Comme à la télé.

24 juillet, 2011

La dernière fois que ma grand-mère a été hospitalisée, c’était dans le CHU de mon externat. Juste en face du service d’urgences.
Y en a beaucoup dans tout le CHU, des services d’urgences, mais là, je parle de mes urgences. Le service dont je dis toujours le nom dans ma tête avec des majuscules partout, mon service MadeleineDeProust à moi.

Le service où j’ai commencé et où j’ai fini mon externat.
On pouvait être en stage aux urgences et passer trois mois entiers là-bas, mais on pouvait aussi y être de garde quand on était en stage dans pas mal de services alentour, et moi j’avais fait les deux. Plusieurs fois, même.

C’est là que j’ai fait la première garde de ma vie, la nuit de mes vingt-deux ans.
Ouais, parce qu’à la répartition des gardes, Ginette avait pris la parole. Ginette, c’est l’espèce de fille bizarre au fond de moi qui avait un petit orgasme à dire « Non, le réveillon je peux pas, je suis de garde », qui rendait supportables les semaines à 115 heures (mon record) parce que même si on était épuisé, c’était quand même putain de classe. C’est la fille qui est contente quand Nicole demande un médecin dans le train, et que je me lève en faisant semblant de soupirer.
Donc personne ne voulait de cette garde, et moi c’était la nuit de mon anniversaire, et Ginette avait dit « Bon, bin j’la prends… » avec ce mélange de résignation et de jouissance. Ginette avait sans doute déjà en tête que dix ans plus tard, la phrase « La première garde de ma vie, c’était la nuit de mes vingt-deux ans » me ferait plaisir à dire. Ginette aime bien les symboles.

Bref, c’est là que j’ ai fait ma première garde. C’est là que j’ai eu mon tout premier patient à moi.
J’avais suivi quelques dossiers avec l’interne, et puis il avait dit « Bon, le prochain, tu le vois toute seule », et j’étais restée assise devant le bout de bureau où l’infirmière posait les dossiers des entrants, en flippant ma mère. Ginette serait contente de vous dire que le dossier est arrivé quelques minutes après minuit.
J’avais tout imaginé pour mon premier patient, j’avais fait défiler les possibilités dans ma tête en flippant pour chacune. Et si c’était un patient polypourri auquel je n’allais rien comprendre. Et si c’était un truc super grave que je n’allais pas voir. Et si c’était une connerie d’entorse qui allait bousiller mon symbole.
Le premier patient de ma vie, quelques minutes après les minuits de mes vingt-deux ans, c’était un type d’une vingtaine d’années, sympa et drôle, qui répondait facilement à toutes les questions, et qui avait mal en fosse iliaque droite, 38,5 de fièvre, vomi une fois, et une petite hyperleucocytose mais pas trop. Je crois que je lui ai fait super peur. Le type a pas compris pourquoi j’ai affiché sur mon visage l’envie de l’embrasser quand il a répondu « Oui » quand j’ai demandé si la douleur se réveillait quand je cognais sur son talon et si ça avait commencé d’abord plus haut vers l’estomac. Je lui ai expliqué en sautillant et en parlant trop vite et en faisant des blagues et en disant beaucoup trop de mots qu’il avait une appendicite comme dans les livres, et ce con a même pas eu l’air fier. Ginette ne s’en est pas offusquée, elle s’était déjà évanouie de bonheur.

C’est là que j’avais fait ma toute première suture sur un patient pas endormi-au-bloc.
C’était une fille brune, jeune, folle. Elle s’était tailladé tout l’avant-bras avec une lame de rasoir. Il y avait une vingtaine de plaies, les unes à côtés des autres, dont deux ou trois qui méritaient une suture. Autant vous dire que pour y coller un champ stérile prétroué, c’était pas gagné d’avance.
Elle n’avait pas ouvert la bouche une seule fois, elle était assise et elle fixait mes mains avec de très grands yeux sombres qui ne cillaient jamais. Moi je fixais mes mains aussi, parce qu’elles tremblaient comme deux petites parkinsonniennes avancées et que je n’arrivais pas à les maîtriser. C’était visible à l’œil nu et à trois bornes, qu’elles tremblaient, et ma patiente silencieuse qui ne voulait pas regarder ailleurs. « Uhuhuh, j’ai bu trop de café », j’avais fait.
J’avais réussi quand même de jolis points, du travail propre, et puis j’étais allée souffler deux minutes, en laissant ma patiente dans la salle de sutures. Celle avec l’armoire avec les scalpels et les fils et les aiguilles, ouais.
C’est pas moi qui y étais retournée quand il avait fallu la recoudre une seconde fois.

C’est là que j’ai annoncé ma première grossesse avec violons et cymbales et gnangnanteries.
C’est là que j’ai appris à me laver les mains à la Bétadine comme Benton et que tout le monde arrivait à faire de la jolie mousse jaune vaporeuse sauf moi, qui frottais pourtant mes mains quasi à sang et qui n’arrivais à en tirer que des espèces de dégoulis oranges qui coulaient (im)pitoyablement le long de mes avants-bras.
C’est là que j’ai raté mes premières réductions d’épaules.

C’est là qu’une fois, la chef de clinique avait dit « Bon, j’ai un boulot pas rigolo à te confier ». Je m’attendais à du vomi à aller nettoyer, ou douze ECG à faire dans un service quelconque, mais elle avait dit « Il faut aller recoudre une morte ».
Jeune femme VS camion, et le camion avait gagné, et il y avait des centaines de points à faire un peu partout. Je bénis encore l’infirmière qui était restée avec moi tout du long, et qui avait rendu ça un peu moins glauque.

C’est là que j’ai fait mes premiers plâtres, avec l’interne, « Je bande et tu mouilles » à chaque fois, mouahahah.

C’est là qu’on avait reçu ce patient âgé pour une douleur dans le ventre, sous les côtes, qui l’avait réveillé en pleine nuit, mais pour qui l’écho abdo ne trouvait rien d’anormal.
Je l’avais ré-interrogé, consciencieusement, comme toujours, et puis il avait dit je ne sais plus quelle phrase qui m’avait aiguillée. L’infirmière m’avait pourrie quand j’avais demandé des gaz du sang, parce qu’on était en chirurgie, qu’on ne faisait pas de gaz du sang ici, que le type avait une bonne sat’ et qu’elle voyait vraiment pas pourquoi on ferait des gaz du sang.
Elle m’avait pourrie, et la fin de l’histoire s’était passée dans le service d’à côté, pas en chirurgie, et dans une telle indifférence vis-à-vis de moi que j’ai vraiment cru jusqu’à aujourd’hui qu’on l’avait trouvée par hasard, que je m’étais plantée mais que par hasard il s’était trouvé que j’avais bon quand même. C’est en y repensant là maintenant que je réalise que si, c’est aussi dans ce service-là que j’ai diagnostiqué ma première (et ma seule, du reste) vraie embolie pulmonaire, et que j’ai probablement sauvé la vie de ce type.

C’est là que j’avais vu la fille qui bouffait des fourchettes et qui en était à sa 32ème opération, c’est là que j’avais eu mon premier corps étranger rectal. Un gamin de 16 ans, qui était arrivé aux urgences avec ses parents et sa brosse à dents coincée dans les fesses, qui m’avait dit en regardant le sol « Vous en voyez souvent des crétins comme moi ? ».
« Tous les jours », j’avais menti. J’imaginais ces longues, longues minutes de solitude entre le moment où il s’était dit « C’est coincé » et le moment où il s’était résigné à se dire « Faut que j’en parle aux parents ».
Le radiologue avait tiré plusieurs clichés, comme toujours,  et j’avais même pas réclamé le mien, même si bien sûr j’avais fait mine de ricaner comme les autres.

C’est là qu’on regardait les radios en faisant la blague « Mmmm c’est cassé » .
C’est là que j’ai demandé à un patient énucléé s’il permettait que je jette un œil.
C’est là qu’il y avait la salle de repos avec les inscriptions sur les murs, les canapés défoncés et l’odeur de clope froide qui s’échappait jusque dans le couloir des patients.
C’est là qu’il n’y avait pas de chambre pour l’externe de garde, et où j’avais passé quelques bouts de nuits dans le box gynéco, sur le lit avec les étriers.
C’est là qu’on bossait en pyjama de bloc comme dans les séries télé, et qu’on se changeait dans les toilettes parce qu’on n’avait nulle part ailleurs où se changer.
C’était le paradis de Ginette.

C’est là que j’avais fait mon tout dernier stage d’externe.
En déménageant pour mon internat, je leur avais légué mon vieux canapé, défoncé aussi, mais un peu moins que les leurs. Ginette adorait l’idée que les futures promotions d’externes passent quelques nuits sur mon canapé.

Et me voilà donc sur le trottoir, l’hôpital avec ma grand-mère dedans dans le dos, la porte des urgences face à moi.
J’y vais, en me sermonnant d’avance.
Bien sûr, une première couche de pensées imagine que je vais passer une tête dans la salle de garde, que je vais entendre « Sapristi, c’est Jaddo ! », que je vais reconnaître des gens, que je vais retrouver mon vieux canapé dans la salle de repos.
Une deuxième couche se doute bien qu’un inconnu va me dire « Hep, où allez-vous ? » quand je vais prendre le couloir qui y mène.

Et puis j’y vais quand même, pour voir.
Ça a changé, mais pas tant que ça. Les choses sont grosso modo au même endroit, la pièce des docteurs, le petit couloir, les toilettes, la salle de repos.
Personne ne me remarque, personne ne me parle, je réussis à me faufiler jusqu’à la salle de repos sans être arrêtée, même si j’ai pas de blouse.
Ça a changé, mais pas tant que ça. Des vieux canapés défoncés, pas le mien, des inscriptions sur le mur, pas la mienne. Un grand black vautré devant la télé. Un chirurgien, à sa tenue.

Je jette un coup d’œil circulaire, je fais un vague signe de tête au grand black que j’espère genre « Mais non mais non, je ne suis pas une intruse, j’ai une raison légitime d’être là », et je fais demi-tour.
« Hey ! »
Oh mon dieu le grand black m’a appelée. Il parle sans sourire, d’un ton neutre, il pose ses phrases l’une après l’autre. Il affirme.
« Vous étiez externe ici. »
Oh mon dieu. Oui Monsieur.
« Je me souviens de vous. »
Oh mon dieu.
« Vous étiez une EXCELLENTE externe ».
Ginette cogne de tous ses poings dans ma poitrine.  Six ans après, bordel. On est six ans après mon dernier passage ici.
« Vous aviez un seul défaut… »
Oh mon dieu.
« … vous fumiez. »

Je vais vous re-situer ce que ça signifie, pour les gens qui la passent, une épreuve de statistiques de PCEM1.
Ou du moins essayer. Parce que, je l’ai déjà dit, c’est très difficile de raconter ces années-là. Raconter à quel point c’est fou, à quel point c’est sauvage, à quel point on change de monde. On arrive dans un monde où il est NORMAL de boire son café à la paille pour avoir les mains libres pour faire des exercices de biophysique en même temps. Où il est normal de décliner l’invitation aux 18 ans de ses meilleurs amis. Où on joue notre vie, et où on ne le sait que trop bien.
Et où tout va se jouer sur quelques jours, quelques heures de concours.
On va cocher des cases, sur un joli formulaire. On va embarquer 8 stylos au cas où 7 tombent en panne parce qu’on ne sait jamais. On sait que les choses se jouent à 1/10ème de point près, à une case. Et, si on a une panne de métro, ou une gastro, ou si on a décalé les cases d’une ligne, on peut passer à côté de notre vie.
Ou juste si on a raté une seule case que le voisin a réussie, au demeurant.

Je vais vous raconter comment s’est passée, pour moi, l’épreuve de statistiques de ma première année de PCEM1.
J’avais passé le gros de l’année à lire Picsou Magazine en mangeant du beurre de cacahuètes (ce n’est pas une métaphore ; en vrai, j’avais récupéré des vieux Picsou Magazine de la maison de vacances qu’on avait vendue), parce qu’il m’a fallu à peu près toute cette année-là pour comprendre qu’il allait falloir changer de monde. Pour comprendre ce qu’on attendait de nous (apprendre sans comprendre), le genre de bidules qui « tombaient » aux examens (l’exception dont tout le monde se cogne), et comment réussir à se les foutre dans le crâne (en buvant son café à la paille).
Donc, je me suis pointée aux épreuves de statistiques, à la fin de l’année, en sachant que l’année était déjà perdue pour moi.
Quand même, il y avait des matières que j’avais bossées, dans l’idée de préparer la deuxième année, et les statistiques ne faisaient clairement pas partie de celles-là.
Je pense que c’était le truc que j’avais le moins bossé. D’ailleurs, j’ai eu zéro.
Donc, j’ai passé l’épreuve à essayer de comprendre vaguement des histoires de boules rouges et de boules noires, et surtout à chercher s’il n’y avait pas quelque part une question de cours, une formule à recracher bêtement que je pourrais trouver dans ma calculatrice.
Parce que dans les trucs constructifs que j’avais faits en première première année, une fois qu’il était acquis que ce ne serait pas pour cette fois, il y avait de rentrer dans ma calculatrice tout ce que je pouvais rentrer dedans.
On avait le droit à la calculatrice pour deux épreuves, les stats et la biophy, et c’était les trucs programmables qui nous paraissaient fous de technologie à l’époque, même qu’on pouvait programmer un jeu de morpion dedans si on était très très fort.
Et donc, pour ces deux épreuves là, on rentrait tout ce qu’on pouvait de formules dedans. Quand on était moi, on y passait des heures et on rentrait même des exemples d’exercices au cas où, parce que c’était quand même vachement moins culpabilisant que Picsou. Une calculette de dingue, que je m’étais préparée. (et dont l’usage a été interdit lors de ma deuxième PCEM1, mais c’est une autre histoire)
Donc l’heure s’est passée, longuement, et j’ai coché des cases au pif ou à l’intuition de ce qui avait davantage la gueule d’une bonne réponse, et à la fin j’ai eu zéro.

Et puis je vais vous raconter comment s’est passée, pour le reste du monde, l’épreuve de statistiques de ma première année de PCEM1.
Au bout de quelques minutes d’épreuves, y a un prof qui s’est dit « Hey !! Mais ils peuvent entrer des formules dans leurs calculatrices !!?? »
Ouais, la découverte, tu sais.
On avait une liste officielle des calculatrices autorisées et tout, avec dessus 3 modèles d’où qu’on pouvait rentrer des formules et des antisèches dedans, et c’était comme ça depuis la nuit des temps, et les mecs réalisent ça, au pied levé, après le début de l’épreuve de stats.
Alors ils ont décidé que ça n’allait pas du tout, de pouvoir rentrer des formules dans sa calculatrice.
Et alors ils ont fait le tour des salles d’examens, pour supprimer aux gens les calculatrices des modèles qui permettaient les antisèches. Soit 100% des gens, hein, tu penses bien que personne n’allait se pointer aux épreuves avec une calculatrice solaire alors qu’on avait le droit, depuis toujours, aux calculatrices-à-morpion.
Donc y a des types qui se sont fait sucrer leur calculatrice au bout de 8 minutes d’épreuve, parce que leur salle d’examen était juste à côté de la salle du prof qui avait réalisé que ça n’allait pas du tout.
Y a des types qui se sont fait sucrer leur calculatrice au bout de 11, 13, 18, 35 minutes.
Y a des gens comme moi qui étaient dans la salle tout au fond et qui ont découvert après coup en parlant aux copains qu’ils s’étaient fait chourer leurs calculatrices en plein concours, et qui ont gardé la leur tout du long en ne se doutant de rien.
Il y avait ceux qui avaient, à côté de leurs 7-stylos-au-cas-où-tous-tombent-en-panne, une calculatrice solaire qu’ils ont pu garder et avec laquelle ils ont quand même pu faire le gros de leurs calculs.

Je vous rappelle qu’on parle d’une épreuve annuelle, d’un concours, organisé de longue date, où des gens jouent leur carrière.
Bon, moi, ça a pu me permettre de justifier mon zéro à ma mère. « Maiheuuuu, ils nous ont retiré la calculatrice, les chiens jaunes ! »
Mais pour tous les gens dont c’était la deuxième première année, pour l’injustice injustifiable qui leur a été faite ce jour-là, pour l’aberration totale que c’est, de faire un truc pareil à des gens, il faut vraiment qu’on vienne m’expliquer comment cette épreuve n’a pas été annulée (parce qu’elle n’a pas été annulée, hein, et les résultats ont été validés, et les résultats ont compté pour décider de l’avenir de plusieurs milliers de gens) et comment des bureaux n’ont pas pris feu dans la nuit.

Toutes mes pensées vont aux D4 de cette année.
Serrez les dents, tenez le coup, encore, et surtout ne lâchez rien.

 

Ça pue la gitane sans filtre jusque dans le couloir.

Je suis fumeuse ; mon propre appart sent la clope froide en permanence, je suis un peu rodée. Mais là, même moi qui n’suis pas aussi chicandière, j’ai eu quelques secondes de suffocation en franchissant la porte.

C’est Madame qui m’ouvre. J’aperçois son sourire à travers le nuage de fumée, elle me tend une main décidée, elle m’invite à la suivre au salon qu’elle rejoint en boitillant d’un pas ferme. C’est le genre de femme à boiter d’un pas ferme.
Figé dans son fauteuil, Monsieur regarde par la fenêtre quand j’arrive. Il est en pyjama, il tient une canne dans la main. Je ne sais pas trop à quoi sert la canne, étant donné l’urinoir posé au sol et les débris alimentaires autour du fauteuil. Il est aussi sec qu’elle est ronde, blanc comme sa gitane qu’il finit par écraser dans le cendrier de la table basse. Il me serre la main en me jaugeant du regard. J’ai l’impression d’être un représentant qui vient lui vendre une encyclopédie dont il se cogne. Il marmonne une réponse à mon bonjour, puis tourne la tête à nouveau vers la fenêtre.
Madame s’assied à la table, joviale, face à son cendrier à elle.
La table ressemble aux tables des gens qui attendent la visite du médecin : des tas d’ordonnances empilées, un ou deux dossiers cartonnés, des enveloppes, un chéquier, deux cartes vitales, quelques boîtes de médicaments.

Il est difficile d’expliquer à quelle vitesse et sur quels indices on se fait une idée des choses et des situations.
Ça fait deux minutes que je suis là et j’ai déjà mon schéma en tête : lui, AOMI qui emmerde les médecins et que les médecins emmerdent, stade « du lit au fauteuil » , proche du stade « et puis du lit au lit », peut-être cancer.
Elle, au moins aussi malade que lui mais ne peut pas se permettre de boiter.
Tous les deux mal et peu suivis.

L’historique brouillonne que j’arrive à reconstituer avec Madame me confirme mes préjugés. Suivis par le Dr Carotte depuis très peu, puisqu’ils viennent d’arriver ici et qu’ils avaient un autre médecin là-bas.
Sur l’ordonnance de monsieur, du Symbicort qu’il ne prend pas, du Doliprane qu’il ne prend pas parce que « Ça ou rien c’est deux fois rien » , du Renutryl qu’il prend quand Madame le force, « parce qu’en dehors de ça il mange rien Docteur. »
C’est une ordonnance bien courte au vu de la gueule de Monsieur.
Bien courte aussi au vu de la gueule de ses dernières analyses biologiques, avec notamment une Hb glyquée à deux chiffres.
« Ah oui, il a été diabétique un moment, me dit Madame, il prenait du Glucor mais là il en prend plus le médecin avait dit que c’était plus la peine. Moi je suis diabétique, mais lui il l’était plus normalement. C’est moi, le diabète. »

Monsieur se laisse examiner de mauvaise grâce et répond monosyllabiquement à une question sur deux, me permettant de confirmer au moins l’AOMI, la BPCO et le rythme très espacé des toilettes.
La tension est correcte, parce qu’il faut bien sauver quelque chose.
Quand je retourne m’asseoir à la place qui m’a été attribuée autour de la table, il se tourne à nouveau vers la fenêtre et rallume une gitane. Ok. Marchons sur des œufs.

Parce que j’ai besoin de plus de temps pour décider de ce que je vais essayer de faire de tout ça, je passe à Madame.
Les analyses de Madame sont du même acabit, avec un diabète super déséquilibré, un cholestérol indécent.
Une ordonnance plus traditionnelle néanmoins, avec un peu plus de lignes. Elle fait ses piqûres d’insuline toute seule, mais le Glucophage elle a arrêté parce que ça lui chamboulait tout là d’dans.
Je lui demande si elle m’a fait venir uniquement pour le renouvellement, si tout va bien par ailleurs, si elle ne se plaint de rien.
« Ah si jvoulais vous montrer quelque chose » , elle dit.
Elle m’entraîne dans la chambre, elle s’allonge, elle remonte sa robe, elle baisse sa couche. Elle m’explique au passage qu’elle a des fuites depuis un moment, alors elle a acheté des couches. Ça ne semble pas lui poser de gros problème. Elle a des fuites, elle mets des couches, histoire réglée.
« Ça fait un moment, j’ai comme un abcès à l’aine, j’avais déjà eu ça mais là ça revient pis jme suis dit que ça allait partir mais ça part pas » , dit-elle en soulevant les fesses et en tirant la couche à ses chevilles.
L’odeur de la gitane ne masque pas celle du pus et de la macération. Effectivement, oui, y a comme un abcès.
Ça ressemble à une maladie de Verneuil, tellement y a comme un abcès. (Note aux lecteurs non médecins qui s’apprêtent à taper « Maladie de Verneuil » dans Google Image : attention ces images peuvent choquer.) C’est fistulisé de partout, ça s’étend sur tout le pli inguinal, ça suinte, c’est gonflé, c’est rouge, ça sent terriblement mauvais.
« Alors j’ai mis du Dakin pour désinfecter mais j’ai pas l’impression que ça s’arrange beaucoup. »
Tu m’étonnes qu’elle boite.

La résistance de la machine humaine et la tolérance des gens face aux transformations de leurs corps ne laissent pas de m’impressionner.

Bon. Donc, c’est Beyrouth.
On pourrait les hospitaliser quatre fois chacun.
Il faudrait tout reprendre, lancer des tas de médicaments pour monsieur, faire des tonnes d’examens, ré-adapter tout le traitement de madame, probablement l’opérer.

Bin j’ai fait rien.
Quasi rien. Un peu bougé le traitement de Madame, lancé des antibios et des soins locaux, renouvelé le Renutryl de Monsieur, serré les mains et suis partie.

Parce que je me méfie du syndrome de Wonder Woman.
La jeune médecin qui débarque, tourbillonne dans une jolie tornade, sort son lasso doré pour taper sur les doigts de Monsieur parce qu’il faut absolument arrêter de fumer parce que c’est pas possible et que ça lui pourrit les artères, et qu’il faut prendre des médicaments pour le diabète, et qu’il faut prendre son Symbicort parce que c’est pas bien de pas le prendre et que d’ailleurs depuis combien de temps il a pas vu un pneumologue pour ses poumons et qu’il a pas fait un doppler.
Parce que je ne comprenais pas tout de la situation, qui existait bien avant que je ne vienne poser ma mini-jupe rouge sur cette chaise sale.
Parce que peut-être, par exemple, que Monsieur a aussi un cancer du poumon et que les précédents médecins ont jugé préférable de lui foutre la paix.
Parce qu’un type qui a fumé trois gitanes sous mon nez pendant les 50 minutes de ma présence chez lui n’a probablement pas attendu que je surgisse dans sa vie pour lui apprendre que  fumer c’est trop mal.
Parce que ce type-là, il va sans doute falloir négocier en douceur le moindre médicament supplémentaire sur son ordonnance si on veut avoir une toute petite chance qu’il le prenne.
Parce qu’il y a forcément une raison à cette sous-médicalisation à outrance, qu’il va falloir la comprendre pour essayer de rouler avec.
Parce qu’on n’est pas à une semaine près, parce qu’on ne change pas les choses d’un coup de baguette magique aussi enthousiaste soit-il.
Parce que ces gens ne me demandaient rien et ne se plaignaient de rien.

J’ai fait mon Under Woman.
J’ai cru lire dans l’œil de Monsieur un poil d’intérêt et un poil de respect quand il a vu que je ne poussais pas des hauts cris et que je ne le sermonnais pas. J’ai eu l’impression de partir en ayant posé de bonnes bases pour pouvoir peut-être commencer à faire un peu de médecine à la visite suivante.

Et le bon équilibre, ce qu’il aurait fallu faire, jusqu’où il aurait fallu bousculer les choses, franchement, je ne sais pas.
Peut-être que j’ai pris cette décision aussi un peu parce qu’elle était plus facile et plus confortable pour moi.
Peut-être j’ai voulu faire ma frimeuse à la je-vais-vous-montrer-que-je-suis-pas-comme-les-autres-médecins-et-que-moi-je-vous-respecte-et-vous-allez-voir-un-peu-comme-je-suis-la-reine-de-l’établissement-du-lien-de-confiance.
Peut-être que je me suis trouvé de bonnes raisons de ne pas savoir quoi faire, que j’ai collé un alibi à mes couettes.
Peut-être que l’argument « Oui non mais je sais qu’il est mort Msieur l’Juge, mais vous comprenez j’ai pas voulu le bousculer avec sa gueule de non-compliant… » n’est pas super solide.

La semaine dernière, j’ai réussi à ajouter un antidiabétique, de l’aspirine et un antalgique sur l’ordonnance de monsieur, avec moultes précautions oratoires.
A un moment, quand j’expliquais ce que je proposais d’ajouter et pourquoi, il a brandi sa canne pour me menacer avec, mais son œil souriait. On verra bien comment ça va se passer.

Elle, son pli inguinal ne s’était pas franchement amélioré. Elle m’a appris entre deux phrases sur autre chose qu’on lui avait « enlevé un naevus à cet endroit-là il y a quelques années ». Je n’aime pas bien ça.
A la prochaine étape, il va sans doute falloir quand même finir par hospitaliser Madame, et gérer la situation de Monsieur qui ne peut pas rester seul à la maison.
Ils m’ont demandé si ça pouvait attendre leur retour de vacances, ils partent dans le sud pour voir leurs enfants et leur nouveau petit-fils.
J’ai dit oui.
Je ne sais pas si j’ai bien fait et j’ai la frousse.

Même pas mal. Merci.

17 mai, 2011

Alors on va essayer de pas tomber dans le gnan-gnan, mais je préviens d’avance que ça va être dur.
Donc, il y a un mois et des, il m’est arrivé ce braquage. Rien de cassé, rien de si grave, mais quand même un petit séisme dans une vie bien rangée. Un peu comme si, sans que j’aie rien demandé à personne, on m’avait bazardée d’un coup dans un monde parallèle, tout semblable au mien, mais en un peu plus gris, en un peu plus moche, en un peu plus effrayant.
Dans ce monde là, y avait dans la poche de mon sac un Iphone qui ressemblait à ça, et qui marchait plus trop bien.
Iphone tout cassé

Et même si ça n’a rien à voir avec le braquage, sur le mur de mon salon y avait une magnifique lampe en papier Ikéa à 6 euros 50. Qui ressemblait à ça :

Et puis, sans que j’aie rien demandé à personne encore, vous êtes arrivés avec vos mots et vos messages et vos Jaddothons.
Grâce au Jaddothon, mon Iphone y ressemble à ça et il contient l’intégralité intégrale de toute ma musique et même qu’y reste encore plein de place dessus.

Grâce au Jaddothon encore, le mur de mon salon il ressemble à ça :

Même pas vous avez idée comme cette plante est belle.
Je vous la mets en plus grand pour que vous imaginiez un peu mieux.

Un peu comme si on m’avait rebazardée dans un monde parallèle-parallèle, qui ressemble à celui du début, mais en un peu plus doux, un peu plus lumineux et un peu plus chaud.

Grâce à vos mots, (et puis aussi un peu grâce à mes parents qui visiblement ont fait du joli taf côté apprenons la résilience à notre fille), je peux le dire avec maintenant plus d’un mois de recul : même pas mal.
Allez, en cherchant vraiment, l’honnêteté m’oblige à dire que :
– j’ai pas trop bien dormi deux ou trois nuits de deux semaines après, mais en même temps je partais en vacances et il fallait faire MA VALISE. Dans le royaume des trucs qui m’angoissent, faire ma valise est quand même assez rudement bien placé pour que je ne sois pas sûre de pouvoir attribuer mes insomnies à autre chose.
– j’ai eu deux fois une petite tachycardie de rien du tout, en ouvrant la porte à un type que je n’attendais pas chez le Dr Carotte une fois, et en croisant un type avec un casque de moto dans la rue une autre fois. Genre ça a duré une demie seconde et c’était vraiment à peine un petit oups.

Voilà le bilan pour le moment.
J’en suis pas revenue moi-même de morfler si peu, de pas avoir au moins quelques moments d’angoisse surgis hors de la nuit certains soirs de consult au cabinet.
C’était quand même assez inespéré d’aller si bien.
Et, aucun doute à ce sujet, c’est grâce à vous.
Voilà, c’est pour dire merci.

Un homme de cinquante-neuf ans. Pas grand-chose comme antécédents. Un poil de surpoids, une tension limite, et comme seul vrai truc notable un trouble du rythme cardiaque, non permanent, qui survenait par poussées, et que les différents traitements essayés n’ont pas réussi à régulariser.
Un jour, alors qu’il se penche pour faire un bidule sur le siège arrière de la voiture, il perd un bout de son champ visuel, il ne voit plus que la moitié gauche de ce qui se passe. Du côté droit de ses yeux, plus rien.
Il appelle pour avoir un avis médical.
« Allez aux urgences ophtalmo », qu’on lui dit.

À ce stade de la lecture, théoriquement, tous les étudiants en médecine qui ont passé la première année hurlent à la mort.
Certains non-médecins doivent même se gratter la tête d’un air circonspect.

Le médecin qui a envoyé un cas typique, parfait, impérial d’AVC aux urgences ophtalmo, c’est moi.
Je n’ai même pas l’excuse de la jeunesse, j’étais déjà interne. Sept ans d’études de médecine derrière moi, pour un cas clinique tellement évident qu’on n’oserait pas le proposer à des troisième année sans leur rajouter des détails tordus qui n’ont rien à voir pour les perdre entre-temps.
Le type que j’ai envoyé aux urgences ophtalmo avec son AVC typique, c’était mon père.

Alors venez me demander pourquoi les médecins refusent de soigner leurs proches…
Je pense que j’ai eu un neurone rebelle, qui a commencé à clignoter pour m’envoyer des signaux.
J’ai appelé un ami médecin. Je me suis entendue dire au téléphone : « Homme de 60 ans, surpoids, flutter ancien, hémianopsie latérale homonyme de survenue brutale et heu…. heu…  »
J’avais encore 393 neurones qui s’accrochaient désespérément au décollement de rétine. Et puis j’ai entendu le silence de mon ami, et puis des mots qui partaient : neuro, scanner, urgences. Je ne sais plus qui les a dits.
J’ai recollé mes neurones, j’ai dit « Bon, il fait un AVC, hein ? » et j’ai rappelé ma mère.

Ne vous vexez pas si un ami médecin refuse de vous donner son avis.
Au-delà même du fait que c’est putain de relou de devoir donner des avis à tout le monde, de devoir examiner le poignet de la grand-mère de son amoureux à un repas de famille, de devoir faire comme si on n’entendait pas qu’on est en train de nous demander un avis l’air de rien entre deux verres de rouge, on ne peut pas soigner un proche.
On ne peut pas faire du bon travail, on a les neurones qui s’encafouillent, on a l’espoir que c’est pas grave qui vient submerger les données cliniques, et on se noie.
Je sais que les informaticiens viendront me dire qu’ils en ont marre de devoir donner leur avis sur les bugs de l’imprimante de la cousine Sylvie, mais ce n’est pas tout à fait pareil. C’est relou pareil parce qu’on n’est pas payés pour bosser 24h sur 24, mais l’imprimante de la cousine Sylvie, ça ne vous remue pas les tripes, ça ne vous bouleverse pas, ça ne vous fiche pas une frousse à dégoupiller 393 neurones sur 394.

Après de deux choses l’une.
Y a les gens dont on se fout. Pour qui c’est pas le moment, pour qui on n’est juste pas en service.
Après mon braquage, alors que j’étais dehors en train de fumer une 57ème cigarette au milieu de l’équipe de flics, y a cette fliquette toute mignonne qui a lâché : « C‘est rigolo que je sois appelée chez un médecin ce soir, parce qu’avec la fièvre que je me tape depuis deux jours… »
Je l’ai regardée en coin, en tirant ma septième bouffée.
« Non parce que j’ai cru que ça allait passer, mais là ça fait trois jours et puis j’ai maaaal à la gooorge ! »
J’ai expiré la fumée de ma septième bouffée, j’ai dit : « Heu, vous seriez pas en train d’essayer de me gratter une consultation, là, par hasard ?« , elle a dit « Huhu non non j’oserais pas voyons » , et j’ai pris ma huitième bouffée.

J’ai un truc, pour les gens dont on se fout.

Quand à une soirée un type me raconte son malaise et comment il est tombé dans les pommes et comment il a vu des étoiles, je fais « Haaaaaaaaaan ! Naaaaaaan ! Ahlala putain comment t’as dû avoir peeeeur uhuhuh lol »
Je rajoute beaucoup de « lol » et de « uhuhuh la fliiiiiippe mort de rire », et la plupart du temps on me fout la paix.
Avec la grand-mère de l’amoureux qui m’explique son Pouteau-Colles en me montrant son plâtre, je dis « Ohlala ça a pas dû être faciiiiiile »

Ça, c’est la technique pour les gens dont on se fout.
À ma voisine d’en haut, j’ai dit que j’étais secrétaire, ça marche bien aussi.

Et puis y a les gens dont on ne se fout pas.
Y a ma nièce que j’ai vue avoir le mal des transports et que j’ai failli chialer tellement elle avait l’air malheureuse à avoir envie de vomir comme ça.
Y a ma sœur qui accouche et pour laquelle je guette mon téléphone portable toute cette nuit de garde, en flippant ma mère parce que je sors d’un stage d’obstétrique où j’ai vu mon lot de drames, et pour laquelle j’ai pleuré de soulagement pendant quinze longues minutes comme une idiote juste parce qu’elle avait accouché d’une enfant qui va bien comme dans 99,9% des cas.

Ne nous demandez pas de vous soigner, nous ne sommes pas bons pour ça.

1) Je m’occupe de Coralie depuis le début de mon remplacement chez le Docteur Carotte. Quelques années, donc.
J’aime bien Coralie. Elle est souriante, agréable, courageuse.
Elle est en bonne santé. Elle a seulement un problème sur lequel on s’est penchées pendant plusieurs consultations : des règles hyper douloureuses. Ça dure une demie-journée, parfois une entière, toujours le 2ème jour des saignements. Elle a super mal, elle vomit, elle transpire. Et puis ça passe. Ce n’est pas non plus une partie de plaisir les autres jours, mais c’est assez supportable pour mener une vie normale et sortir du lit.
On n’a pas trouvé de maladie sous-jacente, pas de signes d’endométriose, rien. Du bon utérus de compet.
La pilule, pour une fois, n’a pas vraiment arrangé les choses. Les anti-douleurs la soulagent partiellement. Reste un jour par mois, pas tout le temps, tous les deux ou trois mois, où vraiment elle morfle. Elle fait avec.

Je l’ai trouvée dans ma salle d’attente un vendredi après-midi, avec la gueule de quelqu’un qui vient de passer 3 heures assise dans le bruit et dans les microbes en ayant super mal et envie de vomir et envie de s’allonger.
« C’est le deuxième jour de mes règles », elle a dit.
Je l’ai examinée, c’était comme les autres fois. Un ventre souple, de bonnes constantes, juste super mal.
Les médicaments, elle en avait encore et elle les avait pris comme il faut.
Mais elle n’avait pas pu aller au boulot, et il lui fallait un arrêt de travail. Juste pour aujourd’hui, elle savait que demain ça irait mieux.
Ça s’est passé comme ça 3 ou 4 fois dans l’année. On en profitait pour discuter un peu, pour compléter le dossier, pour prendre des nouvelles du bébé. Je ne crachais pas dessus ; c’était des consultations reposantes, qui me faisaient rattraper un peu de temps quand j’étais en retard, et ce n’était pas les 22 euros les plus durement gagnés de ma vie. Mais bon, au bout d’un moment, le dossier d’une femme de 32 ans en bonne santé, même avec les antécédents familiaux sur trois générations, ça se complète.
Depuis quelques mois, elle m’appelle. Je lui fais un arrêt de travail de 24h après l’avoir eue au téléphone. Elle passe le prendre le lendemain sur sa pause de midi au boulot.

2) Tout à l’heure, j’ai vu M. Diarrhée. M Diarrhée a vu le Docteur Cerise en début de semaine pour son fils qui va dans une crèche où les trois-quart des gamins ont eu des diarrhées et qui, surprise, a eu des diarrhées aussi. Et M Diarrhée a eu des diarrhées à son tour.
Je l’examine, il va bien. Un ventre souple, de bonnes constantes, juste des diarrhées.
Je lui demande s’il a pris des médicaments.
Oui, il a pris des anti-diarrhées, vu que le Docteur Cerise avait senti le coup venir, et avait prescrit en début de semaine des anti-diarrhées-pour-adultes aux deux parents du bébé diarrhéique, au cas où.
Mais il a dû quitter le boulot à 11h ce matin, et il lui faut un arrêt de travail.

3) Hier, j’ai eu ma sœur au téléphone. Son fils avait une gastro, elle croyait qu’elle avait encore des médocs mais sa fille a tout bouffé lors de sa dernière gastro à elle. Son médecin était absent, les deux autres médecins du coin étaient complets, son gamin lui vomissait dessus avec toute la fougue d’un enfant de son âge, et la pharmacienne bien désolée ne pouvait pas lui filer son traitement habituel sans ordonnance.
« Je vais quand même pas l’emmener aux urgences pour une gastro ! », qu’elle a dit, ma sœur.
J’ai convenu que ce serait ballot. On a bricolé un truc à base d’Iphone, de scanner, de mail et d’imprimante.

4) Quand j’étais petite, à la maison, il y avait des règles que j’aimais bien.
Celle de la sonnette d’alarme, et d’autres qui mériteraient à mon avis un article à part entière même si c’est à la frontière de la médecine, tellement c’est de la santé publique.  Bref.

A partir de mes 12-13 ans, une règle s’est ajoutée à la liste : « Droit à un faux par an. »
Dans une vie où je n’avais jamais réussi à extorquer à ma mère le moindre mot-d’excuse-des-parents de complaisance, même si j’avais pas fait mes devoirs, même si je jouais hyper bien la fille qui a trop mal au ventre, même si on devait partir en vacances et qu’un jour de plus aurait arrangé tout le monde.
Une fois par an, pour un jour, le jour de mon choix, je pouvais demander un faux mot-d’excuse à ma mère. Je pouvais me planifier une journée DVD-bonbons, je pouvais la prévoir à l’avance ou à l’arrache, j’en faisais ce que je voulais. (Bon, ça comptait pas s’il y avait un examen ou un truc important, quand même.)
C’était ma journée, et c’était une fois par an. J’en étais responsable.
J’ai de très intenses souvenirs des soirées de jeux-de-rôle de la grande sœur, quand j’assistais émerveillée à la partie d’ AD&D, qu’il fallait aller se coucher tôt parce que demain y avait école, que là, non, là vraiment non j’avais trop envie de rester et que je finissais par lever le poing en criant : « Je prends ma journée !!! »
Et bin j’ai jamais séché les cours plus d’un jour par an, même grande, même au lycée. Quand l’envie me prenait, je savais que j’avais mon jour, j’y réfléchissais, et puis si ça valait pas le coup je reportais.
Redoutable d’efficacité.

Je rêve d’un monde où on prendrait les adultes pour des gens responsables, et où on ne les enverrait pas plusieurs heures dans une salle d’attente juste pour avoir le passe-droit du médecin.
Parce que le type qui vient me voir en disant « Depuis hier soir j’ai fait 40 passages aux toilettes, j’ai pas dormi de la nuit, je suis pas allé bosser » , figurez-vous que j’attends pas qu’il me vomisse dessus pour lui faire son arrêt de travail.
Au risque de décevoir, je n’ai ni détecteur de mensonges ni scanner au bout des doigts.
Mon arrêt de travail, c’est juste qu’au lieu de « Patron, j’ai une gastro, je peux pas venir bosser », je dis : « Cher Patron de M Diarrhée, M Diarrhée me dit qu’il a une gastro et qu’il a pas pu aller bosser. »

Pendant que je rêve de ce monde là, j’ai cru voir passer une loi parlant de suppression des allocs en cas d’absences scolaires non justifiées, mes patients se tordent dans la salle d’attente pour avoir mon sésame, et la sécu pleure des larmes de sang.

Alors oui, je sais, machin, abus, confiance, absentéisme tout ça.
Je ne sais pas, je n’ai pas de réponse facile, mais j’imagine…
J’imagine des « certificats d’aptitude parentale » qui permettraient de certifier que Mme Machin et ses neurones sont aptes à décider de se faire délivrer du Tiorfan et du Vogalène pour le petit, dans la limite de x boîtes par an.
Des certificats de « dysménorrhées chroniques », qui autoriseraient la patiente à poser d’elle-même un jour de congé, dans la limite de 1 jour par mois et de x jours par an.
Des certificats qui diraient « M. Machin est un grand garçon pas flemmard, travailleur, qui a le droit d’avoir une gastro deux fois dans l’année, bisous. »

Il est 18h45.

Je suis à deux doigts d’écrire sur Twitter : « Ahahah trop peinard, je vais rentrer chez moi à 19h. #RicanementsOrgasmiques »
Et puis je me dis que ce serait sans doute pas fabuleusement constructif, comme tweet, alors je n’envoie pas.
Journée cool, des rendez-vous l’après-midi sans surcharge, avec des annulations de dernière minute qui transforme le « A l’aise » en « Super cool ».

Je reste donc sur mon tweet de l’avant-dernier patient que j’ai failli oublier de faire payer : « #Tip Venez me voir sur ma dernière demi-heure de boulot. Je suis détendue, je prends le temps et j’oublie de faire payer à chaque fois. »
J’accueille mon dernier patient. Je lui présente mes excuses pour les 15 minutes de retard. Il me sourit, il me dit c’est rien.
Je me souviens de lui, même si je ne l’ai pas vu souvent. Toujours le soir. Il était venu me parler de ses angoisses, on avait déjà passé plusieurs fins-de-soirée-tranquilles-y-a-personne-derrière-on-a-le-temps à les décortiquer.
Il vient pour un problème somatique, cette fois, qu’il commence à me raconter.

Ça sonne à l’interphone.
Je n’attends plus de patients, je suis sur rendez-vous, mais j’ouvre. Peut-être quelqu’un qui ne sait pas que je suis sur rendez-vous. Peut-être quelqu’un que je viens de voir et qui  me ramène l’ordonnance (Vous avez oublié de mettre « pour 3 mois » Docteur…), ou peut-être une urgence, comme la semaine dernière.
Enfin j’ouvre, quoi. Ça sonne, j’appuie sur le bouton qui ouvre. C’est Pavlovien.

Je dis à mon patient : « Excusez moi, je vous abandonne une minute, je n’attends plus personne, je vais voir qui c’est« .
Il me sourit, il me dit c’est rien.
J’ouvre la porte qui sépare le cabinet et le couloir.
Y a deux types. Plus grands que moi, un à droite, un à gauche. Ils sont habillés tout en noir, ils ont deux casques de moto sur la tête. Tout fermés, tout noirs, je ne vois pas leur visage, et ils ne disent rien.
J’ai reculé d’un demi-pas et ma bouche a dit « Ouh, vous me faites peur. »
A ce moment là, j’y croyais encore à moitié, que j’étais en train de leur dire gentiment « Ahahah mais enfin, faut pas sonner chez les gens comme ça avec des casques de moto, c’est un coup à leur faire peur » .

Et puis celui de droite a dit « La caisse. »
Enfin je crois, je ne sais plus trop bien ce qui s’est passé dans les 30 ou 40 secondes qui ont suivi.
Est-ce qu’il a dit « La caisse » avant que j’aille me rasseoir, est-ce que j’ai reculé toute seule, est-ce qu’il a dit autre chose, à quel moment ai-je vu le flingue… Dur à dire.
Je me suis retrouvé assise avec les mains en l’air comme les gars dans Top Chef qui doivent s’arrêter parce que TOP le chrono est fini, avec l’idée en tête qu’ils voulaient la caisse. Les détails sont flous.

Je suis très raisonnable, dans ces cas-là.
Enfin je dis « Je suis très raisonnable dans ces cas-là » comme si ça m’arrivait tous les quatre matins…
Non. Je me suis toujours dit « Si ça m’arrivait, je serais raisonnable, je donnerais tout sans broncher tant que nous pouvons rentrer moi et mon vagin en bonne santé à la maison. » Genre « Oh, et je peux vous signer un chèque si vous voulez ? Et attendez, j’ai une jolie montre au fond de mon sac, bougez pas… »
Je ne l’avais jamais mis à l’épreuve avant ce soir.

Bin figurez-vous que j’ai été super raisonnable.
Hyper stoïque, même. D’un calme olympien qui m’étonne encore à l’heure où je tape ces mots.
Comprenons-nous bien. Pas « Je fais style genre je suis calme alors que j’ai envie de me chier dessus à l’intérieur. » En vrai, hyper calme, rien dans le ventre ; que de la tranquillité. Passées les premières secondes d’hébétude où on réalise que c’est vraiment en train d’arriver.
Super calme.

Ils ont demandé la caisse, j’y ai donné la caisse.
Ils ont demandé ma carte bleue, j’y ai donné ma carte bleue. La perso, celle où j’ai moins de sous dessus que la pro (maligne comme un singe que je suis). Même pas essayé de refiler la périmée que je gardais dans mon portefeuille au cas où.
Ils ont demandé le code, j’y ai donné le code. Le vrai, sans broncher.

Monsieur n°1 (celui avec la lacrymo) est parti avec ma carte.
Monsieur n°2 (celui avec le flingue) est resté avec mon patient et moi.
Il a pris les sous de mon patient. Pas son chéquier, pas sa carte bleue qui étaient pourtant en évidence. J’ai réprimé l’envie de dire « Hey maiheu mais pourquoi vous prenez ma carte et pas la sienne ? C’est pas juste ! » : je suis carrément un super médecin.
Monsieur n°2 essayait de garder son calme, et je ne dis pas ça pour me balancer des fleurs mais il y arrivait beaucoup moins bien que moi.
Il a dit une fois ou deux que si on bougeait « il nous trouait ».
J’avais bien vu (ou cru voir ?) entre temps que son flingue était en plastique que même mon neveu de 4 ans il en aurait voulu un plus crédible.
Figurez-vous que j’ai quand même pas tenté le coup de « Tu bluffes Martoni ».

Il a demandé « Il est pas là le médecin de d’habitude ? »
J’ai dit que bah non, pas de bol, aujourd’hui c’était moi. J’ai ajouté « C’est mon jour de chance » dans un élan de bêtise.
Il s’est tourné vers mon patient, il a dit cette phrase, la seule que je regrette, la seule que je voudrais changer si une fée sortait ce soir d’un buisson en me disant que j’ai le droit de changer un seul truc à ma soirée de ce soir, il a dit à mon patient : « Et toi, on t’a jamais dit qu’il faut jamais aller chez le médecin après 18h ? »
Genre mais c’est bien connu, passé 18h on peut se faire braquer dans tous les cabinets médicaux de France et de Navarre. Merci pour la phrase, les gars, ça va me permettre de retourner bosser sereinement les prochaines semaines…
Là, j’ai dit le deuxième truc que je changerais si la fée patati-patata… ,  j’ai dit  : « Et moi je fais quoi ? Je change de métier ? »
Il a dit « Ouais. »
J’ai dit « Ok. » (c’était fini, les élans de bravoure)

Il a essayé de nous attacher les mains avec les espèces de trucs en plastique flexibles avec un cran d’arrêt qu’on fixe à l’endroit où on veut.
Juy ai dit que c’était ridicule, qu’il voyait bien qu’on était super sages et qu’on faisait tout ce qu’il voulait.
Il a quand même essayé de lier les poignets de mon patient.
Il tremblait un peu, et il a pas réussi. Il a clipsé le truc-qui-clipse beaucoup trop tôt, ça faisait une espèce de rond ridicule de 20 cm de diamètre qui pouvait pas lier les poignets de qui que ce soit. Il a dit « J’y arrive pas », avec son flingue en plastique.
On pourrait croire que ça aurait été le bon moment pour réagir un peu, ou pour planquer mon Iphone, mais nan, je suis restée bien sagement sur ma chaise avec les mains bien à plat sur le bureau.

Il m’a demandé « éhé ». J’ai dit « quoi ?? » . Il a répété « éhé !! » J’ai dit « Heuuu vous voulez que je sorte les pieds de sous le bureau ?? Heu, ok. » et j’ai sorti les pieds de sous le bureau.
Il a dit « NON ! LÉHÉS ! Pour fermer le bureau, là, pour fermer la porte. »
Je lui ai donné les clés. Il a dit qu’il partirait, qu’il fermerait et qu’il laisserait les clés dehors et que je pourrai les récupérer après.
J’ai demandé comment je pouvais récupérer les clés si il m’enfermait à l’intérieur, il a eu l’air de réfléchir à la question.

Monsieur n°1 tardait à revenir. N°2 m’a dit que j’avais intérêt à avoir donné le bon code. Je me suis bénie intérieurement d’avoir donné le bon code.
Il m’a répété que j’avais intérêt à avoir donné le bon code, sinon « il nous trouait tous ».
J’ai dit que j’avais donné le bon code, que peut-être il essayait de tirer plus que ce qu’il y avait sur mon compte, que dans ces cas-là forcément, mais que j’avais donné le bon code.
Il m’a demandé de le noter sur papier.
Je l’ai noté sur un papier.

Monsieur n°1 est revenu. M2 lui a demandé combien il avait eu, M1 a dit « Ça va, ça va, assez » (merci à ma banque et à son autorisation de découvert)
M2 a posé ma CB sur le bureau (heu, merci tout court)
Ils ont redit quelques menaces que j’ai oubliées (merci à mon cerveau et à sa mémoire sélective)
Ils allaient partir. M2 a vu mon Iphone que conne-comme-je-suis je n’avais pas planqué et l’a empoigné.
J’ai supplié. J’ai dit que non, vraiment, non,  mon IPhone c’était pas possible. Que j’avais des trucs trop importants dedans, des trucs professionnels, des trucs dont j’avais besoin.
Il a dit « Tu le veux pour la puce ? » et moi, dans mes neurones qui ne savaient plus ce qu’il y avait dans la puce et ce qu’il y avait dans la mémoire-même du téléphone, j’ai dit « Heuuu je veux pour ce qu’il y a dedans »

Alors il l’a jeté par terre. L’est tout fracassé, mon Iphone. Je vous ferais bien une photo si j’avais mon Iphone pour prendre la photo de mon Iphone, mais vous m’accorderez que c’est compliqué.
Je sais pas. Les flics plus tard ont pas compris. Quitte à le casser, autant le prendre, ils disaient. Et moi j’avais dit « Merci » pendant qu’ils fracassaient mon Iphone par terre.
Voilà,  mes braqueurs, avec leur flingue en plastique, avec leurs tremblements, avec leur « je te rends ta CB et j’essaie de te rendre tes clés », je crois que c’était pas des méchants-qui-ont-bourlingué. C’était des nouveaux-méchants-on-est-un-peu-perdus-mais-on-essaie-fort.
C’était « Ok, tu m’as attendri avec ton besoin viscéral de ton Iphone, mais je vais le casser QUAND MÊME pour que tu voies bien que c’est moi le chef. »
Ok, ça me va.

Ils sont partis.
J’ai éclaté en sanglots, devant mon patient un peu surpris visiblement de la fracture entre mon stoïcisme précédent et les hululements actuels. Jui ai dit que c’était pas grave, que j’étais une fille, que les filles ça pleure, que ça allait.
Il m’a tendu la main. Je l’ai prise.
Là, et putain je me demande ce qu’il y a dans mon cerveau mal-foutu, là, j’avais une idée en tête : finir ma consultation.
J’ai dit qu’on allait finir, qu’on allait appeler la police, qu’on allait appeler le Dr Carotte.
Et puis on a attendu. Parce qu’on ne savait pas trop bien quoi faire d’autre.
Pendant qu’on a attendu, et putain je me demande ce qu’il y a dans mon cerveau mal-foutu, j’ai twitté : « Salut, je viens de me faire braquer, bisous ! ».
On a attendu, on dit quelques phrases inutiles, on a gardé la bouche ouverte et le silence un moment.
Pis j’ai dit « Non mais en fait non, je suis vraiment désolée, mais on va pas finir la consult’, là, je vais pas y arriver. Visiblement y a pas d’urgence, vu ce que vous m’avez dit, vous reviendrez à l’occasion mais là je vais pas pouvoir. »

J’ai appelé le Dr Carotte, j’ai appelé le Dr Cerise pour lui dire que je pourrai sans doute pas aller bosser demain, j’ai pris le numéro de téléphone de mon patient, mon patient est parti par la fenêtre, je me suis sentie désolée pour cette consultation qui n’allait probablement pas contribuer à améliorer ses angoisses, j’ai appelé les flics.

Les flics sont arrivés. Ils sont entrés par la fenêtre. Je vous passe le moment d’incertitude entre quand ça a frappé à la fenêtre et quand j’ai entendu « Madame ! Police ! » .
J’ai ouvert la fenêtre et ma bouche a dit « Oh ça va oh c’est vraiment la police » .
J’ai repleuré un coup, en disant pardon, pardon, ça va passer.

Après comme dans les films, on a pris des photos, on m’a demandé 15 fois de répéter 15 fois la même chose, on a pris mes empreintes.
J’ai demandé si du coup je ne pouvais plus tuer quelqu’un rapport qu’ils avaient mes empreintes, ils ont dit que non, ce serait détruit après l’enquête. Une petite folle hystérique attardée au fond de moi a été déçue.
Pendant ce temps, j’ai appelé ma sœur, j’ai appelé ma mère, j’ai appelé mon meilleur ami, j’ai appelé ma banque, j’ai eu 150 messages de soutien sur Twitter.
Demain, je dois aller au commissariat pour re-porter plainte.

Mon ventre va bien.
Ma tête se demande si mon ventre ira bien la semaine prochaine à 18h.
Ma tête craint qu’il n’y ait pas beaucoup de messages rationnels pour la rassurer. Non, ce n’est pas un hasard ; non, ça ne peut pas forcément ne plus arriver ; oui, le message « Y a un Docteur hyper docile qui donne son n° de CB, et puis jolie avec des bottes toute seule à partir de 19h » peut circuler.

On va voir.
En attendant, j’ai des choses à faire, des parents à rassurer, et à m’occuper de moi.
Même s’ils avaient un flingue en plastique et qu’ils étaient pas fichus d’attacher des poignets correctement.

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18 janvier, 2011

Je me sens bien impuissante…
C’est très douloureux, de se sentir impuissant. (Vous noterez que je commence à semer des messages subliminaux dès le début de mon post…)
Comment lutter contre le Grand Journal, comment lutter contre « le médecin préféré des français » quand on n’a ni la popularité, ni le financement, ni l’exposition médiatique…
J’ai bien des nichons, mais ils sont plutôt quelconques, plutôt méconnus et très anonymes. J’ai bien des amis et collègues qui partagent ma colère, mais ils ne passent pas au Grand Journal non plus.
Ils ont pourtant des choses à dire… Et puisque la télé ne donne la parole qu’à un des deux partis, voilà résumé pour vous, grosso modo, le dialogue qui s’est établi sur le Net depuis que Michel Cymes a lancé la campagne intitulée « Cancer de la prostate, ne passez pas à un doigt du diagnostic » . (Notez que les citations avec une étoile * correspondent à des citations exactes des paroles de M. Cymes)

ASP : Bonjour Michel Cymes.
MC : Bonjour Ayatollahs de la Santé Publique. (1)
ASP: Bon alors, c’est quoi ce buzz ? Pourquoi défroquez-vous médecins et urologues français ? (21)
MC : Il s’agit d’une affiche sur le dépistage du cancer de la prostate*. (1)
ASP: Dans laquelle vous mettez, comme à votre habitude, beaucoup d’humour…
MC : Oui, j’espère qu’elle fait sourire. Le but c’est de dédramatiser cet examen*. (1) Plus on en parlera et moins le cancer de la prostate fera de victimes*. (2)
ASP: Certains médecins prétendent pourtant le contraire ? Ils avancent qu’à l’inverse, depuis qu’on en parle et depuis 20 ans qu’on le dépiste, la mortalité n’a pas changé. Ce qui a été multiplié, ce serait le nombre de diagnostics, et pas le nombre de vies sauvées… (3)(13)
MC : Ouais vous savez, dans le milieu médical, il y a toujours les ayatollahs de l’intégrisme qui, dès que vous sortez des clous, vous disent ohlala c’est un scandale…* (1)
ASP : « Les clous », ce sont les dernières recommandations scientifiques, tout de même… Même la HAS (4) a reconnu qu’au vu des différentes études récentes publiées, les connaissances actuelles ne permettent pas de recommander ce dépistage… La revue Prescrire (5), une des rares revues médicales françaises indépendantes, celle dont on entend beaucoup parler en ce moment dans l’affaire du Médiator, a conclu en 2009 : « En pratique, mieux vaut informer sans parti pris les patients qui envisagent un dépistage du cancer prostatique : absence de preuve suffisante d’un avantage clinique au regard des risques avérés, notamment liés aux diagnostics inutiles. En mai 2009, un dépistage systématique du cancer de la prostate, par dosage du PSA ou toucher rectal, n’est pas justifié » .
MC : Si on avait dû compter sur les bien-pensants de la médecine, on en serait encore à la saignée et aux ventouses…*(6)
ASP : Quand même… Ces recommandations sont basées sur des études bien récentes, et de grande ampleur… L’étude PLCO (7), aux États-Unis et l’étude ERSPC (8) en Europe, c’est bien ça ? L’étude étatsunienne a même montré un effet délétère du dépistage sur la mortalité par cancer de la prostate, bien que la différence (de 10% seulement) ne soit pas statistiquement significative… En tout cas, elle n’a pas montré de bénéfice au dépistage.
MC :  Les deux études se contredisent : l’étude américaine dit que ça ne sauve pas de vies, l’étude européenne dit le contraire… J’ai 53 ans, et je préfère suivre les conclusions de l’étude européenne et, si possible, ne pas mourir d’un cancer de la prostate.* (9)
ASP : Oui, moi non plus je ne veux pas mourir d’un cancer de la prostate. À choisir d’ailleurs j’aime autant ne pas mourir du tout ; ce n’est pas un argument, ça… Et surtout, même l’étude européenne ne dit pas que ça sauve des vies ! Elle n’a montré qu’une diminution de 20% du nombre de décès par cancer de la prostate, sans modification de la mortalité globale… L’espérance de vie est inchangée. Soit parce que le bénéfice est trop faible pour avoir un impact mesurable sur la mortalité totale, soit parce que le dépistage a augmenté le nombre de décès par autres causes… (10)
MC : Oui, mais Michel Denisot, si il a un cancer de la prostate, il veut le savoir. Voilà. (1) (quasi *)
ASP : Récemment encore, en 2010, le prestigieux British Medical Journal (11) a publié une méta-analyse de grande envergure, qui rassemblait les résultats de six études, pour un total de près de 400 000 patients. Elle conclu que le dépistage est associé à un plus grand nombre de diagnostics de cancers au stade I, est sans impact important sur le diagnostic des stades II à IV et est surtout sans aucun effet significatif sur le nombre de décès par cancer de la prostate ou sur la mortalité globale… (12)
MC : Je me contenterai de vous répondre de parfaire vos connaissances dans ce domaine avec la lecture d’un article de la revue « Progrès en urologie » sur le dépistage du cancer de la prostate, paru en 2010. Mais peut-être est-ce trop récent pour vous !* (9)
ASP : Ah effectivement, je ne connais pas…  Je connais  le BMJ, je connais la Revue Prescrire (qui, soit dit en passant, ont publié en 2010 également), mais pas « Progrès en Urologie »… Est-ce une revue médicale avec comité de lecture, est-elle fortement influencée par l’industrie, défend-elle les intérêts exclusifs des urologues ? Et que dit-il, cet article ? (3)
MC :  …
(3)
(14)(15)
ASP : Ah. D’accord. Bon, les questions sont nombreuses, et je suppose que vous ne pouvez pas répondre à toutes celles qu’on vous pose… Sur votre blog justement et ailleurs, on vous interroge sur le financement de cette campagne, et sur l’absence de déclarations de conflits d’intérêt des participants. (14)(15)(16)(17)
MC : Si vous voulez bien, on va regarder une vidéo, c’est un bêtisier et dedans je fais des blagues rigolotes. (1)
ASP : D’accord d’accord. Vous préférez donc retenir la moitié de la conclusion de l’étude européenne et de votre revue qu’on-sait-ni-ce-qu’elle-dit-ni-ce-que-c’est, si je comprends bien. C’est un point de vue qui se défend. Passer d’une probabilité de mourir d’un cancer de 4/1000 à 3/1000 (10), c’est toujours ça de pris. Mais les gens qui critiquent votre démarche, ceux qui disent que c’est « un doigt d’honneur à la science », ceux qui disent que le bénéfice hypothétique minime du dépistage ne justifie pas les milliers d’hommes rendus impuissants ou incontinents par des traitements agressifs, ce sont quand même des gens sérieux, non ? La revue Prescrire (5), le Formindep (18), Dominique Dupagne (10)(19)… Ce sont tous ceux qui, par exemple, avaient dénoncé les dangers du Médiator ou du Vioxx bien avant la décision de retrait du marché. Ceux qui avaient mis en garde contre les traitements de la ménopause (que vous aviez longuement défendus…) longtemps avant que le scandale n’éclate…
MC : Ces médecins n’ont pas d’humour. (2) Ils ne méritent pas qu’on leur consacre du temps*. (1) (poil aux dents)
ASP : Ils sont suivis par de nombreux confrères… (20)
MC : Ouais mais moi je suis sympathique, voyez. (1)(6)
ASP : Et pas eux ?
MC : Tous ceux qui gueulent contre le dépistage parce que ça sert à rien, c’est les premiers à aller se faire mettre un doigt dans le derrière et doser les PSA pour savoir s’ils ont eux-mêmes un cancer !!!* (1)
ASP : Un argument de choc. Un mot pour conclure ?
MC : Tous les cancers de la prostate doivent être dépistés par un toucher rectal et une prise de sang.* (21)
ASP : Merci Michel Cymes de nous avoir expliqué votre point du vue (rigolo, donc) sur le dépistage du cancer de la prostate.
MC : Ah mais à aucun moment je ne fais de lobbying pour un dépistage de masse du cancer de la prostate !* (22)

Les liens :
(1) Le Grand Journal
(2) Blog du Dr Cymes, article 1 « C’est parti ! »
(3) Commentaires Blog Cymes, campagne, page 2
(4) L’analyse de la HAS
(5) L’analyse de la revue Prescrire, pour les abonnés ici, sinon ici
(6) Blog du Dr Cymes, article 2 « La seule chose absolue dans un monde… »
(7) Etude PLCO, en anglais
(8) Etude ERSPC, en anglais
(9) Blog du Dr Cymes, article 3 « Réponse… À ceux qui se demandent si… »
(10) Explications intelligibles au sujet des deux études, chez Dominique Dupagne.
(11) L’article du BMJ, en anglais
(12) Explications intelligibles au sujet de l’article du BMJ, chez Asclepieia
(13) Atoute, article 2010 « Le dépistage toujours inutile pour la HAS ».
(14) Commentaire Blog Cymes, campagne, page 1
(15) Commentaire Blog Cymes, campagne, page 4
(16) Playdoyer pour le prix nobel, chez DocDu16
(17) Loi sur l’obligation de déclaration de conflits d’intérêt
(18) Les différents articles du Formindep
(19) Réaction à la campagne, chez Dominique Dupagne
(20) Réactions diverses : chez ma copine Gélule , chez Philippe Eveillard , chez Bezolles
(21) L’affiche rigolote
(22) Suite 101, commentaires
(23) Un bonus pour ceux qui ont eu le courage de tout cliquer jusqu’ici.
(24) Un autre bonus : une très belle vidéo (TV suisse).
Ajouts début Avril 2011 :
(25) Une nouvelle étude publiée dans le BMJ, de grande envergure et sur un suivi de 20 ans (excusez du peu) confirme l’absence de bénéfice en terme de mortalité.
(26) La même pour les anglophobes, reprise par Doctissimo (oui, tout arrive)
(27) Les MG bretons en remettent une couche.

Je suis la première à espérer qu’on trouve dans les années à venir une meilleure façon de dépister, des meilleurs façons de traiter. Mais là, aujourd’hui, avec ce qu’on en sait, au vu des données que nous avons et avec les moyens que nous avons, le dépistage de masse du cancer de la prostate est au mieux non bénéfique, au pire (et probablement) néfaste. J’y suis pour rien, hein, c’est pas moi qui le dis, ce sont seulement les faits.
Ce qui fait de cette campagne très médiatisée un véritable scandale de santé publique.

Voilà.
Donc : si vous avez un beau sourire plein de dents blanches, si vous êtes photogénique, si vous avez le sens de la répartie, si vous avez une petite côte de sympathie auprès des Français, si vous n’êtes pas trop à cheval sur la rémunération (je ne déclare aucun conflit d’intérêt), je vous engage pour aller mener une contre-campagne télévisée pleine de blagues rigolotes. Pas de panique si vous n’avez aucune notion d’épidémiologie, on vous soufflera les répliques. Par exemple :

– « Michel, vous avez 50 ans, vous avez encore envie de faire l’amour ? Bon bin voilà. »
–  « Ne passez pas à un doigt du diagnostic, il paraît, non mais c’est vrai que c’est précieux, les doigts. Surtout quand on a été mutilé et rendu impuissant par des traitements inutiles, ça peut devenir très important, les doigts, AHAHAHAH ».
– « Tous ceux qui prônent le dépistage sont des trous du cul ahahahah, non, je disais ça juste pour le jeu de mot bien sûr, ahah. »

La bise aux dames et la mimine aux messieurs, mais pas trop profond.