Il protesta : « Un seul vœu ? Mais d’habitude c’est trois ; ça a toujours été trois vœux !  »
« Oui, mais y a eu réduction de budget » , dit le Génie.
L’homme se pinça le menton, réfléchit quelques minutes et dit :
« Alors, je voudrais la paix et le bonheur pour tous les êtres humains. »
« Nan, ça c’est trop dur » , dit le Génie.
L’homme se gratta la tête, réfléchit quelques minutes et dit :
« Alors je voudrais une mémoire photographique sur commande. Me souvenir de mes cours d’anat de P1, de tout le Vidal, des noms des antibiotiques et de tout ce que j’ai lu pourvu que je le souhaite. »
« Nan, ce serait de la concurrence déloyale » , dit le Génie. « Pis de toute façon c’est trop dur aussi. » ajouta-t-il.
L’homme se mordilla la lèvre inférieure, réfléchit quelques minutes et dit :
« Bon, alors je voudrais deux boutons-pression de plus en bas des blouses d’hôpital.  »
« Voilà le souhait d’un homme sage ! » , dit le Génie.
Il disparut dans un nuage de fumée bleue.
Depuis lors, tous les hommes vécurent mêmes malades sans avoir les fesses à l’air, et ce fut moins pénible.

C’est par ici : http://farfadoc.wordpress.com/2012/07/31/pour-des-chemises-dhopital-respectant-la-pudeur-et-la-dignite-des-patients/

Et pour être un petit Génie : http://www.petitionenligne.fr/petition/pour-des-chemises-d-hopital-respectant-la-pudeur-et-la-dignite-des-patients/2819

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Dark Passenger

2 juillet, 2012

Je connais cette patiente par cœur.

On a eu des débuts difficiles, on s’est beaucoup engueulées, et puis on s’est apprivoisées petit à petit. On s’est faites chacune au franc-parler de l’autre, et c’est maintenant presque cette mésentente initiale qui fait notre complicité.
Je la connais par cœur parce que c’est une de mes premières patientes-à-moi du cabinet du Dr Carotte. Elle venait toujours le vendredi, et elle gueulait toujours qu’elle tombait jamais sur le Dr Carotte, et qu’on pouvait plus jamais le voir, et que les remplaçants c’est bien beau mais que son médecin traitant c’est quand même lui.
J’y disais qu’elle avait qu’à arrêter de venir le vendredi, et deux semaines plus tard, elle revenait et elle prenait l’air offusqué de me voir encore, moi.

Ça pourrait être la femme du mec du hameau. Elle n’est pas très bonne élève : « Elle, la laitue, elle laisse ça aux chèvres ». Elle fume toujours parce que quand même, à son âge, je vais pas lui enlever ça, mais elle me jure qu’elle a levé un peu le pied sur le fromage. Au moins au petit-dej.

Bref, je l’aime bien, et je la connais par cœur.  Je vois à son œil quand elle va me faire le coup des chèvres, je sais quand elle est disposée à prendre le prochain conseil qui sortira de ma bouche, que je choisis subséquemment avec soin. Je sais quand sa fille est là, je sais ses relations avec son gendre et ce qu’elle pense du prénom qu’ils ont choisi pour le petit dernier.
Je sais ce qu’elle gagne tous les mois, je sais sa marque de lessive, tous les combien elle change de chaussettes, je sais qu’elle attend toujours la dernière minute pour aller récupérer ses médicaments à la pharmacie, et qu’une fois sur deux elle manque du truc qu’il faut commander une fois sur deux.

L’autre jour, à la fin d’une consultation qui s’était passée particulièrement bien, fière qu’elle était des deux kilos en moins accusés par la balance, elle me charrie sur je ne sais plus quoi, sans doute mon Mont-Blanc, à base des docteurs-qui-s’emmerdent-pas-quand-même-avec-tout-le-fric-qu’ils-gagnent.
Elle me dit qu’elle aurait pu, elle, avoir un beau métier et gagner plein de sous, qu’il faut pas croire, qu’elle a de l’éducation et des diplômes.
Qu’elle parle 5 langues, même.
Elle a appris en prison.
Quand elle a fait dix-huit ans pour le meurtre de son premier mari, qui un jour, « l’avait poussée à bout ».
Par cœur mes couilles.

Y a deux autres patientes aussi que je suis depuis 3 ans et que j’aime beaucoup.
Elles ont mon âge, elles sont sympas, bourrées d’énergie, fraîches, saines, souriantes, avec plein de dents de partout ; on dirait des pub Narta. Y en a une qui a fait un AVC sur coke, l’autre qui sait pas du tout de qui elle est enceinte, parce qu’il y avait beaucoup de monde à cette soirée.

Y a cette patiente déprimée que j’ai vue si souvent. Le masque devant la terre entière, les épaules solides et les pleurs qu’elle ne s’autorisait jamais que devant moi, comme tant d’autres. Comme tant d’autres, elle m’engueulait de la faire pleurer, elle riait, elle remettait son masque, elle redressait son dos et elle partait.
J’ai mis 3 ans à savoir qu’elle picolait le soir, une fois les enfants couchés. Je me suis pourrie intérieurement de n’avoir jamais posé la question. Une déprimée que j’ai vue deux fois par mois pendant trois ans, bordel.
J’en ai mis un de plus à savoir que son mari lui cognait dessus.

La fille de M. Matrel n’est pas sa fille, M. Richard ouvre son imperméable aux sorties d’école, Mme Simon a élevé ses deux filles en arrondissant les fins de mois comme elle pouvait, l’adjoint au maire a deux maisons, deux femmes et deux séries d’enfants qui ignorent tout les unes des autres.

 

Pour un secret confié, combien sont tus ?
Qu’est-ce que c’est, de connaître un patient par cœur ?
Qu’est-ce que ça change, en définitive, que je sache que Mme Chèvre a fait dix-huit ans de prison ? Est-ce que j’aurais dû mieux chercher, ouvrir plus de portes ? Est-ce que c’est simplement venu quand ça devait ? Est-ce que ça a la moindre importance ?
Est-ce que je suis un meilleur médecin en sachant tout ça ?

Et moi, patients qui venez me confier parfois vos peines de cœur, vos péchés, vos secrets honteux, que savez-vous de moi ?
Vous qui n’avez « confiance qu’en moi », qui me racontez des choses en me faisant promettre de ne pas les dire au Dr Carotte, est-ce que ça changerait quelque chose si vous découvriez que j’adore la sodomie ?
Est-ce que vous changez de médecin si je mange mes crottes de nez ? Si vendredi soir,  j’aurais pas dû mélanger le rhum et le cannabis et si j’ai vomi ? Si j’ai tué un chat parce qu’y sentait pas bon ?

Quand on se rencontre, autour de mon bureau, que vous pleurez et que je croise les bras, que je vous écoute en me frottant le nez ou en me mordillant les lèvres, c’est quelle partie de vous qui rencontre quelle partie de moi ?

L’amor y a

19 février, 2012

Je sais pas bien pourquoi je suis amoureuse comme ça des Martin.
Ils n’ont rien d’exceptionnel, les Martin, et pourtant à chaque fois que j’arrive au cabinet du Dr Carotte et que je les vois sur le trottoir, j’ai le petit chaud au cœur d’une journée qui commence bien. Faut dire qu’ils m’aiment bien aussi ; ils viennent toujours le vendredi maintenant. Et j’ai bien l’impression qu’ils s’illuminent un peu quand j’arrive.
Lui me fait un gros clin d’œil appuyé, elle sourit timidement en faisant un petit hochement de tête avec les yeux d’un gamin devant une boîte de cookies.
D’ailleurs avec le temps, j’ai développé une alarme à Martin. Sur la route du cabinet, quand je me dis « Tiens, ça fait longtemps que j’ai pas vu les Martin » , ça ne loupe pas, ils sont là. Métronome réglé sur trois mois.
Il ressemble à Obélix, elle ressemble à Bonemine après quinze ans de régime.
Il devient doucement frontal avec le temps. La deuxième ou troisième fois, alors qu’ils étaient venus un jeudi et que d’habitude c’est pas moi le jeudi, en me voyant ouvrir la porte il avait beuglé dans la salle d’attente « OOOH ! MAIS C’EST LEUH PETIT DOCTEUR AUJOURD’HUI !! ».
Ça m’aurait énervée d’à peu près n’importe qui, ça m’avait touchée dans sa bouche.
Ils viennent tous les trois mois, pour Monsieur. Madame pourrait allègrement venir tous les six, mais j’avais bien vu que ça l’avait contrariée quand je l’avais proposé. Va pour trois mois.
On commence par Monsieur, toujours. Je me fais rapidement une idée de l’ordonnance, en fonction de si je l’entends siffler de derrière mon bureau ou non. On passe dans la salle d’examen, il fait une blague ou deux, parfois à base de « Ah, si j’avais vingt ans de moins !  » (trente, tu seras gentil…), je l’examine, on discute, il refait une blague ou deux, il se rhabille pendant que je renouvelle son ordonnance devant Madame dans un silence concentré.
Il est gigantesque, sensiblement aussi large que haut, il est diabétique hypertendu BPCO, il a une voix de basse même si j’aurais préféré dire « de baryton » parce que le mot est super plus joli, et l’autre jour, alors que je le croisais dans la rue sur le chemin du cabinet, on a échangé deux mots, il a fait un bisou sur sa main et il a posé sa main sur ma joue.
De plus en plus frontal, mais je l’aime de plus en plus.
Ensuite, je m’occupe de Madame. Elle tremble de plus en plus, mais ça ne la gêne pas et ça n’inquiète pas le neurologue.
Elle a toujours 18 de tension, je la fais toujours se reposer 5 minutes, et elle a toujours 17 après.
Je mens, je lui dis qu’elle a 15, parce qu’on sait bien toutes les deux qu’elle a 13/7 chez elle.
« Je suis émotive, hein ! » , qu’elle me dit, à chaque fois.
« Bin forcément, vous venez de me parler de votre fils… » , que je lui réponds, à chaque fois.
Elle est contrariée, avec son fils. Toujours, pour trois fois rien. Il a pas appelé, ou il a pas rappelé. Elle m’en parle à voix basse tous les trois mois.
Et puis elle s’inquiète pour Monsieur. À voix encore plus basse.
Il ne peut plus l’emmener danser depuis quelques années déjà, elle qui aimait tellement ça. Elle se fait du souci pour lui.
Je retourne faire son ordonnance à elle pendant qu’elle essaie péniblement de se reposer pour faire baisser sa tension d’un ou deux points.
« Elle s’inquiète pour moi » , qu’il me dit à voix basse.
Faut que je me méfie, à trop les aimer. C’est le seul de mes diabétiques pour lequel j’ai oublié le contrôle bio pendant quasi dix mois. Dix mois sans hémoglobine glyquée. L’autre jour, je me suis rendu compte en remplissant un dossier administratif que je ne savais même pas s’il fumait. Un patient BPCO, que je vois tous les trois mois. Aucune putain d’idée de s’il fumait.
Par contre, je sais qu’ils ont marié leur fille en Normandie en mars, et je connais par cœur ses mains rugueuses.
Ce n’est pas bien, un jour je passerai à côté de quelque chose, fatalement, à bien les aimer comme ça.

 

Ils sont rentrés dans le cabinet côte à côte.
Jamais vus.
Indiens, ou Pakistanais, ou un truc du genre.
Elle m’a fait le grand sourire des femmes qui ne parlent pas un mot de français.
(Je suis pas dieu capable de vous expliquer pourquoi, mais le sourire « Je-fais-style-genre-je-parle-pas-français-mais-t-inquiète-pas-que-je-comprends-tout » et le sourire « Je-pigne-VRAIMENT-pas-un-mot » sont vraiment très distinctement reconnaissables.)
Il a pointé son ventre du doigt. Il a dit : « Elle bébé, et… Bébé. Nous pas vouloir. Pas pouvoir Bébé. »
Encore une consultation facile.

 

Ils sont arrivés avec 12 minutes de retard, parce qu’ils sont très occupés, et qu’à chaque fois on attend. Madame avait rendez-vous seule, mais elle vient avec Monsieur puisque ce sera rapide, et qu’il n’y a que des ordonnances à faire, et qu’ils vont me dire quoi.
Monsieur a juste besoin de faire « un bilan des cinquante ans ». Madame se tient à côté, raide comme la robe austère de la justice sous laquelle je vous raconte pas © . Dans le bilan, Monsieur voudrait aussi le test de la prostate, là.
Du coup, j’essaie d’expliquer que ce n’est pas si simple. À mesure de mon discours, que je tiens en regardant Monsieur bien dans les yeux, je sens Madame dans le coin gauche de mon champ visuel se durcir encore, comme si c’était Dieu possible.
La commissure de sa bouche se met à trembler de plus en plus perceptiblement.
J’accroche tout ce que j’ai d’ancres dans les yeux de Monsieur.
Erreur de débutante, aggravée sans doute par mon historique avec Madame, avec qui les consultations se passent toujours super mal.
Madame explose au milieu d’une de mes phrases. Parce que pardon, mais elle travaille au ministère, et si ce que je raconte avait un tant soit peu de bien fondé elle en aurait entendu parler quand même. Et c’est bien la première fois qu’elle entend « une chose pareille », et on se demande quel genre de médecin je suis, et que c’est criminel, de ne pas vouloir dépister un cancer à quelqu’un.
Je laisse l’orage passer en silence, j’attends qu’elle ait fini, j’ouvre la bouche enfin et je dis que la rombière, elle va la mettre en sourdine trois minutes et décaniller de mon cabinet, ou alors curer la prostate de son mari elle-même à la main puisqu’elle est si maligne.
Dans ma tête.
Dans ma bouche, telle le couard roseau, je propose des liens, un peu de lecture, qu’on est pas aux pièces et qu’on pourra en reparler la prochaine fois.
J’ai revu monsieur seul, un bon dix mois plus tard.
Il n’a pas fait le reste du bilan, pis il a paumé l’ordonnance, et d’ailleurs de toute façon dix mois plus tard elle est plus valable.
Je relance la question des PSA.
«  Ah, oui, j’ai lu les trucs que vous m’aviez donnés… C’était intéressant, hein, c’est vrai que ça donne à réfléchir.  »
Quelques secondes de silence, il ajoute « Moi je suis d’accord avec vous…  »
Quelques secondes de silence, ses yeux partent en haut à droite, il examine un truc intérieurement et il souffle :
« Bah, faites-les moi pour Madame…  »

 

Ils ont un accent espagnol à couper au couteau. Deux vaches espagnoles, mais des toutes petites vaches.
Des petites vaches mignonnes de 85 ans.
Ils viennent toujours à deux, même quand c’est seulement pour un.
Cette fois, c’est pour les deux. Ils vont bien, c’est juste pour remettre les médicaments, là.
On fera semblant d’oublier son cancer en veille  cette consultation encore.
Il entre dans le cabinet en brinquebillant, la tête à hauteur des épaules et le menton sur le sternum, à cause de son dos qui se gondole. Elle le talonne. Ils sourient.
Lui il a un peu mal aux mains, il s’y est fait, mais quand même ça bloque et ça rouille le matin. Il a un peu de mal à écrire, même s’il écrit moins qu’avant. De toute façon c’est elle qui fait les chèques, il dit en se marrant et en lui jetant un œil en coin.
Pendant que je pose les questions d’usage à Madame, je le vois qui fixe quelque chose derrière moi.
Je me retourne, je regarde le tableau du Dr Carotte accroché derrière moi, je le regarde.
Son œil s’allume.  « Non, mais… Je me suis toujours demandé, mais… Qu’est ce que C’EST que ça ?  » Il se marre tout ce qu’il peut à l’intérieur. Il essaie faire sérieux, il essaie très fort de préparer une blague pince-sans-rire, mais sa malice diffuse de la lumière par tous les pores de sa peau. N’est pas anglais qui veut, et lui est décidément franchement espagnol.
« Non mais c’est un tableau ça ? C’est quoi, vraiment ?  »
Il se marre comme un gamin.
Il fait semblant d’engueuler Madame qui ne retrouve pas la carte vitale, il peste, il fait mine, elle fait semblant d’être contrite et elle se marre avec lui.
Dans la salle d’examen, je revois son œil qui s’allume devant l’autre tableau du Dr Carotte.
Il me voit qui le vois, il sait que je sais qu’il prépare une blague, il ricane doucement et puis il dit « Non mais quand même, le Dr Carotte… Il a mal goût, hein !  »
J’éclate de rire. Je le fais répéter deux fois, juste pour savourer de l’entendre répéter.
Je repense à notre première rencontre, quand je l’avais trouvé odieux.
Agressif, inarrêtable, remonté contre la terre entière, disant tout le mal du monde du Docteur Carotte, des médecins du monde entier, et dans la foulée de moi qu’il rencontrait pour la première fois, exigeant des réponses, ne les écoutant pas. Une boule de foudre débaroulée en trombe dans le cabinet, antipathique au possible.
Madame était méchamment malade.

 

Ils viennent à deux. Trentenaires. Le rendez-vous est pour lui.
Je l’avais déjà vu quelques semaines auparavant pour une gêne au pénis, un truc qui le chatouillait un peu sur le gland, et comme elle avait eu des condylomes peu de temps avant, il s’inquiétait.
Il n’y avait rien à l’époque, un pénis parfait. J’avais expliqué que les condylomes, ça va ça vient, ça peut revenir d’une infection ancienne, comme l’herpès, que ça ne voulait rien dire.
Il s’inquiétait aussi d’avoir pu choper le VIH, parce qu’à quelques reprises ils avaient fait l’amour sans préservatif.
Ils avaient fait des tests récemment tous les deux, négatifs tous les deux. J’ai mis un moment à piger le sujet de son inquiétude. Il pensait que le VIH, ça s’attrapait comme un gamin : au hasard, comme ça, en faisant l’amour sans protection. Génération spontanée de VIH. Il ne savait pas qu’il fallait que le partenaire soit séropositif pour transmettre l’infection. Il avait été vachement rassuré.
Bref, entre-temps, un truc a poussé, là où ça le démangeait quelques semaines avant.
On passe tous les deux dans la salle d’examen, je jette un coup d’œil, et oui, y a pas à tortiller du cul, c’est un condylome.
Je suis encore penchée entre ses cuisses qu’il se met à beugler au-dessus de ma tête :
« AH ! TU VOIS ! T’ENTENDS ?  »
La réponse hurlée parvient de la salle d’à côté : « BIN OUAIS, J’AI ENTENDU ! PARDOOON, J’T’AI DIT !  »
Ils sortent main dans la main pendant qu’elle lui explique à l’oreille comment on met l’Aldara.

 

J’aimais bien cette fille. Vingt-trois ans, fraîche comme la rosée, souriante, toujours polie, toujours contente.
Elle s’était assise devant moi, je l’avais reconnue (Je l’aime bien, elle) sans la reconnaître (Je sais plus son nom ni pourquoi elle était venue la dernière fois).
Elle m’avait déposé un test de grossesse sur le bureau avec un sourire radieux.
« Ça y est ! »
J’avais jeté un œil sur le dossier, la consultation précédente, une vague histoire de sinusite.
Quand elles me disent qu’elles sont en essai-bébé, la plupart du temps on en discute à mort, j’écris plein de trucs dans le dossier, je prescris de la Spéciafoldine, des prises de sang, tout ça.
Là, rien, une sinusite.
Je m’étais dit que sans doute, j’avais dû poser la question au moment de la prescription d’AINS, qu’elle avait dû répondre un truc elliptique genre « Pas encore » que je n’avais pas interprété aussi fermement qu’il avait été dit.
Bref, ça se finit par une première consultation de grossesse, avec plein de conseils et de paroles et de sourires.
Et puis quelques semaines après j’ai reçu ce type que je détestais. Un type que je détestais depuis longtemps. Sans raison valable en dehors de mon alarme-à-moi-que-j’ai. Vaguement chiant et hypocondriaque, mais j’ai plein de patients chiants et hypocondriaques que j’adore. Lui, il me faisait du froid dans le bide sans explication valable. Winter is coming.
Il me raconte que sa copine est enceinte, qu’elle ne se rend pas compte, qu’elle est trop jeune, qu’ils ne sont pas ensemble depuis assez longtemps, qu’elle ne veut pas avorter parce qu’elle a peur que ça la rende stérile à ce qu’elle dit, et il me demande les arguments médicaux qu’il pourrait lui opposer, ce qu’il pourrait lui dire pour qu’elle comprenne qu’elle peut avorter sans crainte de conséquences physiques.
Alors oui, forcément, vous vous avez déjà tout compris, alors que pour moi à l’époque ils n’étaient pas encore dans le même paragraphe d’une même histoire. J’ai dû prendre le temps de relier les deux personnes et les deux consultations dans ma tête. Ça m’a un peu secouée quand j’ai fait le lien.
La consultation d’homme-qu-on-déteste qui demande d’un point de vue médico-médical les arguments anti-crainte-de-l-IVG à donner à la fille-au-sourire-radieux de la semaine dernière dont on vient de se rendre compte qu’elle était en couple avec lui, laissez-moi vous dire que ça a été un vrai bonheur.
J’ai revu la fille la semaine d’après, en larmes.
La semaine suivante, et la semaine suivante, et les semaines d’après.
Et je vous passe les détails, je vous passe le sordide, les choses qu’il lui a dites juste avant et juste après l’avortement. Un pervers comme dans les livres.
Avec cette nuance près que je n’avais que sa version pour elle. Et, aussi, c’est vrai, mon alarme dès les premiers jours contre lui.
Je l’ai revue aussi 15 mois après. Avec exactement la même histoire, une IVG en plus, et la prochaine, peut-être, en préparation.
Autant la première fois j’avais tenu. J’étais restée derrière ma blouse, j’avais mis tout ce que j’avais de stéthoscope entre nous pour dire « Et, vous me dites que vous hésitez parfois à le quitter… Quelles seraient les raisons de rester ? … RIEN ? OH TIENS DONC HUM HUM HUM….  »
Cette fois-là j’ai craqué. J’ai entendu ma bouche dire « Non mais là faut PARTIR hein…  »
Je crois qu’elle est partie. Je ne sais pas.
J’ai toujours la frousse de le revoir lui, pour un rhume ou une sinusite.
Je ne pense pas pouvoir être encore son médecin à lui, et je ne pense pas pouvoir lui dire que je ne peux pas sans rompre le secret médical que  j’ai vis-à-vis d’elle.

 

On les tient à domicile depuis une dizaine d’années.
Elle a un Alzheimer grave, il s’occupe d’elle tout ce qu’il peut et on essaie tous de ne pas voir qu’il débute le sien lui aussi.
Il m’appelle régulièrement, tous les vendredis, en criant « C’EST RAYMOND !  »
Il s’offusque tous les vendredis que le Docteur Carotte ne soit pas là, il s’indigne tous les vendredis à seize heures trente que je ne puisse pas faire une visite à domicile là maintenant tout de suite parce que bientôt faudrait choisir quand on tombe malade, il m’explique tous les vendredis que là sa femme ça va plus du tout, et il raccroche tous les vendredis en disant « Bon, vous direz à Carotte que Raymond a appelé ! »
J’ai fini par réussir à les voir en vrai, à l’occasion de quelques visites programmables.
Il appelle toujours en urgence, et quand j’arrive, il ne sait plus du tout qui je suis, il est surpris de me voir là, et il ne sait plus du tout pourquoi il a appelé.
Elle, elle est toujours souriante, elle est toujours contente de me voir, elle ne sait plus trop pourquoi mais elle sait qu’elle m’aime bien.
Elle a cet humour des Alzheimers que j’adore, cette façon de faire une pirouette pour masquer l’oubli.
Le même humour que Monsieur Desfosses. L’année dernière, je l’ai reçu en consultation pour la troisième ou quatrième fois. J’avais mon T.Shirt bizarre noir, avec des manches longues, coupées au premier quart du bras, en haut, avec des épingles à nourrice qui relient le haut de la manche avec les trois quarts restants, sur un demi-centimètre de peau apparente. Je lui ai demandé s’il se souvenait de moi, je lui ai dit qu’on s’était déjà vus il y a quelques mois. Son regard s’est perdu un instant, puis il a pointé le haut de mon bras de l’index et il a dit : « En tout cas, vous avez bien grandi depuis la fois dernière ! »
Voilà, cet humour-là.
Bref, Raymond et sa femme, ils ne savaient encore plus pourquoi j’étais là.
La fois d’avant, elle se grattait, alors il lui avait mis des crèmes, mais elle se grattait encore. J’avais regardé la table basse, où étaient alignées les crèmes. Dexeryl, Locapred, Ketoderm, Huile de lavande, Amycor, Vaseline, Vinaigre balsamique.
Je jure que je n’invente rien. Il s’étonnait que ça gratte encore.
Bref, cette fois-là, j’y vais, en urgence. Ils m’accueillent d’un œil rond, ils n’attendaient personne.
Je demande ce qui ne va pas à Madame qui trottine depuis la salle de bains pour nous rejoindre au salon.
Elle se tait quelques secondes, empoigne son pantalon deux fois trop grand à la taille, et dit : « Ce qui ne va pas… Ce qui ne va pas… Bin mon pantalon, vous voyez bien.  »
Je me marre. Elle se marre, contente que sa blague ait réussi. Monsieur finit par se marrer un peu aussi, mais il continue à avoir l’air inquiet.
Je reviendrai la semaine prochaine, pour voir.

 

Il est portugais, il est français.
Lui est bloqué à domicile, lui va plutôt bien.
Ils ont 65 et 68 ans.
Il vient me chercher au cabinet les ordonnances pour lui.
Il arrive difficilement à marcher, plus du tout à bander, ils supportent courageusement tous les deux.
Je me dis que ça n’a pas dû être facile pour eux il y a trente ans.

 

Elle rentre dans le bureau d’un pas lent et mesuré, dans sa robe bleu marine avec des gros boutons dorés.
Elle me serre la main, me sourit, elle s’assied face à moi.
Elle sort sa petite pochette qu’elle ouvre en deux. Dans la poche du bas, sa dernière ordonnance. Dans la poche du haut, séparée en deux, sa carte vitale et sa dernière prise de sang. Elles sont rudement bien pensées, ces pochettes.
Elle vient juste pour son renouvellement.
J’ouvre son dossier. Dernière consultation il y a trois mois. Un mot, il y a un mois : « Courrier : mari décédé (décomp cardiaque et pneumopathie d’inhalation) »
Je me bénis un peu intérieurement de faire ma maniaque des courriers et des dossiers tous les samedis.
Je prends des nouvelles doucement.
Elle va bien.
«  Il faut bien faire aller, vous savez.  »
Elle dort, elle mange, ses enfants sont présents.
Je demande combien de temps ils ont été mariés. Elle me dit qu’elle est contente que je pose la question. Elle souffle « Soixante-deux ans » avec un petit sourire fier.

 

Ils viennent à deux. Ils sont jeunes, il est noir, elle est blanche, ils sont magnifiques.
On dirait une pub Benetton, mâtinée de matinées Ricoré.
Elle est tombée dans l’escalier et elle a mal aux côtes.
Je l’examine, sous les yeux attentifs de Monsieur qui nous a suivies dans la salle d’examen.
Je raconte toujours que l’œil du médecin, ahahah, hyper professionnel, aucun sous-entendu, jamais, rien à voir, aucun lien entre les deux côtés de la barrière.
Elle, je m’en souviens comme une des deux fois dans ma vie où j’ai été troublée. Malgré moi, un machin non professionnel qui a surgi pendant que je l’examinais. Deux fois dans ma vie, hein.
Elle était vraiment, vraiment belle. Un corps et un ventre parfait, à rendre jalouse n’importe qui.
Il était vraiment beau, et ils étaient amoureux que ça transpire de partout et que ça t’emplit ton cabinet.
J’ai posé quelques questions, pour comprendre un peu comment elle était tombée, si ça avait cogné devant ou derrière, tout ça. Elle a rougi furtivement, elle a lancé un regard en coin à son amoureux.
Elle a dit quelque chose à voix basse à base de qu’y fallait me le dire, que c’était pas grave.
Il a acquiescé, doucement et sérieusement, qu’il valait mieux le dire. Il a regardé ses pieds.
Elle m’a dit en chuchotant qu’ils avaient fait l’amour trop fort et qu’elle s’était fait mal.
Il avait visiblement envie de mourir, d’avoir cassé son amoureuse.

 

Eux aussi, ils viennent en couple, à chaque fois, en se rythmant sur celui qui doit venir le plus souvent.
Je ne sais plus bien pourquoi, mais à elle, on lui fait des MMS régulièrement.
Pas « souvent », hein, mais régulièrement. Mettons une fois par an.
À leur demande à eux deux, je crois.
Et je le vois bien, qu’il lui a fait répéter, le matin même.
Quand elle ne sait plus, elle se tourne vers lui d’un quart, discrètement.
Il fait bouger ses lèvres, discrètement. Il lui souffle.
Ils trichent, main dans la main.
Je vois bien qu’ils trichent, et je lui mets à elle le score qu’ils ont obtenu à deux.
Sans remords, parce que c’est le score qui me semble le plus vrai.

A la fin de l’envoi…

30 décembre, 2011

Je suis troublée.

Dans la vie, je n’ai jamais été une grande toucheuse.
Parce que dans la vie, on le sait bien, y a grossièrement les toucheurs et les non-toucheurs. On a tous un copain comme ça (ou alors on est ce copain comme ça) qui ne peut pas s’empêcher de vous toucher, toutes les trente secondes. Il fait une blague, bam, il vous colle une tape sur l’épaule. Il commence une phrase par « Tu sais », paf, il colle sa main sur la vôtre. On a tous une grand-tante qui nous caresse les cheveux d’un air distrait en nous parlant. On connait tous quelqu’un qui ne peut pas s’empêcher de se mettre à 30 cm de vous pour vous causer. Envahissement d’espace vital, c’est juste insupportable.
Je ne suis pas de ceux-là. Sors de là, t’es dans mon cercle.

Et je me suis rendu compte que dans mon métier, j’étais une sacrée toucheuse. J’arrête pas. Je tripote mes patients à longueur de temps.
Genre je laisse une main sur leur épaule pendant que j’ausculte le dos.
Souvent, je m’assieds à côté des gens, pour l’auscultation pulmonaire. Ils sont assis sur la table en face de moi, et c’est quand même plus pratique. Alors je m’assieds à côté, à gauche, je pose ma main gauche sur l’épaule gauche, je me penche un peu et j’ausculte le dos de la main droite. Des fois, nos cuisses se touchent, du coup.
Quand ils sont couchés, je me penche. Parce que je sais pas. Déjà, si faut voir un truc, j’ai besoin d’avoir mes yeux à 5cm. Je suis myope comme une taupe, certes, mais à 30 cm avec mes lentilles, je vois quand même clair. Or, j’ai pas besoin de voir clair, j’ai besoin de voir GROS. Mes internes me reprenaient sans arrêt sur mes sutures, parce qu’au bout de 4 points je finissais systématiquement le nez collé sur la plaie.
Je regarde entre des orteils, je me penche. Nez sur le pied. Et je me dis que si j’étais patiente, j’aimerais peut-être moyen ça.
Et c’est la même chose si je regarde un pénis.
Quand ils sont couchés et que j’ausculte le cœur, je me penche aussi. Je suis mieux concentrée comme ça, allez comprendre. Si je passe sur le poumon gauche, celui le plus éloigné de moi, je me penche encore. Je suis quasiment collée au patient. « Respirez fort », je dis. Gentiment, les gens tournent la tête, parce que là, en respirant fort, ils me respirent direct sur le visage. Si j’étais patiente, je ferais pareil.

Quand ils se couchent, souvent, on dirait qu’ils s’imaginent que je vais leur sauter sur le bras pour prendre la tension. J’ai encore rien fait, j’ai rien dans les mains, je comptais pas commencer par ça, mais ils se couchent et ils me tendent leur bras raide à 45° au-dessus du lit. Sauf que la tension, je la prends au repos, avec le bras le long du corps, détendu. La tension c’est fiable si les gens sont décontractés ; pas au garde à vous, raides comme la justice, avec le bras tendu et le poing serré, et la frousse d’être chez le médecin. Du coup j’attrape le bras et je le repose sur le lit, doucement, et souvent je le caresse un peu dans la foulée.
Dans ma tête à moi, dans mes gestes, c’est une façon d’exprimer « Là, là, pose, détends, relâche, tout va bien. » Mais bordel, je me rends compte que je caresse le bras. De haut en bas, du plat de la main, sans aucune raison médicale valable.

Je peux pas commencer une consultation sans serrer une main. Même des touts-petits. C’est autre chose aussi, en plus ; c’est une façon de poser le contact, c’est une façon d’ouvrir la consultation, c’est un moment de sas entre la salle d’attente et la consultation qui commence. (Et puis les petits adorent ça, qu’on leur serre la main. Je m’agenouille, je me mets à leur hauteur et je serre la main. A deux ans, ouais. Ils adorent ça. Je pense que ça participe en bonne partie à tous les « Ohlala dis donc, vous êtes douée, hein, il est jamais sage comme ça d’habitude » que je récolte à la fin de mes consultations pédiatriques, mais c’est un autre sujet.)
Bref, tout ça pour dire que même nourrisson, même avant l’âge du serrage de main, j’ai besoin de toucher avant d’entamer ma consult. Un doigt sur l’épaule peut suffire.

Quand je vérifie des grains de beauté sur le dos, j’y vais au plat de la main. Genre comme si mes yeux suffisaient pas.
Pourtant dans la règle ABCDE, y a pas d’histoires de relief ou de texture, hein.

Quand j’examine un bébé, j’ai toujours une main qui traîne. J’écoute le cœur, j’ai une main sur la jambe. Je regarde les yeux, j’ai une main sur le ventre.
Dans ma tête à moi, dans mes mains, c’est « Là, là, tout va bien, moi-gentille. »

Je me suis rendue compte de ça effarée l’autre jour, parce que je pense que si j’étais patiente je le vivrais peut-être super mal.
J’ai réfléchi. Beaucoup. Pour savoir pourquoi je fais comme ça, pourquoi la non-toucheuse de la vie se transforme en toucheuse de la médecine.
Je n’ai pas de réponse. J’ai l’impression que j’ai besoin de ça pour mieux comprendre mon patient. Ça n’a pas beaucoup de sens, pourtant, je m’en rends bien compte.
J’ai besoin de le toucher, de le sentir, j’ai besoin de proximité, j’ai besoin de sentir sa peau sous ma peau.
Et la phrase « J’ai besoin de sentir sa peau sous ma peau », celle qui me vient spontanément des tripes quand j’essaie de comprendre,  à la relire, je vois bien que ça sonne érotico-je-sais-pas-quoi. Et dieu sait que ce n’est vraiment, vraiment pas la question. C’est strictement la même chose pour un homme, une vieille femme, un nourrisson.
Je ne sais pas, comme si le toucher me permettait de mieux m’approprier la personne, de mieux la deviner, de mieux rentrer en contact avec elle.
Ça m’effraie un peu, parce que je me dis que c’est peut-être très mal vécu en face.

Dans mes moments d’optimisme, je me dis que les gens doivent bien le sentir, que ça n’a rien de déplacé, que c’est bienveillant, que c’est une question de contact au-delà du charnel. Que d’ailleurs, je n’ai jamais senti de malaise ou de frein, qu’on ne m’a jamais rien dit.
Dans mes moments de pessimisme, je me dis qu’on ne dit pas à son Docteur « Hey oh, hey, mon espace vital ! » . Qu’on rentre chez soi mal à l’aise et troublé en se posant des questions. Qu’il faut peut-être que je me force à me surveiller mieux.
Et puis, quand j’imagine me surveiller mieux, arrêter de toucher les gens, je n’arrive pas à m’imaginer faire du bon travail, j’ai l’impression que ça va me manquer, que ça ne sera « pas pareil » , qu’il me manquera quelque chose. Un sens, du sens.

Du coup je me tâte.
Mouahahah.

 

« Je veux qu’on la change d’hôpital. Je veux qu’elle soit vue par un autre cardiologue. Sinon je vous préviens, je porte plainte. C’est non-assistance à personne en danger. Je vous préviens. Si elle meurt, je me tue, je vous préviens. »

Mlle Yasmine me prévient.
Elle n’est pas prête à voir sa mère mourir, pas prête du tout.
Et pourtant, sa mère va diablement mourir. Bientôt, sans doute, même si bien sûr je ne peux jurer de rien.
Je sais juste que le meilleur cardiologue de la ville n’y changera rien.

Mlle Yasmine sait bien qu’elle va mourir, que ça arrivera, un jour.
Juste, pas maintenant. C’est trop tôt, elle n’est pas prête. Pas encore.

Quand sa mère est tombée malade, elle a tout quitté, tout arrêté.
Elle s’est mise à mi-temps, d’abord. Et puis quand elle s’est rendu compte que le salaire de son mi-temps passait tout entier dans les frais pour payer quelqu’un pour s’occuper de sa mère quand elle travaillait, elle s’est arrêtée complètement.
Elle a pris sa mère chez elle.
Elle l’a nourrie, changée, bercée. Elle l’a massée avec des crèmes et des huiles que j’aimerais bien connaître ; je n’ai jamais vu une peau aussi douce et belle chez quelqu’un d’alité aussi longtemps.
Elle la posait au sol quand elle allait faire les courses, pour qu’elle ne tombe pas du lit en son absence.
Elle mettait des oreillers et des couvertures partout, et elle partait faire les courses en vitesse.

J’étais appelée de temps en temps au chevet de Mme Yasmine.
« Elle respire mal » , « Elle ne mange plus » , « Elle a de la fièvre » .
A chaque fois, dieu du ciel, elle était vivante. Si peu. Suffisamment pour sa fille.
« Elle a froid » , qu’elle me disait.
Il faisait 58° dans l’appart, Mme Yasmine avait 36 couches de pull. J’en remontais 35 pour accéder à un bras épais comme celui de ma nièce.
Je faisais semblant de prendre la tension, mon brassard faisait quatre fois le tour, c’était ridicule.

« Elle a de l’anémie ! » , qu’elle me disait.
Moui, bon, 11,8 d’hémoglobine. Pas si mal.
J’essayais de ne surtout rien faire. Mlle Yasmine prenait des rendez-vous d’elle-même chez le gastro et chez l’endocrino et chez le néphro.
Mlle Yasmine voulait une coloscopie, pour voir d’où ça saignait.
Heureusement, le gastro a dit comme moi. Il a dit que la coloscopie, ce n’était guère raisonnable.

« Elle est constipée, même avec les médicaments. Elle avait mal au ventre l’autre jour, je l’ai vidée, du coup ; ça allait mieux. »
Mlle Yasmine extrait les fécalomes de sa mère. L’idée me glace un peu.

Et puis à un moment où elle a essayé une nouvelle fois de lâcher prise, on a fait hospitaliser Mme Yasmine. Ses reins lâchaient, son cœur lâchait, elle était septique ; cette fois elle allait vraiment mourir. C’est ce qu’on croyait tous, du moins. Y compris le médecin du service, qui a passé vingt minutes avec moi au téléphone, pour m’expliquer le mal qu’il avait à se dépatouiller de tout ça.
C’est la fois où Mlle Yasmine a menacé de suicide et de plainte si sa mère mourait, où elle a réclamé le meilleur cardiologue de la ville.
Elle n’est encore pas morte, elle est encore retournée dans le studio de sa fille.

Mme Yasmine vient de fêter ses 104 ans.
Elle ne parle plus depuis presque 12 ans.
Ça fait 36 ans que Mlle Yasmine a quitté son mi-temps.

Je dois y aller la semaine prochaine.
J’ai pas très envie.

Edit de genre avril 2012 : C’est fini, les dédicaces.
Merci à tous, ça a été un plaisir. En vrai.

 

Message de nouvelles nouvelles.

– A priori, tous les livres demandés ont été faits et envoyés, ou seront envoyés sous peu pour la 2ème fournée.

– La troisième fournée commence avec les mails reçus à partir d’aujourd’hui 22/11/2011 (dont Catherine Z tient la tête de liste).
Si votre demande a été faite avant, vous avez déjà dû recevoir soit les livres / soit un mail vous informant de d’où que ça en était.

– Encore pas d’idée pour la date de livraison de la troisième fournée, ça dépendra du nombre de demandes et de la SNCF principalement.

– Si vous êtes Catherine P de Bordeaux, et si vous avez envoyé un chèque daté du 24/10/11 : bin j’ai pas reçu de mail de commande, donc je suis bien en peine pour vous faire votre dédicace. Et comme j’ai pas votre mail, bin me vlà propre pour vous prévenir.
Donc, Catherine P, il faut me renvoyer un mail. Sinon je vous mettrai dans la troisième fournée, avec une dédicace forcément un peu impersonnelle et à votre nom à vous, en croisant les doigts pour que le livre soit bien pour vous.

– Pour les Edédicaces, j’ai du retard aussi, que j’espère bien rattraper le week-end prochain.

– Si vous n’êtes ni Catherine P, ni concerné par tout ça, je suis bien désolée de vous avoir fait perdre 5 minutes (mais allez lire quand même le « oh sinon » à la fin).

– N’hésitez pas à me contacter (ou la librairie) si vous auriez dû recevoir un truc et que vous n’avez rien reçu.

– De grands mercis à tous ceux qui m’ont envoyé des photos de « Là où est mon Jaddo » (© Boulet), ou des messages, ou des articles, enfin tout ça. Je les range avec amour sur mon disque dur dans la case qui va bien.

Voilà voilà.
Oh et PS pour les gens qui ne sont même pas sur Twitter : c’est pas pour dire, mais je suis Docteur.
Avec une majuscule et tout. Maintenant, on me vouvoie s’il vous plaît.

 

Et sinon :

Maître Mô a fait un livre aussi, qui raconte des histoires de pas-médecin mais d’avocat, qui sont vraiment chouettes à lire et qui seront du plus bel effet au bas de votre sapin de Noël.
– Hélène Bénardeau a fait un livre aussi (ça fait longtemps), et accessoirement se fâche, à raison (et ça fait moins longtemps), ici.
– Deux très grands amis twitteraux ont (enfin) commencé leurs blogs respectifs : DrStéphane et DocAste. Il faut aller lire et voir.

Voilà voilà final.

Organisation des dédicaces

11 octobre, 2011

Voilà des nouvelles de librairie-copine.
Pour le moment, même si le projet se précise, je n’ai pas encore tous les détails, mais c’est bien parti pour qu’on réussisse à organiser un vrai quelque chose.
Ça va être un peu militaire côté organisation, mais je vois mal comment faire plus simple.

Donc.

La librairie-copine :
Librairie L’oeil écoute
77 bd du montparnasse 75006 Paris

Plusieurs possibilités, mais un interlocuteur unique : ma pomme.
C’est moi qui centraliserai les demandes par mail, et uniquement par mail : jaddo point fr arobase gmail point com.
Vous allez voir que tout ça nécessite une grosse dose de confiance, puisque les livres seront pour la plupart dédicacés avant le paiement, histoire de vous simplifier la vie. Donc bon, ce serait sympa de pas passer des commandes dans le vent.

 

1) Sur place, pour les parisiens :
– Vous passez commande à moi, par mail, dès maintenant.
Mettez impérativement dans le titre Dédicace Paris, histoire que je puisse faire des jolies cases bien rangées.
Donnez moi au moins le nom pour la dédicace, hein. (et puis précisez moi un peu les choses, si c’est pour vous, pour votre mère, et tout ce que vous voudrez)
Précisez que vous êtes sur Paris et que vous irez chercher le livre avec vos jambes.
Si vous savez la date de votre passage, glissez la moi, ça peut toujours servir.
Vous vous pointez à la librairie à partir du jour dit, (je vous préviendrai par mail quand c’est prêt), vous donnez votre nom et des sous, on vous donne votre livre, et hop.
– La première fournée (grosso modo, pour les commandes reçues entre le 13 et le 16) est prête, les concernés ont dû recevoir un mail. Impossible de vous dire pour le moment quand sera la deuxième fournée pour les commandes reçues depuis.

 

2) Pas sur place, pour les provinciaux pas pressés :
– Vous passez commande à moi, par mail, dès maintenant.
Mettez impérativement dans votre titre Dédicace Province, histoire que je puisse faire des jolies cases bien rangées.
Donnez moi au moins le nom pour la dédicace, hein. (et puis précisez moi un peu les choses, si c’est pour vous, pour votre mère, et tout ce que vous voudrez)
Donnez moi vos coordonnées postales. (ou « des » coordonnées postales si vous êtes anonyme et tenez à le rester, genre « Pour Babar, aux bons soins de mon pote Jean Marcel… »)
Comme le post a été édité trente fois, précisez moi aussi que vous avez tout bien compris, que je sache où vous en êtes des explications.
– On vous enverra le livre après réception à la librairie du paiement incluant les frais de port.

> Chèque (oui, uniquement, désolée) envoyé à la librairie, à son ordre
> (Les frais de port sont de 5,60 pour 1 / 6,95 pour 2 et 3 / 7,95 pour 4 et 5), donc, au total et en tout :
1 livre = chèque de 20,5 €
2 livres = 36,75 €
3 livres = 51,65 €
4 livres = 67,55 €
5 livres = 82,45 €
> Rajoutez un petit mot pour expliquer blabla que vous voulez le livre (et combien), en redonnant l’adresse de livraison histoire qu’on ne se plante pas de commande.

Attendez.
Du coup, il faudra attendre 1) que votre paiement soit reçu 2) que je passe à Paris pour une fournée 3) qu’on envoie les livres.
Ça prendra sans doutes un peu de temps, à vue de pif je miserais sur 2 à 3 semaines après réception du paiement, au moins au début.

 

 

3) Pas sur place, pour les provinciaux pressés :
– Vous passez commande à moi, par mail, quand vous le sentez.
Mettez impérativement dans votre titre EDédicace, histoire que je puisse faire des jolies cases bien rangées.
– Je scanne, je maile, vous coupez amoureusement avec des ciseaux, vous collez avec de la colle.

Donc, les zones d’ombre restantes :
– les délais pour tout ça. Qui vont dépendre en partie du nombre de demandes que je ne peux pas deviner à l’avance, donc on fera au mieux au plus vite.
J’éditerai le post à mesure des nouvelles précisions, et roulez jeunesse.

J’étais en train de lire Internet. GTalk à gauche, Firefox partout, Twitter au milieu.
Je lis, je zappe d’un onglet sur l’autre, je clique sur des trucs.
Je matte une vidéo rigolote.
Je retrouve un onglet perdu au milieu des autres ; tiens, d’où il sort celui-là ?
Je clique et je lis.

Je lis, et les souvenirs affluent. Me prennent à la gorge.

Je ne sais plus le début ni la fin de l’histoire. Je me revois dans le coin en haut à gauche de cette salle de mon service de pédiatrie.
J’étais de garde aux urgences, et je suis dans un coin de la salle.
Le chef essaie de poser une voie osseuse à une petite déshydratée qui va mourir, ou qui est déjà morte, qui sait.
Même pas je savais que ça existait, une voie osseuse.
La petite (le petit ?) est tellement déshydratée qu’on n’aura pas le temps de la perfuser en IV. Pour aller plus vite, on lui plante l’aiguille directement dans l’os. Dans le tibia, à travers la peau.
Mon chef, mon chef si cool, si tranquille de compétence, si rassurant d’habitude, est tout rouge.
Il crie. « Appelez Dr Sénior » .
Les sons s’effacent, je suis dans le coin haut-gauche de la pièce. Je vois l’infirmière qui tend des trucs. On dirait un ballet. Elle ouvre le troisième tiroir en partant du haut, elle sort une pochette en plastique, elle l’ouvre. Elle prend une aiguille du premier tiroir, elle la plante dans une poche de truc liquide, elle retourne l’ensemble, elle tend le bras vers mon chef qui a des mouvements beaucoup trop rapides par rapport à d’habitude.
Je suis paralysée, et je me demande ce que je fous là, je me demande comment l’infirmière sait ce qu’il faut sortir comme trucs des tiroirs, je me dis Oh mon dieu heureusement qu’elle est là.
J’entends le chef qui crie des trucs obscurs, genre « Donne moi une 4.2 » et je me dis qu’heureusement qu’elle est là.

Il essaie une fois, deux fois, de rentrer une très très grosse aiguille au travers de la jambe de cette petite (ce petit ?) de 9 mois.
Le support sous la jambe (le brancard) est trop mou, ça ne passe pas, ça ne veut pas rentrer. On y colle des trucs sous la jambe, un dossier, un deuxième, une planche en bois qui a surgi hors de la nuit. Pendant ce temps-là une autre infirmière essaie de planter une aiguille plus petite dans le crâne de l’enfant. Elle essaie, une fois, deux fois, trois fois. Ça ne passe pas, et puis la quatrième ça passe.
Dr Sénior arrive. Il crie aussi. Il prend le relai de l’aiguille dans la jambe. Il est beaucoup plus rouge que d’habitude lui aussi.

Moi j’ai toujours les bras ballants, en haut à gauche, avec cette espèce de décalage spatiotemporel qui vous fait voir les trucs au ralenti dans vos yeux alors que ça se passe en accéléré dans votre tête, comme en DS de maths.
Tout au ralenti sauf ma tête.

Je le sais bien que je ne sers à rien, que je pourrais me rendre utile en dégorgeant le service des urgences-non-urgentes, mais je reste là, hypnotisée, comme quand on se retrouve sur une vidéo sur YouTube d’un gars qui mange son vomi ou qui se plante un clou dans une couille.
Oh mon dieu je ne devrais pas regarder ça.

On crie mon nom, je m’éveille, on me demande d’appeler Dr Réa. Une autre sénior, la sénior de néonat.
Je prends le téléphone. Je m’entends vomir un flot de mots qui n’ont pas de sens, j’essaie de faire passer la notion d’urgence et il n’en sort rien de médical. Genre « Heu alors la petite c’est un pruneau, hein, Dr Sénior essaie de la perfuser mais heu elle va mal, faut venir vite. »
Dr Réa, fais ce que tu peux avec ça, entends la panique dans ma voix et décide que ça vaut le coup de venir en courant avec la blouse qui vole au ralenti s’il te plaît.
On dirait moi au 31 décembre de cette année, en train d’appeler les pompiers pour le type que j’ai récupéré évanoui dans la rue après une chute-trauma-cranien-perte-de-connaissance le tout en direct sous mes yeux.
Tu pourrais croire que les automatismes te reviennent : Glasgow 11, TC-PC, réveillable pupilles réactives.
Que dalle. T’entends ta bouche dire « Heuuu bin il s’est cogné la tête genre fort, hein, ça a fait PAM fort fort, et là, heu, bin non, il est pas inconscient-inconscient, hein, il fait « Mmmmm » quand je le pince, mais bon il est pas frais frais mais heu je crois qu’il a bu. »
Douze ans d’études.

Bref. Je passe du coin-haut-gauche-de-la-pièce à derrière-le-bureau-face-à-la-mère.
Ne me demandez pas comment ça s’est fait, je n’en ai aucune idée.
Je lui explique que sa petite (son petit ?) est très déshydratée, que les médecins sont en train d’essayer de la perfuser, qu’elle a été inconsciente longtemps, qu’elle convulse. J’essaie de reconstituer l’histoire, de savoir comment la mère a pu voir son petit ne plus réagir à rien, perdre l’éclat dans ses yeux, devenir atone sans venir plus vite.
J’essaie de ne pas accuser. J’essaie d’employer des mots qui ne laissent pas entendre qu’on n’est pas sûr qu’il va vivre, parce que là, peut-être il va mourir, et que oui peut-être que c’est aussi en partie de sa faute à elle qui s’est pointée aux urgences tranquillement avec son petit sous un châle en disant juste « Il a la diarrhée » alors qu’il ne bougeait plus et ouvrait à peine les yeux depuis plus de dix-huit heures. J’essaie de ne pas dire « Mais comment avez-vous pu ? »

Je revois l’infirmière 1. La blonde, qui a essayé 12 fois de poser une voix veineuse sur le crâne et qui a réussi la 13ème.
C’était bien cinq heures après que le petit (la petite ?) a été transféré dans le service qui va bien, elle racontait le début de l’histoire.
« Et là je l’ai vu dans les bras de la mère, je me suis dit ouhlala, et je l’ai pris dans mes bras, et je me disais Oh mon dieu il est mort il est mort, et là il s’est mis à convulser et alors je me suis dit Oh mon dieu il est vivant il est vivant » .
Elle le raconte en rigolant à moitié, en mimant les gestes, et c’est rigolo comme elle mime en ouvrant des grands yeux, mais elle n’en mène pas large.

Un peu plus tard, chose exceptionnelle, on a reçu un courrier de Hôpital-super-fort, qui nous félicitait pour la prise en charge, qui disait que sans la réactivité de l’équipe il serait sans doute mort.
Infirmière 1 nous a lu le courrier avec un petit peu de trémolo-de-fierté dans la voix.

Et moi, bêtement, je me suis sentie fière aussi, moi qui avais passé 20 minutes dans le coin-haut-gauche de la pièce en me disant Oh mon dieu oh mon dieu comment savent-ils ce qu’il faut faire ?
Comme si j’avais participé à l’histoire.

Alors des nouvelles en vrac, pour répondre aux questions posées ici ou là :

– Dieu comme c’est bon de pas réfléchir trois plombes à la première phrase d’un post, parce que hop, on s’en fout, ici c’est l’espace caché où qu’on cause comme on veut.

– Sortie le 13 octobre, donc, vraiment il semblerait.
Avec me dit-on dans l’oreillette une livraison Amazon pour le dix-huit.

– Non, il n’y aura pas d’inédits. Ce seront les textes du blog, à peine retouchés par moments, un millipoil mieux (j’espère).
Il n’en reste pas moins que si si, il faut l’acheter, pour les excellentes raisons suivantes :

  • La préface
  • Les dessins de Boulet
  • Les remerciements
  • Le millipoil mieux
  • C’est vachement un plus chouette cadeau qu’une URL sur un bout de papier
  • C’est vachement plus pratique à lire aux toilettes

– Pour les non-parisiens, j’envisage d’organiser des e-dédicaces à base de mails, de scanner, de re-mails, d’imprimantes et de colle. C’est pas archi glamour, je sais, mais c’est pas tellement pire que les dédicaces cachées dans la cave.

– Un énorme merci à tous les encouragements / aides / conseils reçus sur Twitter ou ici ou par mail. Vous êtes décidément précieux.

 

Formation Mes Couilles

15 août, 2011

FMC. Comme Formation Médicale Continue.
Parce qu’un médecin doit continuer à apprendre toute sa vie, tout ça.
Moi qui sors à peine de ma Formation Médicale Initiale, j’y touche pas grand chose, en Formation Médicale Continue. Mais j’ai quand même un congrès à vous raconter.

Commençons par le commencement : qu’est-ce qui a bien pu me pousser à aller passer tout un week-end (pluvieux, certes) dans un congrès de médecine générale avec plein de noms de labos sur la plaquette de présentation ?
Réponse : c’était pour valider mes heures obligatoires de formation à la fac, pour avoir mon DES. Grosso modo, on doit avoir assisté à xxx heures de cours, valider d’autres machins, faire des RSCA, ranger des trucs dans des pochettes en plastique dans un joli classeur, écrire « Port-Folio de Mlle Jaddo » sur la tranche, et à la fin on a un DES.
Moi, comme j’avais raté deux-trois heures de cours (ahem), j’ai eu l’occasion de finaliser la partie « avoir assisté à xxx heures de cours » en assistant à deux congrès. Un congrès que je vais vous raconter, et une formation SFTG qui a été réellement chouette et instructive. Et enrichissante. Je retournerai aux séminaires SFTG.

Bref, j’avais bien vu, hein, les noms de labos de partout en bas de la plaquette de présentation du congrès.
Mais ça restait un bon deal. Et puis, m’étais-je dit, ce sera intéressant de voir à quoi ça ressemble, un congrès de médecine générale pour les grands, même avec des labos. Au moins sociologiquement parlant. Et puis peut-être que j’étais trop méfiante, le programme était pas si mal, y avait des trucs qui m’intéressaient et sur lesquels j’avais besoin d’infos. Sans doute que certes, forcément, entre deux conférences il allait falloir jongler entre quelques stands de labos, mais peut-être que la qualité des intervenants serait au rendez-vous. Peut-être que je voyais ça d’un œil trop critique.
Et je vous jure que j’y suis allée avec mes préjugés dans la poche.

Je me lève indécemment tôt, je m’habille indécemment pas assez par rapport à ce que ce week-end allait finalement être pluvieux, et quelques heures plus tard j’arrive dans les locaux. Avec ma demi-heure d’avance systématique. Des stands de partout, des brochures, des noms de molécules, des noms de labos, des noms d’assurances, des stands des stands des stands. Je cherche désespérément une tête connue, ou à défaut à l’air aussi paumée que moi.
Je me réfugie près d’un café, donné par un gars derrière ce qui semble un vrai bar, sans nom de labo au dessus.
Et oh ! ça y est, enfin, une tête connue. Un médecin que je connaissais un peu. Appelons-le au hasard Docteur M comme Médiator.
Un type qui est abonné à plein de revues médicales SAUF Prescrire parce que « il a été abonné au début mais il s’est fatigué de ces gens qui sont quand même un peu des ayatollahs de la médecine. » (Je vous jure) (Toute ressemblance avec un personnage existant est peut-être bien une coïncidence pas si hasardeuse.)
Un type que j’avais entendu râler que quand même, avant les congrès on pouvait y aller avec madame et qu’on pouvait faire un peu de golf, que maintenant on était surveillé comme des écoliers et qu’on était quand même plus à l’école, qu’avec tout ce qu’il travaillait la semaine si il allait à un congrès c’était quand même un peu normal qu’on y bosse pas AUSSI le dimanche matin merde à la fin. Un type à qui j’avais entendu un VM assurer que si si, là y avait un green fee offert le dimanche matin, et que ça « n’apparaîtrait pas dans les notes de frais » et que du coup ça respectait les dernières lois sur l’interdiction de cadeau tout ça.
Il a été très content de me voir, il m’a raconté en gonflant la poitrine qu’il venait TOUS LES ANS à ce congrès parce que la formation médicale continue c’était quand même super important et qu’il faisait partie des gens qui se forment, parce qu’il y a des médecins qui ne se forment pas mais lui il trouve que c’est important de se former pour pas rester sur ses acquis.

Mes préjugés sont un tout petit peu sortis de ma poche, j’ai essayé de les y repousser en me forçant à ne pas voir ça comme un présage.

Bon, vous me voyez venir avec la discrétion de l’éléphant dans le magasin de porcelaine, hein.
J’avais prévu de vous raconter ça comme je l’ai vécu, dans l’ordre chronologique, avec mes espoirs qui se fissurent peu à peu, mes derniers remparts de naïveté qui s’écroulent à mesure, et mes préjugés qui jaillissent finalement de ma poche plus nombreux et plus forts que jamais.
Force est de constater que je ne vais pas y arriver. L’exercice de style est trop dur, j’irai directement à la conclusion.
Bien sûr, que ça a été pire que prévu, que ça a été la démonstration éclatante de tout ce que je craignais.

On nous a filé des documents avec les résumés des différentes présentations (vous savez, comme à la fac ? Les diapos du power point à gauche, un espace pour les commentaires libres à droite…), un badge avec notre nom, et un boitier-télécommande avec des touches (comme quand on passe le code, là).

Au début des conférences, j’ai soigneusement noté avec mon joli crayon dans la marge des précisions médicales sur ce qu’on nous disait. Les trucs qui ne figuraient pas sur les diapos, les questions que je me posais et qu’il faudrait fouiller, tout ça.
Très vite, j’ai arrêté, parce que plus on me parlait, moins j’avais confiance. J’ai fini par noter mes impressions, discuter de l’emballage, commenter les commentaires.
J’ai aussi noté des tas de trucs dans un cahier que j’ai évidemment perdu depuis, en pensant au post que ça allait faire sur mon blog.
J’y vais de mémoire, donc.

Des médecins spécialistes hospitaliers sont donc venus me parler de l’exercice de la médecine générale libérale.
Je dis « des médecins spécialistes hospitaliers » parce que c’est ce qu’ils disaient quand ils se présentaient, soit environ 40 à 50% du temps. La moitié du temps, on ne savait pas qui était cette fille qui nous vantait les mérites d’une stratégie thérapeutique.

J’ai noté ceux qui présentaient leurs conflits d’intérêt, ça m’a laissé du temps libre pour me gratter les fesses parce qu’ils ont été deux.

Jveux dire, comme je suis pas bien forte en connaissances théoriques, comme j’y suis allée en ayant pas beaucoup d’opinion sur l’Ivabradine, comme j’y suis allée en étant sincèrement intéressée de savoir si le coup de mettre le Neisvac dans le calendrier vaccinal était une bonne chose ou pas, j’étais FACILE à convaincre, messieurs-dames. Une cible facile, une petite bougie toute neuve, presque vierge, un truc à modeler et sur lequel poser vos empreintes en deux temps trois mouvements.
Vos discours puaient tellement le labo, vos diapos étaient tellement démagogiques, vous étiez tellement mauvais acteurs, vous avez tellement érigé mes défenses tellement haut, vous auriez pu me convaincre que le Paracetamol est un médicament de merde rien qu’en en disant du bien.
A la fin, je m’amusais à essayer de deviner rien qu’à votre gueule et à votre façon de parler le quota de conneries que vous alliez dire et la dose de mauvaise foi avec laquelle vous alliez saupoudrer tout ça.
Vous m’avez repoussée dans les fins-fonds de mes préjugés. « C’est encore le gars qui a l’air de revenir du ski », je notais, à la fin.

J’y suis allée vierge d’Ivabradine, donc. Préjugés : zéro.
Voilà ce que j’ai noté, pendant ta présentation sur l’Ivabradine, homme dont j’ai noté à côté de la diapositive de présentation « Prêche pour une meilleure liaison MG-cardio » :

Pour les non-pharmaciens :
« Il dit que la fréquence cardiaque est un facteur de risque en lui-même d’évènement cardiaque. Moins 10 battements par minute = moins 26% de mortalité. C’est très nouveau pour moi comme concept (vous voyez, hein, pas de préjugé, naïve et tout), dommage que les diapos soient rien à voir. (ouais, parce qu’on nous avait filé un papier qui avait rien à voir avec sa présentation. Comme à la fac, vous disais-je). Ça fait très très pro-Ivrabadine (ouais, même pas je savais écrire le mot du premier coup) avec son joli sourire et ses photos Aubade.
–> chercher infos. Ducon. »
J’imagine que j’ai rajouté le Ducon un peu plus tard dans la présentation.
Et puis je suis allée chercher des infos, donc, et voilà ce que dit Prescrire sur l’Ivabradine :

Voilà.
Dans la famille des diapos démagogiques insupportables qui m’ont amenée à m’armer de tout ce que j’avais de pincettes mentales, il y a la femme-mère-qui-inspire-confiance-avec-son-brushing-et-qui-veut-protéger-le-col-de-l’utérus-chéri-de-sa-fille-adorée.
Non parce que quelle que soit mon opinion sur le vaccin (qui mériterait un post à part entière)(et qui grosso modo peut se résumer à « mitigée » , avec Prescrire qui dit pourquoi pas mais pas mal d’infos contradictoires par ailleurs), sérieux, quelle crédibilité apporter à un type qui met ça dans son diaporama ?

Sérieux, on dirait pas une pub pour Kinder Délice ?
A une assemblée de médecins, hein, le mec il met ça.

Il y a eu aussi le méningocoque qui est un germe REDOUTABLE avec redoutable en majuscule et en gros et en rouge et des photos de nécroses et de gangrènes juste après.
L’argument, c’est ça. Ouhlala c’est très méchant une méningite à méningo. Regardez le pauvre petit peton du petit bébé tout nécrosé.
Et même que Michel Denisot, s’il a un cancer de la prostate, bin il veut le savoir.

C’est pas ça, que je voulais entendre, Madame.
Déjà, j’aurais bien voulu que tu te présentes.
Ensuite j’aurais aimé entendre les raisons d’épidémio qui ont fait changer les recommandations, j’aurais voulu entendre quelques hésitations, la liste des arguments pour la généralisation du vaccin, la liste des arguments contre, et pourquoi on peut raisonnablement penser que le pour l’emporte sur le contre. J’aurais voulu entendre tes conflits d’intérêt.

Et là, moment de bravoure, parce qu’on était déjà vers la fin du congrès et que j’étais déjà remontée, parce que je me sentais poussée par l’ivresse de ma révolte, j’ai demandé le micro à la fin de la présentation. Pour demander à la dame ses conflits d’intérêt.
Une fois le micro dans les mains, d’une voix forte et assurée…
Non en vrai, une fois le micro dans les mains, je me suis sentie comme la fille qui doit chanter Copacabana devant tous les invités du mariage, j’ai bredouillé un minable « Heu, déjà heu d’abord merci beaucoup pour cette présentation heu très intéressante, mais heu je trouve quand même juste dommage que… »
Elle m’a dit « Pardon ? Parlez dans le micro s’il vous plaît. »
Sainte Marie Mère de Dieu.
« Heu, je disais : déjà d’abord merci beaucoup pour cette présentation heu très intéressante, mais heu je trouve quand même juste dommage que heu, vous n’ayez pas déclaré vos conflits d’intérêt. »
Ouais, bon, pardon, hein. On fait les révoltes qu’on peut avec les couilles qu’on a.
Bref, je n’ai quand même pas regretté, parce que la dame, après avoir affiché sur son visage une expression savamment dosée entre l’offuscation contenue et l’amusement réprimé, a dit que Ah mais pardon, elle était en lien aussi bien avec labo X que labo Y et que labo Z, qui étaient tous présents sur le marché de la vaccination, qu’elle n’avait cité ni favorisé aucune marque de vaccin, et que par conséquent elle n’avait aucun conflit d’intérêt.
J’ai bafouillé un vomitif « Merci », mais je vous laisse apprécier la réponse.

Tous n’ont pas été du même acabit, quand même.
Certains m’ont plutôt plu. Un cardio qui a présenté ses conflits d’intérêt et lui-même en début d’intervention, qui m’a semblé parler avec mesure, en évoquant notamment les dangers de sur-médicaliser une hypertension chez la personne âgée, en parlant du besoin d’être raisonnable, tout ça.
Bizarrement j’ai été vachement plus réceptive à ce qu’il disait par ailleurs.

Sinon, dans la liste de ce qu’on m’a dit ces deux jours-là, et que j’ai noté avec force de guillemets mais dont je vais vous épargner les photos, on m’a dit que :
Un patient à qui on donne une statine en prévention primaire, il faut continuer à vie parce qu’il y un effet rebond à l’arrêt.
Donner une statine en prévention primaire à nos patients de 80 ans, c’est éviter qu’ils finissent hémiplégiques.
(Ça c’était le type qui avait l’air de revenir du ski. Il nous a montré une diapo dont le titre était « Ce que nous devrions faire », et il a truffé son discours de « ça peut » , « ça pourrait »,  « on va sans doute en venir à ».)
Ella One dont nous allons vous présenter les meilleurs résultats…
(« Merveilleux lapsus » , ai-je noté en marge)
La prescription large d’Ella one doit devenir une priorité.
(DOIT devenir, hein)(Je vous passe la photo là aussi de Prescrire qui juge ce médicament sans intérêt nouveau par rapport au précédent).
La prescription d’AINS est possible au premier trimestre de la grossesse.

Moi, à la limite, je trouve ça rassurant.
Que le fond soit tellement conforme à la forme. Je trouve ça aidant.
C’est un peu comme Internet. Quand vous tombez sur un site, vous vous faites quand même vite une idée de la qualité du contenu à la gueule qu’il a. Du comic sans ms en police 28, écrit en bleu sur fond jaune avec des petites étoiles sur le côté, ça vous donne pas la même impression d’emblée que le site du Formindep. Et il se trouve que quand même, dans la majorité des cas, le sérieux du contenu est relativement en conformité avec la gueule que ça. Et je dis tant mieux. Ça ne fait pas tout, mais ça aide au premier tri.
Tant mieux que les mecs achetés par les labos n’aient pas encore compris qu’ils seraient vachement plus difficiles à dépister s’ils donnaient leurs conflits d’intérêt (ouais, même s’il y en a, moi j’aurais plusse confiance, juste de principe) et s’ils arrêtaient avec leurs REDOUTABLES et leurs discours sans nuances.

Et je garde le meilleur pour la fin.
Vous vous souvenez, au début du post, quand j’ai parlé du genre de télécommande avec des boutons ABCD dessus comme au code ?
C’est là que ça devient savoureux.
A la fin de quelques présentations, on avait des quizz. Histoire de vérifier que le troupeau avait bien brouté comme une brave bête, qu’il avait bien digéré, et qu’il pouvait restituer tout ça dans une belle bouse.
On nous passait un quizz, et puis on s’extasiait de la qualité de nos réponses. Je vous jure qu’à un moment, y en a même un qui a dit que « pour des généralistes » on s’en sortait vraiment bien et que ça lui faisait plaisir à voir. La vie de ma mère.

Les questions c’était genre : « Que faut-il pour assurer une diminution de y% de la mortalité par méningite ? »
Et les bonnes réponses c’était genre « Assurer une vaccination large et étendue » « Promouvoir le vaccin auprès de tous les patients concernés » « Cibler une couverture vaccinale de 80% d’ici 2012  » .
Là, en toute bonne foi, j’avoue que je ne suis plus sûre à 100% du mot pour mot (histoire d’être vraiment transparente dans la fiabilité de ce que je raconte), mais le coup du « Que faut-il pour <argument de mortalité> »  : « Réponse : truc qui veut dire vacciner le plus possible » , ça y était vraiment.
J’attendais « Le méningocoque est-il… » >> A : un microbe tout gentil qu’on aime fort     B : un germe REDOUTABLE, mais c’est jamais venu.

Voilà ce que vous avez fait de ce qui me restait de confiance, messieurs-dames.
Voilà ce que vous m’avez poussé à noter et à retenir de vos présentations.
Je vous remercie, le monde est ce qu’il semble être et mes antennes fonctionnent encore.