Vous avez demandé Jaddo, quittez…
4 novembre, 2008
Premier jour de vrai remplacement.
Je suis grande. Je suis forte. J’ai presque pas de couettes.
Je passe le matin pour me familiariser avec le cabinet.
La toise est là, les feuilles d’AT sont là, les gants XL sont là, les gants à ma taille sont à la fabrique de gants. Bon, ok, ça devrait rouler.
Le Dr Cerise me montre comment on allume l’ordinateur, comment on accède aux dossiers, comment on transfère et comment on reprend la ligne téléphonique.
Ok ok ok.
Parée.
Début d’après-midi, les rênes sont à moi.
Quand j’arrive, il y a déjà pas mal de monde dans le hall. J’enfourne le tout dans la salle d’attente, et c’est parti mon kiki.
J’allume l’ordinateur, je ne me trompe que deux fois dans le mot de passe, je reprends la ligne de téléphone, ok, tout roule.
Première consultation.
Le téléphone sonne.
Une seule sonnerie, pas le temps de décrocher.
Après quelques minutes, le téléphone resonne.
Une seule sonnerie, pas le temps de décrocher.
Après quelques minutes, le téléphone reresonne.
Oui, toujours une seule sonnerie, chut, laisse moi tranquille maintenant.
Avant le deuxième patient, je jette un oeil à l’engin.
Il y a un « 15 » qui clignote, avec une petite enveloppe qui clignote aussi. Je bidouille quelques trucs, j’appuie sur des touches avec des téléphones verts, des enveloppes et des téléphones rouges dessus, j’essaie d’écouter les vraisemblables quinze messages, je n’entends rien, mais bon, l’enveloppe a l’air de s’arrêter de clignoter.
Et le téléphone me laisse tranquille pendant la deuxième consultation.
Ok, je suis trop forte. Tout roule.
Pendant le troisième patient, le téléphone rereresonne. Deux fois une seule sonnerie.
Je peste : « Raaah, je ne sais pas ce qu’il a, ce téléphone, à sonner toutes les 5 minutes, je n’arrive pas à le faire taire, je suis vraiment désolée ».
La gentille mère de famille en face de moi se tait quelques secondes.
Elle prend une brève inspiration, et, très gentiment, me dit :
« Ça, je crois que c’est l’interphone mademoiselle ».
Ahahahah.
Ok.
Tout roule.
J’vous ai apporté des bonbons…
1 novembre, 2008
J’ai rencontré Mme Pouteau pendant un remplacement qui vient de se finir.
Un solide petit bout de femme, de 85 ans, avec ce qu’il est d’usage d’appeler « un caractère trempé ».
Pleine de médicaments pour le coeur, pleine de facteurs de risque pour un infarctus qui finira peut-être (sans doute ?) par arriver. C’est encore assez rare, ces femmes âgées qui ont le profil typique de « l’homme à risque cardio-vasculaire ».
On en a toute une fournée en préparation, mais aujourd’hui c’est toujours, encore, un profil plutôt masculin.
Elle s’est arrêtée de fumer sur le tard, mais elle s’est arrêtée. Et pour le moment, elle vit sa vie avec ses patchs de trinitrine et ses trois anti-hypertenseurs.
On s’est rencontrées, donc. Un peu de pleine face. Un peu, oserais-je le dire, comme un coup de foudre.
La première fois, elle m’a dit que je-ne-sais-plus quel médicament idiot lui donnait des effets secondaires pas possible, et qu’elle ne le prenait pas. Sur un ton presque de défi, genre « Et si vous n’êtes pas contente c’est la même chose ».
« Je suis bien d’accord avec vous », je lui ai dit.
Ca l’a surprise de ne pas se faire engueuler, je crois.
Mine de rien, elle s’est mise à venir les jours où je remplaçais.
Avec elle, tout était simple.
Elle me reposait. Je pouvais lui dire le fond de ma pensée, brute, sans l’enrober de politiquement correct, de diplomatie et de sucreries. Pas besoin de l’amadouer. On parle, je donne mon avis, elle donne le sien, j’explique les plus, les moins, et elle décide.
Et je suis souvent d’accord avec sa décision, mais il faut bien dire que c’est souvent la même que la mienne ; alors ça aide, forcément.
Je crois que je la reposais aussi.
Et, avec nos bagages différents, nos compétences différentes et nos vies différentes, on partageait la même vision des choses. Et du même coup, la même médecine.
Et du coup, la médecine était simple, et nous laissait un peu de temps pour le reste.
Nous avons eu beaucoup de sourires en coin, beaucoup de sous-entendus, beaucoup de clins d’oeil. Elle avait une malice et une pétillance increvables.
Une fois, elle m’a dit que, de temps à autre, elle se disait qu’un jour, peut-être, dans quelques années, elle refumerait.
Qu’à son âge, il fallait bien mourir de quelque chose, et qu’elle préférait que ce soit d’un infarctus propre et bien rangé plutôt que d’un cancer qui s’éternise.
Je crois que j’ai dit quelque chose comme « Ce ne serait pas très professionnel de ma part de vous dire que je suis d’accord, n’est-ce pas ? »
Elle a souri. Elle a dit : « Non, pas très. Ne le dites pas. »
Effectivement, ce n’était pas très professionnel. Que voulez-vous ? A elle, je ne pouvais pas dire autre chose. Et j’aurais dit n’importe quoi d’autre à n’importe qui d’autre.
L’autre jour, mon dernier après-midi dans ce cabinet, elle était dans la salle d’attente.
Elle ne savait pas que c’était mon dernier jour.
Je ne savais pas que ça faisait déjà un mois que je lui avais fait son ordonnance pour un mois.
Elle savait que je n’allais pas tarder à partir, néanmoins, et elle a glissé la question, sur le ton de la conversation : « Vous comptez ouvrir un cabinet dans le coin ? »
Hélas non, Mme Pouteau, mais vous me manquerez aussi. Que j’ai dit. Dans ma tête. Parce que des fois, je peux AUSSI être professionnelle, je vous signale.
Et puis, au moment de partir, elle a dit qu’elle revenait dans 10 jours pour son vaccin contre la grippe.
Je lui ai dit qu’elle verrait l’autre médecin, dans 10 jours, parce que c’était mon dernier jour aujourd’hui.
On s’est serré la main longuement, et en partant, elle m’a dit cette phrase fabuleuse :
« Bien sûr je ne peux pas vraiment, mais… J’aurais presque envie de dire qu’on s’est bien amusées toutes les deux ».
Chasteté
22 octobre, 2008
Au début, je n’osais pas dire non.
Il faut dire que tout le monde l’avait déjà fait.
C’était un peu mode, ça en jetait.
Çafaisait « grande ».
On avait épié les plus vieux, et c’était un peu le rituel de passage dans la vie de grande personne.
Et puis ça aurait été vexant que je dise non, quand tout le monde disait oui.
Çaaurait fait pimbêche.
Alors, je disais oui.
Çane m’enchantait pas franchement, et il faut bien avouer que je m’ennuyais sec.
Et puis je me sentais un peu sale. Mais c’était fait, j’étais comme tout le monde, et je ne me faisais pas remarquer. J’avais décidé de le faire en pensant à autre chose, et ça me simplifiait la vie.
Et puis, un jour, j’ai pris assez d’assurance pour oser dire non.
Justement parce que j’étais assez grande pour avoir l’audace de le faire.
Ça a fait parler, forcément.
Ce n’était pas franchement malvenu ou impoli ; c’était juste incongru.
Et complètement inhabituel dans un milieu où c’était tellement banal.
J’étais devenue : » L’interne qui ne reçoit pas les labos ». (tambours)
C’était un peu dur, parfois, de refuser LA lampe à regarder les pupilles que je piquais à tous mes co-internes en me jurant de trouver le temps pour aller m’en acheter une bien à moi.
Les deux seules entorses que je me suis accordées ont été quelques petits pains abandonnés qui restaient dans la salle de détente vide, quand personne ne regardait, et une poignée de stylos quand j’étais en rade. Mais, et j’y tiens, toujours chourée dans la poche d’un collègue, et jamais à la source.
Ah, et oui, ma fidèle règle à ECG que-tous-les-cardiologues-ont-la-même-et-qu’elle-est-la-mieux-mais-que-c’est-dommage-y-en-a-plus (la jaune fluo transparente, pour les connaisseurs) ; mais celle-là, je l’avais reçue de « mon externe » quand j’étais P2.
Autant dire que ça ne comptait pas.
Je n’ai pas beaucoup de mérite.
J’ai été profondément aidée par ma première rencontre avec Le Médecin, qui, non content de m’avoir soufflé ma vocation, m’a appris à peu près toutes les choses importantes que je sais aujourd’hui, et par ma première rencontre avec un couple de visiteurs médicaux, qui m’a confirmé au moins une partie des choses importantes que je sais aujourd’hui.
J’ai eu la chance de tomber sur Laurel et Hardy. Laurel, c’était le grand, naturellement, qui écoutait d’une oreille attentive les débuts hésitants du petit.
Le petit, tout petit qu’il était, n’était pas encore très bon. On aurait dit un joli magnétoscope, avec une jolie bande et un joli sourire plein de dents. Il prenait une grande inspiration, et il commençait sa tirade, qu’il poursuivait jusqu’au moment crucial du manque d’air. Il me faisait tendrement penser à Nicolas, mon très bon copain pas très fort de l’école, au CE1.
« Unefourmidedisuimètre-Havecunchapeausurlatête-Canéxisteupa !-Canéxisteupa !« …
A la fin, ils nous ont sorti de leur jolie sacoche-Mary-Popins un joli ordonnancier, pour nous faire gagner du temps, avec le Fosavance déjà prescrit, tous les conseils de prise déjà écrits, et plus que le tampon à mettre en bas à gauche. Vraiment sympas de nous épargner tant de peine.
Du coup, donc, j’ai appris à dire, avec, moi aussi, toutes mes dents : « Ah, merci beaucoup, mais je suis désolée, je ne reçois pas les visiteurs médicaux. »
Ils me regardaient d’un oeil arrondi, et, très professionnels, ne se départaient pas un dixième de seconde de leurs sourires émail diamant super white granules actives qui pouvaient se prévaloir de la co-signature de l’union française pour la santé bucco-dentaire.
Ils jouaient la carte « Je respecte tout à fait ça, mais ça m’intrigue, expliquez-moi donc pourquoi ? »
Au début, j’étais un peu gênée.
Désolée, même, du même désolement que j’ai pour les gens qui appellent pour vendre une chouette cuisine mobalpa pendant qu’on est en train d’essayer de ne pas foirer la cuisson des pâtes, et qu’on envoie bouler en se sentant vaguement coupable envers le pauvre employé dont le seul tort est de faire son boulot.
Alors je me justifiais : « J’essaie de rester indépendante, vous comprenez, je me forme ailleurs, je suis abonnée à des revues… »
Alors ils m’expliquaient que c’était très bien d’être indépendante, qu’ils ne demandaient que ça, que je sois indépendante, et qu’ils voulaient juste me donner les informations nécessaires à mon indépendance.
Alors je bredouillais que oui, peut-être, mais que c’était comme ça, que j’étais désolée, que ce n’était pas personnel.
Ils redoublaient de dents, en disant qu’ils comprenaient très bien, et revenaient me voir la semaine d’après en disant qu’ils se souvenaient bien de ce que j’avais dit, qu’ils n’allaient pas m’embêter, mais que juste ils avaient un chouette livre sur la prise en charge des urgences chirurgicales et qu’ils me le donnaient sans me parler, juste comme ça sans que j’aie à m’inquiéter.
C’était fatigant.
Et, un jour où j’étais particulièrement fatiguée, avec l’envie d’à peu près tout sauf de recommencer l’éternel bi-monologue, je me suis entendue répondre à l’éternelle question « Ah, tiens ?! Mais pourquoi ? » :
– Mon grand-père s’est fait écraser par un visiteur médical.
L’œil que je croyais déjà arrondi a atteint des proportions jamais imaginées.
Simple, décisif, implacable ; jouissif.
Depuis, c’est ma phrase fétiche.
L’essayer c’est l’adopter.
A COMBIEN T’AS MAL ?
19 octobre, 2008
Je déteste Mme Robert.
C’est dur, de bien s’occuper des patients qu’on déteste, mais je m’accroche.
A ma décharge, il faut bien dire qu’elle est détestable.
Et puis, ce n’est pas vraiment ma patiente. On nous a appelées, moi et mes couettes, en tant qu’expertes en soins palliatifs (sic), pour son mari qui meurt d’un cancer. Un cancer du côlon, méchant, bien au-delà de toute ressource thérapeutique.
M. Robert, c’est un tout petit bout d’homme, avec une toute petite moustache, recroquevillé sur son tout petit canapé. Il paraissait improbable qu’un si gros cancer trouve sa place dans un si petit homme, mais il faut croire que tout arrive.
Mme Robert, elle, répète à l’envie qu’elle s’occupe de son mari qui a un cancer. Parfois, j’ai l’impression qu’elle est son mari qui a un cancer. Parfois, j’ai l’impression qu’elle hait son mari qui a un cancer.
C’est sans doute un peu de tout ça en même temps.
Mme Robert, jusqu’à avant-hier, je l’avais vue une seule fois, et je l’avais eue au téléphone 4 ou 5 fois, ce qui était amplement suffisant pour la détester.
Ce n’est pas vraiment ma patiente, mais il est facile de deviner qu’elle serait bien du genre à débarquer en consultation avec sa petite fiche bristol : côté recto les effets indésirables de tous les médicaments qu’elle a déjà essayés, côté verso la liste de tous ceux qu’elle veut que je lui « écrive ».
Mme Robert, elle gère.
Son mari n’a pas un traitement, elle lui donne un traitement.
– Qu’est ce que vous avez comme médicaments contre la douleur pour le moment, M. Robert ?
– M. Robert : J’…
– Mme Robert : Alors je lui donne un Skenan le matin et le soir, et puis un Astiksénan à midi…
D’ailleurs, son mari n’a pas un traitement, elle lui donne son traitement. A elle. Dans tous les sens du terme : celui qu’elle a pour elle, et celui qu’elle a décidé pour lui.
– … et puis un Astiksénan à midi mais pas plus parce que sinon il urine pas, et le médecin avait dit un xanax 25 mais je lui en donne 2, parce que bon, ça fait comme si il avait un 50 n’est ce pas ? Et puis la gabatenpine, j’ai arrêté parce que il tremble il tremble il tremble, alors bon, je me suis dit c’est bien la peine de lui donner des médicaments si c’est pour le rendre malade, et puis le Cortancyl j’en donne 1 au lieu de 2 parce qu’avec son rein je préfère pas. Et puis comme il supportait mieux le Diantalvic que j’avais pour mes lombaires, je lui donne en alternance avec l’Astiksénan, ça lui fait plus de bien.
Parce que M. Robert, forcément, il a tous les effets indésirables de toutes les notices de tous les médicaments.
Mme Robert, elle sait.
Tout ce qu’on lui dit, elle le savait, d’ailleurs elle l’avait dit, mais le médecin / le pharmacien / M. Robert / l’infirmière / l’hôpital n’a pas écouté.
Elle l’avait dit, que ça le faisait trop dormir l’Astiksénan, mais on lui a prescrit quand même alors elle lui donne pas.
Parce que le voir dormir dans la journée, elle supporte pas. Elle préfère quand il dort pas. Bon, il a mal, c’est vrai, mais au moins il dort pas.
Parce que « Enlever la douleur, enlever la douleur, tout le monde a que ce mot-là à la bouche, c’est bien beau, d’enlever la douleur, mais si c’est pour finir comme un légume couché toute la journée, merci bien !« .
Dit-elle.
Devant lui.
Mme Robert, elle connaît bien tout ça, d’ailleurs elle aurait pu faire infirmière, avec tout ce qu’elle a fait garde-malade.
Avant son mari, elle s’est occupée de sa mère mourante, puis de sa sœur mourante.
Alors maintenant elle commence à savoir, vous pensez. Bon, elle dit Astiksénan, parce que c’est vrai que le vrai mot est trop dur à prononcer, mais on ne peut pas lui enlever ça : elle sait.
Elle s’est occupée de tout le monde, mais « personne ne sera plus là, quand ce sera son tour à elle, quand l’autre sera mort aussi« .
Et en parlant de l’autre, elle me demande « Combien de temps ça va encore durer ce truc-là ? « .
Devant lui.
Mme Robert, elle maîtrise les outils du corps médical.
– Vous avez mal, en ce moment, M. Robert ?
– M. Robert : Je…
– Mme Robert : COMBIEN T’AS ENTRE UN ET DIX ? COMBIEN T’AS ROBERT ??? (Bon, ok, M. Robert ne s’appelle pas vraiment Robert Robert. Mais il pourrait.)
– M. Robert : J…
– Mme Robert : MAIS ALLEZ BON SANG, LE MEDECIN TE DEMANDE COMBIEN T’AS, REPONDS LUI !! … Bon… Montre où t’as mal, alors ! Montre ta stomie!
Et puis, alors que M. Robert remonte une main silencieuse le long de son flanc, elle lui tape dessus. Comme sur celle d’un enfant qu’on aurait surprise dans le bocal à cookies une heure avant le repas.
– Mais non pas là ! LA ! (s’insurge-t-elle, dirais-je si je ne voulais pas ne pas offenser la Reine Zabo *)
Ça, c’était un petit pot-pourri de nos premières rencontres.
Et puis, j’y suis retournée avant-hier.
Au grand dam de Mme Robert, qui, au téléphone, m’avait demandé à quoi ça pouvait bien servir que j’aille le voir lui pour voir comment ça allait, alors que je l’avais elle au téléphone et qu’elle me le disait, elle, comment ça allait.
Dire que c’était une visite difficile relèverait de l’euphémisme.
J’ai eu mal. Physiquement mal.
La pièce était remplie de souffrance, embrumée de douleur, palpable, étouffante.
Lui, raide comme la mort sur son petit canapé, les sourcils froncés, le visage figé, la douleur personnifiée.
Il n’était pas mourant, comprenons-nous bien. Il n’était pas en toute fin de vie, il marchait encore, il mangeait encore, il parlait encore.
Juste, il avait mal. A chaque putain de seconde qui passait.
Il gémissait de façon continue, à chaque expiration.
De temps en temps, il se redressait sur son canapé en portant la main à son torse et en étouffant un cri. Et puis il se remettait à gémir.
Je lui ai demandé, à lui, si ça faisait longtemps qu’il avait mal comme ça.
Elle, elle a dit : « Mais j’en sais rien, moi, si il a mal ! T’as mal Robert ? Réponds ! T’as mal ?? Tu parles pas, tu dis rien, tu restes là à gémir, dis le nous si t’as mal ! »
Ce type, je vous mime sa position dans le canapé en gardant un visage impassible, vous vous dites : oh, tiens, quelqu’un qui a mal.
Je vous montre sa photo, vous vous dites : oh, tiens, quelqu’un qui a mal.
Je vous l’enregistre et je vous fais écouter la cassette, vous vous dites : oh, tiens, quelqu’un qui a mal.
A un moment, il s’est mis à pleurer : « J’en ai maaaaaaaaaaaaaarre, j’en ai maaaaaaaaaaaaaarre ».
Elle a dit « Ouille ouille ouille hein ? Pauvre petit oisillon va ! » en se marrant et en lui faisant un clin d’oeil.
Et puis, allez savoir pourquoi (et si vous êtes allés savoir, venez m’expliquer), mais je la déteste moins, depuis cette visite.
Peut-être parce qu’à un moment, dans je ne sais plus quelle phrase, elle a dit « Je sais bien de quoi j’ai l’air, je sais bien que j’ai l’air d’une mégère ».
Peut-être parce que c’était tellement insupportable, ces gémissements perpétuels, que j’ai pu comprendre qu’elle ne supportait pas.
Peut-être parce qu’elle est tellement insupportable qu’elle doit faire fuir tous les médecins, et qu’il en faut bien un qui la supporte, pour que, peut-être, elle redevienne un jour supportable.
Peut-être parce que, quand on reçoit toute cette violence en pleine gueule, il faut bien en faire quelque chose.
Peut-être parce que cette femme, si je vous montre sa photo, vous ne vous dites pas « Oh, tiens, quelqu’un qui a mal », alors qu’elle gémit à l’intérieur.
Je ne sais pas.
* Pennac, La petite marchande de prose :
« Un type qui écrit des phrases du genre « Pitié ! hoqueta-t-il à reculons » (…) de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? (…) « Pitié, hoqueta-t-il à reculons« … Et pourquoi pas : « Bonjour, entra-t-il » ou « Salut, sortit-il de la pièce » ? »
Y a-t-il un médecin ?
8 octobre, 2008
TGV Paris-TrouPaumé.
Je suis réveillée en sursaut par Nicole. (Nicole, c’est la fille universelle qui cause dans les trains, dans les répondeurs de téléphone et qui me dit de faire demi-tour dès que possible dans mon GPS)
Là, Nicole veut savoir s’il y a un médecin parmi les voyageurs pour un passager malade en voiture 5.
Je fais semblant de soupirer un peu et je me lève, pour aller voir ce qui se trame du côté de la voiture 5.
Ca va sûrement me passer avec l’âge, mais je continue à trouver ça super jouissif, de se lever au milieu du train quand Nicole demande un médecin.
Pour la prochaine fois, je prévoirai une jupe à volants rouge et ma ceinture dorée.
Et puis c’est toujours fastoche, dans les trains. Des petits malaises, des petits bobos, jamais rien de grave. Enfin jusqu’ici du moins. Je croise les doigts pour que ça continue.
Parce que le jour où il faudra injecter en IV un truc en urgence à un gars qui va vraiment mal, Nicole aura intérêt à trouver un autre médecin fissa.
En plus, dans leurs trousses SNCF, qui sont soit dit en passant à peu près aussi épaisses que leurs sandwiches, à part un stéthoscope de poupée que même sans le tchoutchoutrrrrrrrrrrrKKrrrrrrrtchou du train on n’entendrait rien, y a que de l’IV.
Paracetamol IV, Spasfon IV, Primperan IV.
Ce qui est passablement idiot, étant donné que le type, si c’est d’un peu de Doliprane dont il a besoin, personne va aller s’amuser à lui faire une IV pour ça.
Bref.
Je me rends donc voiture 5, traversant majestueusement l’allée centrale, au milieu des voyageurs qui ont tous l’air de m’envoyer des pétales de roses et des palmes d’or avec les yeux.
C’est que personne ne leur a dit que j’étais infoutue de faire une IV.
Mais ça fait plaisir quand même.
Je tombe sur le contrôleur en début de voiture 4, qui a toute la panique du monde accrochée sur le visage. Il bégaie d’effroi, il met des points d’exclamation à la fin de toutes ses phrases, et moi, je suis encore un peu embrumée.
Il est accompagné d’un grand type, qui se présente : il est médecin, mais biologiste, et heuuu, ça fait longtemps qu’il n’a pas fait ça, alors heu si je peux m’en occuper, bon, lui ça l’arrange.
Je libère l’affable biologiste et me tourne vers le contrôleur désemparé.
– On a une personne qui va très très très mal !! Il faut que vous alliez la voir ! Elle est dans un état pas possible !
– …
– !!!!
– Voui, qu’est ce qui se passe ?
– Elle dit qu’elle s’est faite violer !
Rassemblant avec effort tout ce que je peux de connexions neuronales, je demande :
– Heu… Hein ???
(Oui, ça a l’air pas terrible, comme ça, mais je tiens à souligner que mon effort intense de concentration m’a permis de décider en quelques millisecondes que le moment était passablement mal choisi pour expliquer au monsieur qu’on ne dit pas « Elle s’est faiteuh violer », sauf Desproges qui a le droit parce qu’il fait exprès et parce qu’il a tous les droits, et qu’il était préférable de demander quelques précisions.)
– Oui ! Oui ! Elle dit qu’elle s’est faite violer ! Elle est dans un état pas possible !
– Heu… Mais, heu, là, dans le train ??
– Non ! Non ! A Paris ! Enfin avant !
Et là, je vous jure que c’est la vérité vraie, il ajoute :
– Il faut que vous alliez l’examiner avec la trousse de s’cours !!
Bin oui, l’examiner avec la trousse de secours, bien sûr, je vois ça d’ici… « Bonjour Mademoiselle, pourriez-vous écarter les cuisses s’il vous plaît, j’en ai pour deux minutes… »
– Bon, écoutez, je dis, d’un ton que j’essaie de faire très genre « Papa est là, maintenant, alors tout le monde va se calmer très vite avant de s’en prendre une paire », je vais aller la voir, mais à part essayer de la calmer et de la conseiller comme je pourrai, je ne vois pas bien ce que je pourrai faire de plus.
– Bin comme ça au moins vous nous direz s’il faut appeler le samu !!
– …
Je m’approche de la plateforme suivante, talonnée par le contrôleur soigneusement aggripé à ma jupe à volants rouge. Je profite de ce court répit pour essayer de prévoir ce à quoi je peux m’attendre, et ce que je vais bien pouvoir faire de tout ça.
Grosso modo, j’arrive à la conclusion qu’il y a une urgence à éliminer : grande psychotique en décompensation. Si oui : pompiers et hôpital au prochain arrêt. Toute autre situation : calmer, rassurer, et voir ce qu’on fait en fonction d’où elle va, de qui l’attend et de comment elle peut se rendre au commissariat et/ou à l’hôpital.
On finit par arriver à la plate-forme qui sépare les voitures 4 et 5, alors que le train ralentit pour s’arrêter en gare de TrouPaumé.
Elle est recroquevillée dans un coin, le menton posé sur les genoux. A première vue, comme ça, elle n’a pas l’air d’une grande psychotique en pleine décompensation. Juste d’une petite marmotte dont on aurait enfumé le terrier.
Je m’agenouille, je me mets à son niveau, je pose une main sur la sienne.
« Bonjour, (que je lui dis), je suis médecin, je viens voir… »
Je suis coupée par Nicole, qui me demande de m’éloigner avant la fermeture automatique des portes.
Je me tourne vers le contrôleur : « Mais heuuu, on repart, là ?? On ne s’arrête pas ? »
– Bin non ! Non, on ne s’arrête pas ! C’est votre arrêt ??!! Sautez ! Sautez !
Le gars, y a cinq minutes, il voulait appeler le Samu, et là, même pas il s’arrête trois minutes en gare le temps de voir ce qu’on fait.
Prise de court, j’ai sauté.
En priant pour que les amies qui m’accompagnaient aient eu la présence d’esprit de débarquer avec elles mon sac et mon manteau.
Petite marmotte, je suis désolée de t’avoir plantée là.
Gentil biologiste, je suis désolée aussi de t’avoir refilé le bébé.
Mais bon, ça m’a fait une histoire à raconter à mes copines, en échange de mon sac et de mon manteau.
L'hôpital qui se fout…
6 octobre, 2008
Ce matin, je m’encafouille avec mes lentilles.
Je les mets, et puis je me rends compte qu’il en reste une dans le boîtier, et que probablement j’ai dû ranger une lentille hier soir dans un boîtier où y en avait déjà une.
Après ça, je ne sais plus trop ce que j’ai fait. Ca va pas, elle me gêne, elle doit être vieille, toujours est-il que je finis par en prendre une nouvelle dans une jolie boîte nouvelle. Elle me gêne aussi un peu, mais je suis habituée, les nouvelles me gênent toujours un peu plus, paradoxalement, que les un peu vieilles.
Et je pars bosser en me disant que quand même, je vois beaucoup plus flou que d’habitude, et que j’ai dû m’encafouiller encore un peu plus que je ne le croyais.
Ce soir, après ma journée de boulot, je jure de ne plus jamais me moquer des filles qui arrivent aux urgences gynéco parce qu’elles ont mis deux tampons sans faire gaffe.
Parce que oui, deux lentilles sur le même oeil, c’est possible.
La force de la perversion
5 octobre, 2008
Un presque hors-sujet, que je vais me permettre pour trois excellentes raisons et demi.
– Il va être nécessaire à la compréhension d’un post que j’ai du mal à écrire, mais que je veux réussir à accoucher.
– Je vais parler du meilleur conseil qu’on m’ait donné de toute ma vie, et qui m’a sauvée bien des fois, et dont je suis persuadée qu’il mérite d’être dit.
– Si on part du principe que la médecine englobe la prévention, ce n’est peut-être pas si hors-sujet que ça.
– J’ai envie.
Le temps d’un post, donc, j’accroche ma blouse au vestiaire et j’enfile ma jupe.
Au fil du temps et de la vie, j’ai fini par me faire ma théorie toute personnelle à moi que j’ai sur le fonctionnement des pervers.
Quant à définir au préalable ce que j’appelle les pervers, c’est très simple : ce sont ceux qui fonctionnent selon ce fonctionnement. Fastoche.
Il va donc s’agir de mes pervers à moi, sans chercher à savoir ce qu’on doit mettre, ou ce qu’on peut mettre, ou pas, derrière ce mot. Question de vocabulaire et de définition personnelle : voilà une case, rangez-y ce que vous voudrez.
Mes pervers jouent avec le doute, et jouissent du malaise.
Mes pervers ne brandissent pas de couteau en hurlant « Je vais te tuer salope, et après j’irai sodomiser le cadavre d’un chiot du même sexe que moi ».
Ceux-là, ils fichent la trouille, mais ils n’angoissent pas.
C’est facile. Ils portent sur leur front l’étiquette « Fou dangereux qui peut faire du mal », et on peut aller dire : « Monsieur le policier, y a un type là-bas, il a brandi un couteau en disant qu’il allait me tuer salope ».
La force du pervers, c’est de laisser planer le doute.
C’est de faire de tout petits pas, tout petits, l’un après l’autre, en emmenant à chaque pas sa victime par la main.
A chaque pas, le pas est si petit, l’étiquette si absente, qu’on se dit « Ce n’est pas bien grave, ce n’est qu’un tout petit pas, c’est moi qui suis folle de tout prendre de travers, c’est moi qui voit le mal partout« . On doute un peu, on se sent vaguement mal à l’aise, mais on attrape la main, et on se laisse emmener sur un tout petit premier pas. Puis sur un second, puis sur un troisième. Ce sont de si petits pas, ridicules, millimétriques… Fatalement inoffensifs.
Au bout d’un petit nombre de petits pas, finit par arriver le suivant décisif, celui qui va franchir une ligne qu’on ne veut pas franchir. On voit la ligne, on prend peur, on s’arrête, on lâche la main, on se retourne et on veut faire marche arrière.
En se retournant, on découvre ahuri(e) tout le chemin qu’on a déjà parcouru, main dans la main avec l’autre. On se dit « Oh mon dieu, je l’ai laissé m’amener jusqu’ici ?? Comment refuser ce tout petit pas de plus alors que je n’ai rien dit, alors que j’ai laissé faire, alors que je l’ai encouragé tout ce chemin ? J’aurais dû réagir avant, c’est trop tard, c’est de ma faute, j’ai déjà donné mon accord « .
Et la victime est devenue complice.
Parfois même, au cours de tout ce chemin parcouru en étant vaguement mal à l’aise, en se demandant si la route mène bien là où on n’ose pas avoir raison de soupçonner qu’elle mène, on décide de faire nous-mêmes un pas de plus histoire d’en avoir le cœur net.
Et la victime est devenue coupable.
C’est redoutable d’efficacité, et c’est toute la force du pervers.
On ne peut pas aller dire « Monsieur le policier, y a un type, là-bas, il veut me faire faire un tout petit pas qui me rend vaguement mal à l’aise ».
Et de pas en pas, comme ça, l’air de rien, en sifflotant, le pervers vous isole, vous affaiblit, vous culpabilise, jusqu’à vous transformer en petite chose édentée et consentante.
Et le meilleur conseil qu’on m’ait donné de toute ma vie, la plus grande leçon de vie que j’ai reçue, je l’ai reçue de ma mère quand j’étais toute petite.
« Fais toi confiance et écoute toi. Si la personne d’en face te met mal à l’aise, et même si cette personne est un adulte, ce n’est jamais, jamais toi qui a tort. Tu as un signal d’alarme en toi, écoute le toujours quand il sonne. »
Cette idée que j’avais une alarme en moi, et qu’elle avait toujours raison, m’a permis de toujours prendre la fuite dès le premier pas.
Ce vague malaise, ce n’est pas un vague malaise. C’est mon alarme qui sonne. Et si elle sonne, c’est qu’elle a raison de sonner. Fin de l’histoire.
Aujourd’hui que je suis grande, ou presque, j’ai perdu le compte de toutes les fois où cette alarme m’a sauvée. Et je ne l’ai encore jamais entendue sonner à tort. Les rares fois où je ne l’ai pas écoutée tout de suite, parce que le pas était si minuscule que je l’ai crue déréglée, les pas suivants m’ont prouvé qu’elle avait eu raison, encore, dès le début.
Bien sûr, à l’origine, il s’agissait de me protéger contre les pervers.
Et puis je me suis rendu compte qu’elle me protégeait aussi contre les pervers-non-sexuels.
Et puis je me suis rendu compte qu’elle me servait dans plein d’autres occasions.
C’était elle qui sonnait, par exemple, face à ma manipulatresse.
Encart publicitaire
1 octobre, 2008
Hop hop hop.
Je ne le fais pas souvent, mais comme ça vaut vraiment le coup, je vais le faire.
Et puis ça me donnera l’occasion de saluer au passage celui qui a fait récemment entrer dans mes statistiques de recherches google la très, très belle :
Comment se faire bien sucer par une infirmière salut « jaddo »
Ca m’a fait bien rire…
Encart publicitaire, donc.
D’abord, parce qu’il est dans mes liens mais qu’il mérite amplement une vraie, nette et claire pub : le merveilleux site Traducmed.
Plus le temps passe, plus j’adore internet.
La révolution qui permet d’avoir accès à un petit bijou d’aide à la consultation, un travail probablement gigantesque en amont et une gratuité et une utilité totales en aval.
Encore merci pour ça.
Ensuite, et pour compléter un peu la bannière « Touche pas à ma prostate » que vous avez vue fleurir en haut à droite du blog, une excellente vidéo éducative :
Pour signer la pétition, y a qu’à cliquer sur la bannière.
Pour voir la vidéo, (merci Rightwolf, merci Thomas pour le mode d’emploi), c’est juste en dessous :
A une malabaraise
30 septembre, 2008
Entre, je me souviens de toi.
Bien sûr que je me souviens de toi.
Tu étais venue me voir la semaine dernière, toi qu’on avait jamais vue dans ce cabinet.
C’est que tu arrivais d’Afrique, et que tu n’étais là que pour quelques mois, en vacances. Toute douce, très attentive, jeune, jolie. Tu venais d’une grande ville d’Afrique, j’ai oublié laquelle, pardonne moi. En tout cas, j’avais noté ton français impeccable et ton allure très européenne. Tu n’avais pas de carte vitale, du coup, bien sûr, et pas de couverture sociale, mais tu allais payer ta consultation de ta poche sans problème.
Tu venais me voir pour tes problèmes de sommeil.
Tu m’a raconté calmement, de ta voix joliment lointaine, joliment détachée, ta rupture récente, douloureuse, ton départ en vacances qui avait tout l’air d’une fuite, et puis, depuis, l’impossibilité de t’endormir le soir.
Tu m’as servi l’insomnie transitoire aiguë la plus belle de toute ma (certes jeune) carrière.
La même chose qu’à la mort de ton père il y a plusieurs années. Tu avais pris 3 ou 4 semaines un Stilnox avant de te coucher, et puis c’était passé, et tu n’en avait plus jamais repris depuis.
Elle était belle ton histoire.
Moi, j’étais vaguement mal à l’aise, mais elle était belle.
J’ai beaucoup pensé à toi après ton départ.
Bien sûr, j’avais pensé à la possibilité que tu me mentes. On voit des tas de gens inconnus qui ont de belles histoires qui débouchent sur une demande de prescription de benzos. Rarement aussi belles que la tienne, mais on en voit plein.
Je n’étais pas sûre que tu ne me mentes pas, mais je me méfiais de ma méfiance. On a vite fait de se méfier trop des gens. Et puis, comme on ne peut pas reprocher aux gens leurs trop jolies histoires, et comme on ne peut pas se fier seulement à son malaise, à son instinct, à ses antennes qui frémissent, je t’avais accordé le bénéfice du doute.
Pour tout ça, et aussi parce que derrière quelqu’un qui ment pour avoir ses stilox, il y a une personne malade. D’une autre maladie, mais malade. Et cette personne là, il faut essayer aussi de faire ce qu’on peut pour elle, la dénicher, l’accrocher comme on peut, la faire revenir et travailler avec elle. Et pour la faire revenir, parfois, on fait des concessions.
Tu étais partie en évoquant un « bilan » que tu voulais profiter de ton séjour en France pour faire, et tu m’avais dit que tu reviendrais.
Et tu es revenue.
Tu es revenue, mais pas pour le bilan. Tu voulais revenir avant, mais comme je n’étais pas là, et que c’était vraiment moi que tu voulais voir, te voilà aujourd’hui.
Parce qu’on t’a volé ton sac, et, c’est ballot, quand même, ton ordonnance avec.
Merci pour l’eau à mon moulin, merci d’avoir transformé mon vague instinct en conviction intime, ça va m’aider.
Le rideau est levé, début de l’acte II, on va pouvoir bosser maintenant.
Mais ça cloche. Le voile est levé, mais ça cloche toujours.
Tu es toujours aussi jolie, toujours aussi calme, toujours aussi parfaite, et moi, je suis toujours aussi mal à l’aise. Ca sonne toujours du côté de mon alarme intérieure, et je ne sais pas pourquoi. A croire que c’est ni du lard, ni du cochon. Je sais que je suis en train de passer à côté de quelque chose dans les grandes largeurs, mais je ne sais toujours pas à côté de quoi.
Ton discours est toujours aussi parfait, et toi toujours aussi poliment distante, toujours aussi attentive à ce que je dis, toujours aussi agréable.
Tu connais ton texte, mais tu joues mal.
Alors, comme je sais quelle pièce on joue, même si je n’arrive pas à discerner l’envers du décor, je te donne la réplique.
Je joue mal aussi. Et j’ai l’impression qu’on le sait toutes les deux.
– « Mmmm, on va essayer de changer de molécule, d’accord ? »
Tu me vois venir, avec mes gros sabots, et tu me liste très calmement toutes les molécules qui ne te font aucun effet, toi qui es « très résistante aux médicaments ». Tu essaies même de me servir quelques crises d’angoisses bien typiques, au cas où ça pourrait faire pencher la balance, mais tu abandonnes vite.
On se donne encore un peu le change pendant un moment.
On fait semblant de parler de ton bilan, je fais semblant de faire les choses bien. Je fais semblant de te faire parler, et de m’intéresser à ce que tu dis. Je fais semblant de te ré-expliquer le sommeil, les médicaments, tu fais semblant de m’écouter toujours aussi attentivement. Je te donne l’adresse de quelques psychologues, en faisant semblant d’insister, et tu fais semblant d’acquiescer. On se quitte chaleureusement, pleines de sourires toutes les deux.
J’ai compris après que tu sois partie.
Tes stilnox, ma douce, je crois que tu les vends.
Tu ne les boulotte pas, tu les fais boulotter à d’autres.
Sous cet éclairage là, la pièce prend forme, soudain.
Voilà ce qui clochait, voilà ce qui sonnait.
Je cherchais ta souffrance, alors que tu ne souffres pas.
Je t’ai cherché dépendante, je t’ai cherchée toxico, je t’ai cherchée folle d’angoisse, je t’ai cherchée partout et tu n’étais nulle part.
Ca explique pourquoi tu étais tellement lisse.
Ca explique pourquoi tu étais tellement polie.
Ca explique pourquoi tu étaits tellement jolie.
Ca explique pourquoi j’étais tellement mal à l’aise, du malaise du manipulé, alors que je n’aurais plus dû l’être dès le lever de rideau de l’acte II.
Ca explique ton absence totale d’affolement quand je t’ai refusé les benzos. C’est souvent à ce moment de la consultation que le vrai dépendant flanche. On voit une lueur de panique dans ses yeux, on entend un début de tremblement dans sa voix, on le voit se débattre avec de nouveaux mensonges mal cousus pour essayer encore, pour essayer quand même.
Ca explique ton grand numéro de séduction. Les dépendants sont manipulateurs, mais ils sont rarement séduisants.
Ca explique pourquoi tu voulais nous revoir exclusivement nous, moi et mes couettes.
Je sais qu’il n’y aura pas d’acte III, que tu iras le jouer dans un autre cabinet, et ça me soulage.
Je n’aurais pas su m’occuper de toi.
Misogynie à part
24 septembre, 2008
Septembre, le temps béni des certificats.
Elle est jeune, vue sept ou huit fois au cabinet, sans soucis de santé particuliers.
– Bonjour, je viens parce que j’aurais besoin d’un certificat pour faire de la musculation.
– Bon, très bien, on va voir ça. Il n’y a rien d’autre ? C’est la seule raison de votre consultation ?
– Oui oui, il n’y a que ça.
– Bon, ça va aller vite, si il n’y a que ça. Tant mieux, on va en profiter pour compléter votre dossier médical, alors.
Texto, ça a commencé comme ça.
Mot pour mot.
La passionnée des interrogatoires et des petites cases bien rangées qui sommeille en moi en jubilait d’avance. Je te lui ai fait un dossier aux petits oignons que même les formulaires d’assurance ont jamais vu ça. Ça a largement rempli les 20 minutes de la consultation, mais ça valait le coup ; c’était nickel.
Pour ça, j’aime bien les certificats sportifs. Ça donne l’occasion de mettre au propre toutes les petites choses essentielles qu’on est souvent frustré de devoir laisser en vrac.
C’est donc avec toute la béatitude du travailleur satisfait accrochée sur mon visage que je lui demande 22 euros s’il vous plaît mademoiselle. (Dur apprentissage, au passage, demander des sous à la fin d’une consultation. Je ne m’y suis toujours pas tout à fait faite…)
– Ah alors oui, aussi, me glisse-t-elle à ce moment précis, pleine de dédain pour ma béatitude qu’elle est, je pars en Asie dans quatre jours, alors il faudrait voir pour mes vaccins, c’est trop bête que j’ai oublié mon carnet de santé, et puis pour les médicaments pour le palu et puis les autres médicaments.
Bien sûr.
Normal.
Affligeant de banalité.
Tu te souviens, gentille abrutie, que je t’ai posé la question, clairement, tout à l’heure, il y a 19 longues minutes, avec des mots et tout ? Oui, probablement que tu te souviens.
Alors sans doute que tu ne sais pas que « juste les vaccins et juste les médicaments », ça va entraîner plein de nouvelles questions, et que ça va prendre plein de nouvelles minutes.
Et figure-toi que c’est précisément parce que je sais que tu ne sais pas que j’ai FUCKING POSE LA QUESTION TOUT A L’HEURE.
La « consultation de seuil », ça s’appelle.
Le terrible « Ah et oui docteur aussi, je voulais vous dire… » qui nous hérisse systématiquement tout ce qu’on a de système pileux parce que la fin de la phrase est systématiquement tout sauf un détail, et qu’elle survient systématiquement quand l’ordonnance est faite, le patient rhabillé, le chèque signé et la carte vitale vitalisée.
Il y a plusieurs espèces de consultation de seuil. Globalement, on peut les classer en trois grandes catégories, que Brassens avait très justement décrites dès 1969 : les emmerdantes, les emmerdeuses, et les emmerderesses.
Les emmerdantes, ce sont celles dont on aurait effectivement pu s’occuper pendant la consultation qui vient de s’achever, en plus du reste, pour peu qu’on nous ait seulement appris leur existence 20 minutes avant. On aurait raccourci un peu les politesses, on aurait rogné quelques secondes de-ci de-là, on aurait remis à plus tard le truc pas urgent qu’on a justement fait parce qu’on pensait naïvement que c’était l’occasion de le faire.
Exemples d’emmerdantes : « J’ai quelque chose sur le pied depuis un moment, un genre de bouton ou je sais pas quoi, je pensais que ça allait partir mais ça part pas » OU « Je voulais vous montrer un grain de beauté que je trouve bizarre » OU « Sinon, de temps en temps, j’ai un peu mal aux genoux » ET quand le patient vient tout juste de descendre de la table d’examen, de remettre son jean, de relacer ses chaussures et de reboutonner minutieusement sa chemise.
Dans ces cas-là, on peut expliquer gentiment, que, ah, là, ça va pas être possible, qu’on n’a plus trop le temps, mais qu’on verra ça la fois prochaine.
Des fois, le patient se fâche et dit qu’il va porter plainte au conseil de l’ordre parce que c’est pas normal un médecin qui refuse d’examiner un patient. Ça arrive préférentiellement quand la consultation comportait déjà 4 ou 5 motifs différents, le bouton sur le pied étant le numéro bonus.
Dans ces cas-là, j’ai tendance à sourire de toutes mes dents et à encourager vivement la démarche.
Les emmerdeuses sont, sans surprise, un peu plus raffinées. Elles présentent deux caractéristiques principales : d’abord, et c’est obligatoire pour atteindre le rang d’emmerdeuse, elles nécessiteraient à elles seules une ou plusieurs consultations rien que pour elles.
Ensuite, et c’est souvent un corollaire, ce sont les vrais motifs de la consultation un peu bateau qui les précède. De celles qui ne se dévoilent que pudiquement, une fois le dialogue et le climat de confiance installés. L’air de rien (comme si c’était ça, le détail, et pas la rhino ou la tension à contrôler), on nous glisse sur le ton de la conversation mondaine : « Ah, et puis je dors terriblement mal la nuit depuis deux semaines, mais j’ai pas trop le moral en ce moment alors je suppose que c’est pour ça » OU « Vous pourriez me mettre quelque chose pour l’appétit et pour la fatigue ?« , OU « Oh, c’est pas très gai à la maison en ce moment avec ma femme qui s’est remise à boire« .
Regarde docteur, regarde ce qu’il y a sous le voile. Tu vois, c’est là, c’est moi, c’est ça que je voulais te dire, c’est ça qui me pèse, mais déjà que je me l’avoue à peine à moi… Et puis c’est pas une vraie maladie, je voulais pas te déranger rien que pour ça…
Les emmerdeuses sont difficiles à gérer. Il faut réussir à dire : « Non, je ne vais pas m’en occuper maintenant, je ne vous écouterai pas. Ce n’est pas parce que ça ne m’intéresse pas, c’est parce que ça m’intéresse trop, et qu’il faut qu’on prenne vraiment du temps pour en parler, du vrai temps, pas du temps au rabais d’entre deux portes. »
Il faut réussir à les faire revenir pour ça alors que justement ils cherchaient à venir pour autre chose.
Ou alors, il faut s’en occuper tout de suite pendant que c’est là, ce qui implique de réussir à avoir une salle d’attente vide un lundi après-midi.
Les emmerderesses, ce sont toutes les consultations de seuil qu’on ne peut pas se permettre de le laisser franchir. Celles qu’il va quand même falloir voir, là maintenant, même si les probabilités veulent qu’elles ne seront sûrement que des emmerdantes.
Exemple d’emmerderesses : « Oh, et puis mettez-moi quelque chose pour la tête, j’ai terriblement mal à la tête depuis deux jours, ça m’a pris d’un coup« , OU « Ah et par contre j’ai très mal au ventre« , OU « Et sinon, je voulais vous dire, je trouve ça bizarre, je ne vois plus très bien du côté gauche de mon œil« .
Pour celles-là, on sait qu’on va se rasseoir, faire re-déboutonner la chemise, re-poser des questions, re-faire un examen, re-commencer depuis le début.
De toute façon, le chèque de 22 euros est déjà prêt.