.

– j’inaugure une nouvelle section, là, sur la droite, avec des Mots de patients. Qui m’ont fait sourire, ou qui m’ont émue, ou qui m’ont donné envie de mordre, ou que j’ai rien compris du tout à ce que tu racontes monsieur.
Je laisse volontairement les quotes sans explications, il y en a de savoureuses que je ne veux pas gâcher. Rendez-vous dans les commentaires de ce billet si vous ne comprenez pas les plus obscures.

– Ca me donne l’occasion de vous donner des nouvelles de notre ami qui voulait savoir combien il reste d’ours polaires en 2008.
C’est que ça le tracasse, le pauvre. Il n’en dort plus. Il me fait de la peine.

combien d’ours reste-t-il
combien il reste d’ours dans le monde
combien il y a d’ours polaire en 2007
combien reste t il d ours polaire dans le monde
combien reste t’il d’ours polaire encore?
combien reste t’il de d’ours dans le monde
combien reste-t-il d’ours polaire ?
comment s appelle les ours mariee (bon, c’est pas le même mais c’était mignon quand même)
ours(pourquoi les protégé)  (parce qu’il n’y en a presque plus en 2008 ?)
combien y a t’il d’ours maintenant (oui, parceque maintenant y en a marre !)

Si vous êtes oursologue, ou si vous avez une cousine qui a fait sa thèse sur les ours polaires en 2008, soyez gentils, répondez-lui. Qu’il puisse retrouver la paix.
Autre option : si vous êtes la cousine de l’institutrice qui a rien trouvé de plus malin comme devoir de classe qu’un truc sur le nombre d’ours polaires en 2008, dites lui que ça suffit, maintenant, elle me pollue mon blog.

PS : pour les commentaires, y a une case « Mail ». C’est précisé derrière « Non publié » (manquerait plus que ça…) et je rajoute ici à la main : « Non obligatoire ». Vous pouvez laisser la case vide, chuis pas flic.

Aide toi

23 mars, 2008

Je ne pratique pas l’art de la divination.
La seule chose que je peux lire dans vos entrailles, c’est qu’il est déjà trop tard.
J’aimerais bien, notez. Mais à la fac, j’ai pris option « Ethique médicale », et on ne peut pas tout faire.
Alors des fois, j’aimerais bien que vous m’aidiez.
Juste un peu.

Mesdames, par exemple. Que je puisse vous prendre par surprise au point de vous faire perdre la mémoire quand je vous pose des questions incongrues alors que vous venez pour une bête douleur de ventre, je peux le concevoir.
Mais quand vous venez pour un retard de règles, quand même, ce serait gentil de connaître la date de vos dernières règles.
Et quand je vous demande combien votre enfant prend de biberons par jour, la réponse « Oh, je ne compte pas vous savez » ne m’aide que très moyennement.

Je ne sais pas, moi, tentez quelque chose, au hasard, au culot. Une approximation, une estimation grossière, une moyenne, mais un chiffre, quoi.

Je m’en rends bien compte, ce n’est pas très Petit Prince, tout ça. Ca fait très grandes personnes. Mais s’il vous plaît, s’il vous plaît, on veut des réponses avec des numéros dedans.
« Souvent » ne m’aide pas quand je demande combien de fois par semaine ou par mois ça arrive.
« Oh, un moment » ne m’aide pas quand je demande depuis combien de temps ça dure.

Sinon, moi, je me rebelle et je vous fais des ordonnances avec  » 1 comprimé quelques fois par jour pendant quelques temps ».

Ordonnance que vous penserez à amener au prochain médecin que vous verrez pour un second avis.
Parce que lui, quand vous lui direz que mon traitement ne marche pas, et que vous voulez autre chose, comment, mais COMMENT voulez-vous qu’il fasse quoi que ce soit pour vous si tout ce qu’il sait, c’est que vous prenez « un sirop » ? Comment vous vous imaginez que ça se passe ?
« Oh, bah si un sirop ça marche pas, on va essayer une gélule, alors... » ??

Au fait, c’est la même chose pour « un antibiotique », hein.
On s’en cogne, de savoir que vous prenez un antibiotique.
C’est à peu près aussi utile que de savoir que vous prenez un sirop.

Alors très sérieusement, maintenant, un MESSAGE DE SANTE PUBLIQUE :

Soit on est capable de donner tout son traitement de tête, sans oublier un médicament et sans oublier les posologies ni la durée du traitement, soit on a toujours sur soi une fiche cartonnée avec la liste de ses médicaments.

Si vous avez une mère ou une grand-mère qui n’a plus toute sa mémoire, vous savez ce qui vous reste à faire.
Le prochain médecin qui la verra aux urgences construira un petit autel avec des bougies en hommage autour d’une photo de vous.
Et potentiellement, vous, vous sauverez la vie de votre grand-mère.